Babel – notes (2001-2018)

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PREMIÈRES RÉFLEXIONS SOMMAIRES
– ET SACRÉMENT BROUILLONNES –
ENGENDRÉES OU RÉVÉLÉES
PAR LE RETOUR SUR BABEL
17 ANS PLUS TARD

 

(9 au 21 février 2018)

(Remis en ligne le 20 février 2020)

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Bio - Animateur - 01 BabelTour de Babel SRC 2000-2001 - Icone

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Les 14 épisodes de l’émission La Tour de Babel, diffusée de janvier à avril 2001.

[Cliquez sur l’étiquette de votre choix – le lecteur vidéo s’ouvrira dans un nouvel onglet.]

 

2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 01 La Tour elle-même 2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 02 La Révolte

2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 03 La Connaissance2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 04 L'Appétit

 

 

 

 

 

 

2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 05 L'Invisible2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 06 L'Éthique

 

2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 07 Le Hasard

 

2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 08 La Folie

 

 

 

2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 09 La Ruralité

 

2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 10 Vivre ensemble

 

 

 

 

 

2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 11 L'Amitié2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 12 La Nuit

 

 

 

 

2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 13 La Nostalgie

2000-2001 - Babel - Étiquette VHS Épisode 14 L'Urgence - de l'Avenir

 

 

 

 

 

 

 


Le travail de transfert et de réassemblage grossier qu’a requis la mise en ligne des épisodes de La Tour de Babel a occasionné chez moi le surgissement de tas d’idées – parmi lesquelles pas l’ombre d’une n’est teintée de nostalgie (quelle que soit la définition du mot à laquelle on adhère – voir l’émission no. 13).

Simplement, il m’a fourni l’occasion de bien davantage prêter attention aux détails des divers parcours et des nombreux points de vue évoqués que je n’avais pu me le permettre lors des enregistrements et, peut-être surtout, de faire apparaître des liens de toutes sortes.

J’aimerais bien, un de ces quatre, tenter de dresser la carte qui se met à s’esquisser dans mon esprit dès que je dépose côte à côte ne serait-ce que quelques-unes des nombreuses prises de parole – ce serait passionnant – compliqué en chien… mais passionnant.

Ce sera pour une autre fois.

Pour l’instant, c’est de revenir sur le cadre-même de l’émission qui s’impose à moi, plutôt que sur le contenu des épisodes.

*

La seule fois, avant ces jours-ci, où j’avais écouté toutes les émissions, ç’avait été, en 2011, lorsque j’ai numérisé la pile de VHS dans le cadre de mes Grands Travaux visant à récupérer sur mon ordinateur « tout ce qui était numérisable chez moi, sauf les livres » (entreprise passablement démente entamée en 2009 et pas encore tout à fait achevée, soit dit en passant).

Bien entendu, cette fois-là mon regard et mon oreille avaient surtout été attirés par des détails formels (genre : « T’aurais pas pu te fermer ‘a bouche, gnochon, pendant que t’écoutais les invités ?! ») ou par des réminiscences (genre : telle ou tel invité dont les interventions un peu à côté de la plaque et un rien faussement véhémentes me donnent encore, même après tant d’années, l’envie de leur balancer par la tête : « ‘Garde, Chose : on le sait tous les deux parfaitement, que t’avais envie que ce soit toi qui l’anime, l’émission. Sauf que too bad, c’est pas le cas. Fa ke… fais-toi à l’idée, respire par le nez pis aies au moins l’obligeance de laisser parler le monde, ok ? »

Bref, des broutilles, mais qu’on ne peut guère empêcher de nous surgir à l’esprit.

Ou alors des regrets. Celui, tout particulièrement, que Jean (Barbe) ait dû quitter le plateau après quelques émissions, la Direction de la Boite de Chiffons-J ne prisant finalement pas la formule du Chef de pupitre à l’écran.

Dommage – très – parce que déjà à l’époque et plus encore avec le recul, il m’a semblé que cette présence constituait un remarquable atout. Je vois bien des raisons à ça, mais une en particulier : le fait que nous ayons été deux, là devant, pour accueillir les invités, rendait encore plus forte la perception de la VOLONTÉ qui était au cœur de l’émission.

*

Cette fois-ci, en visionnant, les choses se sont passées tout autrement.

Je n’ai même pas tenté de tenir le compte du nombre d’occasions où j’ai eu les larmes aux yeux – ou sur les joues – à revoir certains reportages ou à entendre bon nombre d’interventions. Absolument pas parce que « Oh, les beaux jours », mais à cause de la justesse de ce qui s’exprime et du bonheur qu’il y a à le réentendre ou à le revoir. Sans compter que le fait qu’autant de gens aient accepté de se lancer avec joie et intelligence dans des débats qui en plusieurs occasions auraient facilement pu tourner à la foire d’empoigne bat en brèche la fameuse légende selon laquelle les Québécois seraient tellement obsédés par la crainte de la chicane qu’ils figeraient net à la simple idée de devoir tenter d’exprimer ce qu’ils pensent.

Le projet fondamental de l’émission (dont je fais le meilleur résumé dans l’introduction du dernier épisode, le 14) était de donner un aperçu de l’incroyable diversité des regards sur le monde, afin d’un peu aider à comprendre la complexité du présent.

Il partait d’un raisonnement tout simple, mais crucial :

AVANT de tenter quoi que ce soit à quelque sujet que ce soit, il convient de se demander un tant soit peu…

1) quelle représentation nous nous faisons de la situation actuelle,

2) comment elles se sont construites, cette situation d’une part et cette représentation de l’autre,

3) en quoi elles nous paraissent satisfaisantes ou fâcheuses, et…

4) ce qu’il y aurait lieu de faire pour rectifier ce qui ne va pas, sans sacrifier ce qui marche déjà : changer ce que nous regardons, changer notre regard sur lui, ou changer les deux ? (Sans même mentionner les deux options fort populaires qui consistent soit à s’en crisser, soit à faire la première niaiserie qui nous passe par la tête quitte à foutre le bordel, étant bien entendu que, de toute manière, « Tout’ ces esties d’affaires là, c’est rien que d’ la tabarnak de marde ! »)

Ainsi, dans notre projet, la notion du Vivre Ensemble était-elle fondamentale et omniprésente. Vivre Ensemble des individus – connaissants, spirituels, parents, aspirants, penseurs, citoyens, consommateurs –, autant que des groupes et communautés.

Il s’agit donc de tout ce que vous voudrez sauf d’un accident si je suis aussi ému à écouter parler le Dr Nguyen, par exemple (dans l’émission No. 2, celle sur La Révolte), en apercevant, à l’arrière-plan, le visage de la syndicaliste Lorraine Pagé qui le regarde en souriant.

Babel - Épisode 02 - capture Nguyen Pagé

Dans l’émission-pilote (malheureusement impossible à maintenir en ligne), une émotion semblable me gagne chaque fois que je vois le rabbin Silberstein suivre des yeux Florent Vollant en train de parler, ou l’inverse.

Babel - Épisode 00 - capture Silberstein Vollant

Avoir eu le bonheur de participer à faire se parler et s’écouter un rabbin loubavitch et un chanteur innu compte au nombre des grandes joies qu’il m’a été donné de connaître. Ce n’est pas ce qui a pu ou pas sortir de cette rencontre qui me bouleverse mais la rencontre elle-même, puisque c’est elle qui est au cœur de tout ce qui pourrait advenir.

*

Toujours est-il qu’à force d’écouter et de réécouter les émissions pour préparer leur mise en ligne, trois idées générales me sont venues.

Mais ce serait vraiment trop de boulot de tenter, là tout de suite, de les exposer toutes les trois, aussi vais-je me contenter d’une seule. Je déciderai une autre tantôt s’il y aurait lieu de passer aux deux autres.

Soyez prévenus : elle tient bien davantage du récit que de l’analyse ou de l’explication. À force de l’entendre me tournicoter entre les oreilles depuis plusieurs jours, j’ai tout simplement eu l’envie de la déposer devant moi pour pouvoir un peu la regarder aller. On verra bien plus tard s’il valait ou pas la peine qu’on s’attarde à elle. Or, tant qu’à la noter pour moi, autant laisser la fenêtre ouverte et laisser les passants qu’elle pourrait intéresser lui jeter un coup d’œil.

Alors, allons-y.

***

Dès que j’ai eu commencé à réécouter les émissions, un trouble à deux faces s’est mis à se faire sentir :

Les émissions, elles me sont apparues à la fois très proches dans le temps… et pourtant extrêmement lointaines aussi.

En l’écrivant, je ne fais pas référence aux dates d’enregistrement, je parle des propos et de l’atmosphère dans laquelle ils sont tenus : à nombre d’égards on jurerait ce n’est pas plus tard que ce matin que ces paroles ont été prononcées, et pourtant, de manière générale, c’était tout autant il y a un siècle.

Ce que je veux dire, c’est que…

Je ne doute pas un instant – mais peut-être ai-je tort ? – que nombre de questions abordées dans Babel restent aujourd’hui, 17 ans plus tard, d’une grande actualité dans nos vies, et que beaucoup de citoyens se les posent – ou à tout le moins les frôlent ou sont, fût-ce vaguement, préoccupés par elles. J’en suis tellement convaincu que, si une émission comme Babel pouvait exister de nos jours, je suis certain que ces questions mériteraient encore largement d’être soulevées. Pourtant, quelque chose aurait à coup sûr changé. Quoi donc ? Essentiellement, la forme du monde dont elles parleraient, et donc la forme qu’elles prendraient, ces questions, si elles parvenaient à en trouver une.

Aujourd’hui, j’ai bien l’impression, formée au fil de nombreuses expériences, que la plupart d’entre elles, aussitôt qu’elles pointeraient la tête, seraient immédiatement noyées dans les considérations techniques à propos des « canaux de communication » et de généralités qui sont « dans l’air du temps ». On parlerait sans doute à foison de l’étalement en public de la vie privée, de la censure et des lynchages virtuels tous azimuts… et bien des questions de fonds qui me paraissent fondamentales – « Avez-vous peur des autres ? » « De quoi vous parle l’Invisible ? » « Qu’est-ce que c’est que savoir ? », « Vous ennuyez-vous du passé ? – et, si oui, duquel ? », entre cent ou cent cinquante autres au moins – seraient immédiatement perdues de vue si même on était d’abord parvenu à en tracer les contours.

*

En somme, cette écoute à laquelle je viens de me livrer et qui se poursuit toujours au moment d’écrire ceci fait ressortir chez moi une image synthétique très forte qui m’habite de ce qui est advenu au cours des 17 années écoulées depuis les enregistrements : les humains n’ont pas changé, et leurs questions non plus, je pense, mais se rendre jusqu’à les formuler, ces questions, est encore plus difficile aujourd’hui que ce ne l’était déjà à l’époque. Nettement plus difficile, en tout cas, sur la place publique.

Pour faire court : jamais, sans doute, je ne m’en serais rendu compte avec autant d’acuité si je ne m’étais pas lancé dans la préparation des émissions, mais de l’avoir entreprise me mène très rapidement à réaliser qu’une image s’est construite en moi au fil des ans : celle d’un monde qui est en train de s’enfoncer dans le brouillard – un brouillard spirituel –, un monde où le sens humain des choses part en boucane.

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Je n’écris pas ceci pour tenter de la défendre, cette image, je n’ai aucune espèce d’envie de la justifier – pas plus que de la critiquer, d’ailleurs –, je me contente pour l’heure de constater sa présence en moi et de l’évoquer le plus clairement et le plus simplement possible. De dire : depuis deux semaines, j’ai pris conscience de ce qu’elle rôde en moi, et de ce qu’elle est trop forte pour que je puisse l’écarter d’un revers de soupir. Or, elle s’est élaborée dans les arrière-salles de mon esprit, Vishnou seul sait depuis combien de temps, sans pourtant que je l’aie jamais sentie approcher. Plusieurs de ses éléments constitutifs, je les avais sentis prendre forme individuellement, au fil des ans, mais pas elle, pas leur addition, pas leur effet global.

Or, aussitôt que, vraie ou fausse, fondée ou délirante, j’accepte de la voir, une autre surgit.

*

Celle-ci, pour la saisir, il convient de bien garder présent à l’esprit le moment où l’émission La Tour de Babel a été créée : le début de l’année 2001.

En d’autres mots : quatre mois à peine après la diffusion du dernier épisode en avril, allaient se produire les attentats de New York, le 11 septembre.

« 11 septembre 2001 » : LA date qui, dit-on, aurait changé le monde et l’aurait poussé de force sur la route où il avance toujours à présent.

Eh bien cette deuxième image qui surgit en moi, ce qu’elle énonce, c’est ceci : « Faux ! Faux jusqu’à la moelle ! Ce n’est pas le 11 septembre 2001 que le virage a eu lieu. Le virage, ce jour-là du 11 septembre, ça faisait déjà un sacré bail qu’il avait été emprunté… et qu’il portait les fruits que ses architectes avaient attendus de lui. »

Je ne prétends pas que le 11 septembre aurait été sans répercussions sur nos vies, certainement pas. Ce que je dis, c’est que ce qui s’est passé ce jour-là a permis l’accélération, la radicalisation d’un mouvement, certes, mais d’un mouvement qui était déjà en cours.

*

Du fait du moment de sa venue au monde, Babel a fini, dans mon esprit, et sans même, comme je viens de le dire, que je m’en rende compte, par constituer un instantané de certaines des idées ou préoccupations qui circulaient dans notre société juste avant que se mette en branle le chambardement culturel qui n’a pas cessé depuis septembre 2001, de Guerre d’Afghanistan en Guerres d’Irak en Guerre de Syrie. Et en réécouter des passages aujourd’hui m’impose de prendre la mesure d’un certain nombre de phénomènes.

Celui, par exemple, de l’absence, aujourd’hui, d’un lieu de rencontres du même genre, bien entendu, alors que l’urgence d’en avoir un à disposition serait pourtant plus essentiel que jamais.

Nous vivons désormais dans une société en guerre permanente – oh, peut-être pas, dans toute son horreur, sur notre propre territoire, mais à l’extérieur de lui, sans l’ombre d’un doute (ne serait-ce que par l’entremise du commerce des armes auquel se livre le Canada, Québec compris).

2016- SRC - Canada exportateur armes moyen-orient 01b
Cliquez pour lire l’article

De cet état de guerre permanente découlent des tas de phénomènes : encadrement de la liberté de parole, présence très fortement accrue des forces de sécurité et de leurs privilèges, et – peut-être surtout – radicalisation des discours, ceux de l’exclusion n’étant pas les moindres à profiter de la situation.

Ce qui revient à dire qu’alors que nous sommes en guerre – et que certains Canadiens en tirent allègrement profit –, il n’existe plus le moindre lieu de débat sur la place publique, c’est à dire à la télé publique généraliste.

Et voilà que, alors que de toutes parts l’urgence de se rencontrer – commençons par ça ! – est plus pressante que jamais… ce que la SRC nous enfonce dans les trous de nez, jour après jour, ce sont quiz, émissions d’humour et pas grand-chose d’autre (à part peut-être 13 500 reportages et discussions qui tournent en rond, copiés-collés sur les tenants et aboutissants d’une situation politique interne, au Québec, aussi étonnante, vibrante et en perpétuelle mutation que Blanche-Neige couchée sous sa cloche de verre couverte de poussière, qui attend en ronflant l’arrivée du Prince charmant). Au total, une production intellectuelle à peu près aussi captivante qu’un écran de sauvegarde d’ordinateur qui fait défiler des poissons.

Remarquez bien : je n’ai rien, au fond, contre les quiz et les émissions d’humour – pour tout vous dire, je m’en tape. Ce n’est pas contre eux et elles que j’en ai… mais contre l’absence totale de pensée qu’ils et elles servent à masquer en faisant des gouzi-gouzis à cœur de jours… alors qu’à n’en pas douter il se passe autour de nous, mais hors-cadre, des tas de choses passionnantes ou révoltantes et qui mériteraient largement d’être présentées et discutées.

Et puis il y a aussi les tribunes téléphoniques. Bien sûr. Où vous avez tout le loisir du monde de vous répandre au sujet du scandale du jour.

Vous pouvez bien gueuler sur Facebook autant que vous voudrez, vos hurlements seront instantanément noyés sous les photos de petits chats jolis comme tout, et contredits par les opinions tout aussi virulentes lancées à l’aveuglette par Chose ou Untel qui a lu trois lignes sur le sujet en 1963, et les répète depuis à la cantonade. À moins qu’il ne les ait rêvées.

Vous pouvez bien pondre des lettres à l’Éditeur de tous les journaux qui survivent encore, elles seront – peut-être – publiées, bien encadrées pour qu’on sache clairement qu’il faut en éviter la lecture.

Mais un lieu de DISCUSSION PUBLIQUE ? Je veux dire, un endroit où des règles minimales de conduite de débat sont respectées ? Genre : le général l’emporte sur le particulier ? Genre : ce n’est pas votre opinion sur la couleur des chaussettes de votre vis-à-vis, qui nous intéresse ? Genre : Non monsieur, vous ne FEREZ PAS dérailler le débat en vous mettant à péter ou à faire des grimaces ? Un endroit où il y a moyen de présenter des idées en plus de 200 mots ? En public ?

Vous pouvez toujours chercher…

 

2017-07-12 - Échelle de niveau argumentation - postée Patryk Laplante Facebook
Fort intéressante échelle des niveaux d’argumentation — publiée sur Facebook par Patrik Laplante

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L’excuse, pour avoir évincé de la télé le débat et la culture autre qu’industrielle ? « Aujourd’hui, pour discuter, les gens préfèrent les médias sociaux ou les chaines spécialisées ».

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Paru en 2015 — Nombre des critiques, commentaires et observations qu’il renferme demeurent d’actualité.

Sauf que cet argument est tellement mal fondé, et pour tout dire tellement fallacieux, qu’il frise le ridicule : le début du mouvement d’abandon à la télé des émissions de « talking heads » (ou « shows de parlotte », ou « programmes pour les crisses d’intellectuels ») a de loin PRÉCÉDÉ le raz-de-marée des réseaux sociaux. Avoir recours à l’argument de la popularité des réseaux spécialisés et des réseaux sociaux (voire même de la télé câblée, dans le temps) n’est donc en fait pas grand-chose d’autre qu’une commode justification a posteriori, un trompe-l’œil au sujet d’une décision qui avait déjà été prise et avait déjà commencé d’être mise en œuvre bien AVANT que Babel arrive en ondes : « Sur la grand place du village, ce qu’il faut, c’est beaucoup moins de pensée et beaucoup plus de variétés ».

D’ailleurs, de la part de la Direction de la SRC, l’acceptation même de permettre à Babel d’exister durant 3 petits mois et quelque ne constituait  qu’un coup de relations publiques, et nous le savions parfaitement au moment de nous lancer. La SRC, à cette époque, devait faire ses preuves : elle demandait le renouvellement de son permis pour la chaîne ARTV – créée dix ans plus tôt –, et avait été sommée de faire la démonstration de ce que, si le mandat était reconduit, la culture resterait présente aussi sur sa chaîne généraliste. Nous, l’équipe de Babel, servions donc à étayer… un mensonge, en acceptant d’aider à booster les chiffres de productions culturelles avec une émission destinée en fait à ne durer que 14 semaines. (Même si, à l’étonnement total de la Direction, les cotes d’écoutes dépassèrent toutes les attentes imaginables – tellement qu’il fut un (petit bout de) temps question de reconduire le projet.)

Notre raisonnement pour accepter de jouer le jeu était celui-ci : « Si de toute manière les émissions incitant à la réflexion sont condamnées à disparaître de la télé de la SRC, c’est une excellente raison pour utiliser les moyens dont elle dispose tandis qu’ils existent toujours, et une formidable incitation à en faire le meilleur usage possible. Ça achève ? Eh bien fonçons tandis que nous le pouvons encore ! » Je me souviens comme si c’était hier de discussions entre nous à ce sujet – elles me sont revenues en mémoire au visionnement de chacun des épisodes dont je viens de préparer la mise en ligne.

En fait… tenez-vous bien… je ne suis vraiment pas loin de penser, depuis une quinzaine de jours, que le véritable, l’ultime destin de La Tour de Babel était en définitive de devoir servir un jour de pierre tombale : « Voici, mesdames et messieurs, ce qui n’a plus droit de cité : VOUS ! Vous, et ce qui se pense EN VOUS » – et cette perspective qui tantôt me fait dresser tous les poils du corps, tantôt me parait incontournable, et le reste du temps suscite à la fois de l’une et l’autre réaction, est, oui, l’une des raisons qui me poussent à me taper ce boulot un peu dingue : quelque chose comme le sentiment d’avoir enfin à fermer les livres de ce que fut pour moi cette expérience mémorable.

(Décidément, et je l’écris surtout pour ceux et celles qui ont au moins un peu parcouru mes deux blogues : ces années-ci, fermer les livres dans de nombreuses sphères de ce qu’a été ma vie semble bien être une tâche qui me poursuit de quelque côté que je me tourne. À moins que ce ne soit moi qui la poursuive…)

*

À un moment donné, le Direction de la SRC – bien avant de se mettre à se lancer dans des bêtises comme son récent baptême en ICI-pout-pout-pout (non, mais quelle merde !) – avait donc décidé que la pensée n’avait plus sa place à l’écran de sa télé généraliste. Elle avait décrété que la pensée était désormais dans notre société une activité spécialisée excentrique, et que son évocation et a fortiori son encouragement devaient par conséquent être repoussés sur les marges.

Fait essentiel à noter : cette décision allait participer, quelques années plus tard, à grandement amplifier encore le très fort mouvement de morcellement de la place publique en tant que lieu de discussion et de rencontre qu’allaient provoquer l’apparition de Twitter et de Facebook. Lorsque commenceraient à se faire sentir les effets de morcellement à l’infini que ces deux phénomènes allaient entraîner, non seulement il n’existerait déjà plus de lieu public de rencontre et d’échange digne de ce nom, mais la disparition des ondes de la culture et des discussions aurait même préparé le terrain pour que, lorsque l’éclatement commencerait d’advenir, l’éparpillement soit encore plus radical, durable, profond et omniprésent dans toutes les provinces de nos vies – sauf celles du rire, de l’information superficielle et de la reconduction à perte de vue des lieux communs.

Ces années-ci, je lis de toutes parts des pléthores de commentaires sur les effets néfastes qu’engendreraient les médias sociaux : dispersions des discours, dévaluation de soi, dépression, cycles de renforcement en boucle des préjugés, diffusion à grande échelle d’informations infondées ou d’analyse profondément déficientes. Et je suis fort étonné que personne ne semble le moindrement enclin à s’attarder à ce fait tout simple mais qui saute aux yeux : non seulement la SRC a participé à la mise en branle des dynamiques qui ont mené à l’éclosion et à l’enracinement de ces problèmes, mais elle a même joué un rôle de premier plan dans la préparation du terrain : elle a renoncé à un pan essentiel de son mandat au moment précis où il allait devenir nécessaire comme jamais peut-être il ne l’avait été jusqu’alors. (À moins de s’imaginer que Télé-Québec, avec ses moyens extrêmement limités, ou TVA (acheté par l’hyper-intellectuel Journal de Montréal – un achat fiancé à 65 % par les contribuables du Québec, d’accord / pas d’accord…

2000 - Achat Viéotron par Québecor - Les Affaires, 2013 - capture 01a

2000 - Achat Viéotron par Québecor - Les Affaires, 2013 - capture 01b
Cliquez pour accéder au site de l’Association des Journalistes (FPJQ) et consulter le pdf de son mémoire sur le sujet, daté de mars 2001.

… soit dit en passant… ) et Quatre-Saisons (avant de se transformer en V puis en Noovoo) aient déjà eu l’intention de proposer une nouvelle place publique fertile pour les débats. Mais je vous en prie, ne me faites pas rire, j’ai déjà bien assez mal au ventre comme ça.)

*

La décision d’évincer la pensée de la place publique médiatique, elle ne date donc certainement pas du 9 septembre 2001, ni de la création de Facebook (2004) ou de Twitter (2006), puisque c’est elle qui avait déjà sous-tendu la décision même de créer ARTV… en 1991. À partir de ce moment, tout doucement d’abord, la télé généraliste de la SRC allait se mettre en route vers les sommets (si j’ose dire) de vacuité qu’elle a à présent atteints – et qu’elle ne semble pas très tentée de quitter, c’est bien le moins qu’on puisse dire.

En deux mots comme en mille : à compter de 1991, la SRC entreprend, pour ne plus jamais y renoncer par la suite, d’endosser le rôle de Polonius dans Hamlet : elle occupe le fauteuil de « celui qui sait », mais sans avoir la moindre intention de remplir le mandat associé à cette position. Elle fait bien pire que se taire : elle fait semblant de parler – et de ce fait participe à empêcher qu’une parole véritable qui chercherait à s’édifier parvienne à se faire entendre.

*

Réécouter Babel, pour moi, c’est donc, oui, un peu comme de contempler une radiographie, certes très incomplète, mais éminemment parlante, de certaines idées et préoccupations qui bouillonnaient en 2001, et qui allaient sous peu, dans la presque totalité des cas, disparaître corps et biens – sous leur forme d’enjeux publics en tout cas.

Mais, et c’est sur ce point que je souhaite attirer votre attention… à partir du moment où elles se mettront à être vigoureusement repoussées dans les marges, il y aura en fait déjà longtemps que ce traitement leur aura été préparé et que les mesures pour leur évincement auront été mises en place.

Depuis quand ?

Depuis, je viens de le dire, la fin des années 80 et le début des 90.

*

Et ici… ARRÊT SUR IMAGE !

00 - Pause 02

Oups. « Depuis le début des années 90 » ? C’est bien ça que je viens tout juste d’écrire ?

Oui : « Depuis le début des années 90. »

Oh, oh ! Mais, attendez un peu, vous là ! Le début des années 90 », n’est-ce pas aussi le moment où est passée aux voix à l’Assemblée nationale du Québec l’immonde politique culturelle de ma’ame Frulla, dont j’ai tant parlé sur ce blogue (et en pure perte d’ailleurs) ?

Oui.

Mais alors, mais alors, mais alors… ? La décision de se mettre à progressivement jeter la pensée aux vidanges se serait donc prise simultanément à Québec et à Ottawa ?

Oui. À ce chapitre, la grande différence entre ce qui se passe à ce moment-là à la « tête » de la SRC et à Québec-Ville est en fait assez simple à cerner : depuis plusieurs décennies, la SRC a fidèlement rempli le rôle qu’elle se prépare à jeter aux orties… alors que celui de promouvoir la culture, confié depuis la Révolution tranquille au ministre des Affaires culturelles du Québec, lui, n’a JAMAIS véritablement constitué une préoccupation.

En somme, d’un côté la SRC renonce à un mandat qui chez elle semblait jusque-là profondément ancré, tandis que, du côté de Québec, on rive enfin son clou à un problème qui n’a jamais eu le moindre intérêt aux yeux de la quasi-totalité des acteurs politiques. La différence s’arrête là : le passé a été différent dans les deux cas, mais l’avenir, lui, ne le sera pas.

Et maintenant…

00 - Play 02

*

À la fin des années 80 et au début des 90, la décision de débarrasser les ondes (et les scènes) de la pensée est donc déjà prise en hauts-lieux.

Elle constitue l’un des aboutissements d’un phénomène qui s’est mis en marche quelques années plus tôt encore.

Ce phénomène, entamé à la fin des années 70 et au début des 80, appelons-le, pour faire simple : Reagan-Thatcher-Mulroney…

Reagan Thatcher Mulroney - Sommet du G7 1988

Le but visé conjointement par les différentes entreprises politiques qui composent ce phénomène est somme toute assez simple : renverser une tendance très forte qui a commencé à se faire sentir en Occident dès la fin de Première Guerre mondiale et qui depuis n’a jamais cessé de progresser : une plus juste répartition des richesses produites.

*

Puisque, parait-il, une image vaut mille mots, regardez le graphique que voici : il date de 2012 et montre la progression du pourcentage de la richesse produite annuellement en Angleterre entre 1918 et 2005 que s’approprie la frange la plus riche de la population.

Cliquez sur le graphique pour avoir accès à l’article de la BBC qu’il illustrait.

2012-01-17 - BBC - Pourcentage richesse répartie UK - graphique
Cliquez sur le graphique pour avoir accès à l’article de la BBC qu’il illustrait.

Ou bien allez lire ce papier de 2015 à propos du cas états-unien :

2015-01-28 - Échos fr - USA inégalités - gros titre 02
Cliquez sur l’image pour accéder à l’article.
Newsweek 1988-08-08 06b - petite a
Magazine Newsweek – 8 août 1988

 

Ou de celui du Canada :

Selon le Rapport du Comité des Finances du gouvernement fédéral, en 2013 :

2013-1~1
Cliquez sur l’image pour accéder au texte du rapport – en format pdf

 

Et selon la SRC en 2015 :

2015-0~3
Cliquez sur l’image pour accéder à l’article complet

Les deux premières sources s’entendent sur un point qui est au cœur de ce dont je souhaite vous parler ici : après un longue période durant laquelle on s’est lentement avancé en Occident en direction d’une plus juste répartition des richesses nouvellement produites, vers le milieu des années 1970 le mouvement a commencé par stopper, pour ensuite nettement s’inverser… et ne plus jamais cesser depuis, année après année, de faire relever de l’archéologie l’étude de cette volonté d’autrefois.

*

L’entièreté de la vie de la SRC (fondée en 1936) s’est donc déroulée depuis le premier point tournant de la dynamique politique qui semble s’être situé en 1918 à peu près. Et, dès que l’enraiement du mouvement de plus juste répartition de la richesse se déploie… hop, elle renonce au cœur de son mandat.

Peut-être n’est-ce là qu’une coïncidence ? Peut-être la montée en force de ceux et celles qui n’ont jamais accepté le concept de justice sociale n’a-t-elle rien à voir dans le portrait ? Peut-être. Il n’empêche : l’hypothèse établissant un rapport entre les deux phénomènes est trop captivante pour être facilement écartée, alors attardons-nous un peu à elle.

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Vers 1980, en plus du renversement de la tendance à la justice sociale, se met en branle un autre phénomène de très grande envergure : la préparation active de la chute de l’Union soviétique — laquelle chute adviendra en dix ans à peine.

Nouvel Obs - No 1200 - 1987 06a URSS Lénine Armoiries

Or, contrairement à une croyance fort répandue, cette chute ne se produit pas “toute seule”.

D’abord, parce que l’arrivée au pouvoir de Reagan signifie le lancement, en 1983, du programme de recherche « La guerre des étoiles » – « Initiative de défense stratégique », de son vrai nom –, une immense entreprise techno-scientifique dont le prétexte est l’établissement dans l’espace par les USA d’un bouclier antimissile avant-gardiste, mais dont le véritable objectif politique est en fait tout autre.

Aux USA, de nombreuses critiques s’élèvent contre le projet : il serait irréalisable. À quoi de nombreux associés du président Reagan répondent en substance : « Vous n’avez vraiment rien compris. Le but n’est qu’accessoirement d’obtenir le résultat évoqué. Le véritable but, il est d’obliger l’URSS, qui a déjà la langue à terre économiquement, à investir elle aussi encore plus massivement que jamais en recherche militaire de pointe, parce qu’elle ne peut tout simplement pas courir le risque d’être déclassée. » Autrement dit, LE but visé est de forcer l’URSS, qui connait déjà d’immenses difficultés, en agriculture notamment, à courir encore plus vite… quitte à en crever. C’est soit ça, soit risquer de devenir une puissance militaire de seconde zone… et finir par connaitre le même sort, de toute manière.

Simultanément, une deuxième grande attaque, elle aussi « abstraite » (par opposition à « armée »), est encore lancée contre elle : dans le domaine des communications, cette fois.

Un élément primordial de la cohésion soviétique tient au contrôle de l’information – à l’époque, en URSS, même les fax ont la réputation d’être verrouillés à clé. Face à elle, l’Occident, sous l’impulsion des USA, lance donc une immense offensive en entreprenant de transformer du tout au tout la manière même de concevoir les communications, par le recours à… l’Internet. Du coup, les échanges, hors du Boc de l’Est, se mettent à accélérer à un point qui aurait été quasi inimaginable il y a quelques années à peine. Et l’URSS, encore un coup, se retrouve, sous peine d’éventuelle paralysie, à devoir tenter de se mettre au diapason.

Or, d’où vient-il, cet Internet ? Directement des cartons des ingénieurs et chercheurs de l’armée américaine. Les recherches qui vont mener à sa mise sur pieds ont commencé en 1962 et, aux USA, ont pour l’essentiel été menées par DARPA (l’agence gouvernementale chargée de la recherche et du développement à des fins militaires) et par la Rand Corporation (un important think-tank dont le slogan se lit aujourd’hui : « Objective analysis, effective solutions »…).

Le Bloc de l’Est connaissait déjà d’énormes problèmes d’infrastructures et de productivité, et on vient de lui balancer sur la fiole deux titanesques difficultés supplémentaires : se lancer dans des recherches extrêmement onéreuses et peut-être destinées à rester stériles – mais on ne peut pas prendre de chance – et repenser entièrement ses communications – selon des paramètres qui vont à l’encontre de tous les usages de sécurité alors en vigueur.

Il faut muter… tout en courant à perdre haleine… et avec à peine de quoi manger.

Par là-dessus, on titille l’ours – en jouant à fond la carte du bon vieux syndrome russe d’encerclement : les accidents qui font ressortir les défaillances de la défense russe se multiplient. Quelques mois à peine après que Reagan ait lancé le programme de la Guerre des Étoiles, l’aviation soviétique abat en plein vol un 747 de la Korean Air Lines qui s’était par accident écarté de sa route au-dessus du territoire russe. Et en 1987, un jeune Allemand, Mathias Rust, parvient à atterrir en Cessna… juste à côté de la muraille du Kremlin, en plein cœur de Moscou !

Oh, et puis rajoutez donc encore la défaite d’Afghanistan – grâce, entre autres, aux armes fournies par les USA.

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Magazine Newsweek, 18 janvier 1988

Boum – le colosse s’effondre. Tellement vite qu’on raconte à l’époque que même la CIA serait intervenue dans l’URSS moribonde pour aider un peu les autorités soviétiques à ralentir le mouvement de désintégration : on ne laisse pas sans risque partir à vau-l’eau un pays doté d’une armée pareille, et de tels arsenaux nucléaires, chimiques et bactériologiques qu’on ne souhaiterait vraiment pas voir partir gambader dans la nature.

En 2003, durant une visite d’État à laquelle je participe, un environnementaliste russe nous raconte comment l’imposante flotte de sous-marins balistiques soviétiques a disparu : les grand État-Major en pleine dislocation, à Moscou, ne répondant à peu près plus aux appels, les sous-marins rentrent au port, s’amarrent, les marins ramassent leur baluchon, débarquent… et rentrent chez eux, sans même refermer derrière eux les clôtures de la base abandonnée. Ils laissent à bord, sans surveillance, sans gardes, zip, tout nus, et les réacteurs nucléaires de propulsion des sous-marins et les missiles intercontinentaux !

Du jour au lendemain, la Russie au grand complet est à vendre au plus offrant. À cette époque, un jeune Russe en visite dans sa famille en Afrique du Nord offre à la bande assemblée autour d’un dîner, et dont je fais partie, de lui faire livrer ce qu’elle veut : des limousines ZIL (les limousines du pouvoir) ?…

ZIL-117

… de la machinerie lourde ? ou bien… un plein conteneur de violons haut-de-gamme ? Les prix sont ridiculement bas, des pinottes, presque littéralement – il suffit de payer cash, et de défrayer le transport.

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Pourquoi est-ce que j’insiste ici sur cet épisode qui semblera à plusieurs bien trop lointain pour être encore signifiant ?

Eh bien, tout simplement pour faire ressortir un aspect crucial de ce moment historique : contrairement à ce que croient nombre de gens, non, l’URSS n’a pas simplement implosé : elle a bel et bien été vaincue. Elle l’a été par Reagan.

Or, de la victoire du Président Jujubes…

Reangan jelly beans 01

… à celle du Président FakeNews d’aujourd’hui…

Trump fake news 01waponews

… la ligne file tout droit !

Alors ? Pourquoi est-ce que je vous raconte ça ?

Parce que la victoire contre l’URSS n’a pas été la DERNIÈRE en date de la Droite Renouvelée parvenue au pouvoir en Occident vers 1980 et qui a sans cesse, depuis, combattu pour parvenir à ses fins, elle a été la PREMIÈRE.

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Aussitôt (littéralement : tout de suite, en quelques semaines), à peine évanoui le spectre du communisme, les sociétés occidentales accélèrent leur longue course aux coupures tous azimuts dans les dépenses publiques. Je n’écris certainement pas la chose parce que je regretterais la disparition des goulags, c’est un simple constat, mais : dès que le « risque » communiste a eu disparu du portrait à l’effondrement de l’URSS, la notion de justice sociale a commencé à se faire sacrer en Occident une volée dans les grandes largeurs. Et, depuis, le processus n’a fait que se renforcer.

De 1918 au milieu des années 1970 – durant une soixantaine d’années, donc –, la proportion de la richesse produite dans de nombreux pays et qui allait aux plus riches a continuellement décru. Ce n’est qu’avec la montée en puissance des Reagan, Thatcher et autres Mulroney, à partir de la fin des ’70, que le mouvement s’est mis à s’inverser. Arrivés en 2012, comme nous l’avons vu plus haut, on évaluait qu’en 2015 nous serions à peu près revenus à la situation qui prévalait à la fin de la Première Guerre mondiale.

Et ces prévisions semblent bien avoir été justes : les chiffres les plus récents sur le sujet…

2018-01-21 - La Presse - Richesses mondiales
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… ont de quoi faire lever le cœur.

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Il aura donc suffi de 35 ans (1980-2015) pour détruire ce qui en avait demandé près de 60 (1918-1980) pour être édifié : la côte a été redescendue presque deux fois plus vite qu’elle avait été escaladée.

Quand on regarde les choses sous cet angle-là, un aspect saute immédiatement aux yeux : le renversement de la tendance à une plus juste répartition de la richesse, associé à la disparition de la pression politique que représentaient l’URSS et son Bloc, avaient toutes les chances de finir par entraîner, à termes, des troubles sociaux graves.

Et… c’est à ce moment que se produisent les attentats du 11 septembre 2001, qui vont mener directement à une explosion de mesures policières et militaires, partout dans le monde.

2001-09-11 - WTC 02

Non, je ne suis pas en train de parler de complot de la part du gouvernement américain, et de prétendre que les gars, dans les avions, le 11 septembre, avaient été dopés par la CIA ou manipulés par elle, pas le moins du monde. Ce que je suis en train de dire, c’est que ce n’était même pas nécessaire.

Ce dont je parle, c’est d’opportunité.

En 2001, au moment des attentats du WTC, il apparaissait déjà que, les conditions de vie de l’immense majorité se détériorant, sous peu il allait falloir sacrément renforcer la police sous toutes ses formes… et l’excuse parfaite pour le faire à l’échelle de la planète entière se présenta sous la forme de deux immenses tours en flammes qui s’effondraient.

Je reprends ici, si vous voulez, le raisonnement de Churchill, dans ses Mémoires de la Deuxième Guerre…

Churchill W S - Mémoires 2e guerre 02 avec signature 02

… quand il explique que c’est une erreur de trop s’attarder au profil psychologique ou aux motivations personnelles d’Hitler : une bonne partie des élites allemandes n’avait jamais accepté la défaite de 1918 et avait dès la fin de Première Guerre commencé à mettre en place des mesures destinées à favoriser la Revanche quand le moment serait venu. Il mentionne entre autres les pressions qu’exerça le Grand État-Major sur les politiciens pour que les règlements régissant la construction des usines soient revus de manière à ce qu’à peu près toutes celles qui seraient bâties à l’avenir – même les usines de jouets – puissent être rapidement transformées pour fabriquer des armes. En définitive, expose-t-il, les circonstances firent que ce fut un peintre viennois raté et moustachu qui saisit l’occasion qui avait été préparée, mais le fait demeure qu’au fond peu importait de qui il finirait par s’agir… un jour ou l’autre un mec la saisirait, l’occasion, puisque TOUT SERAIT PRÊT POUR LUI.

Il me semble que l’exposé s’applique aussi, en partie au moins, à septembre 2001 : ce furent des Fous de Dieu qui lancèrent le bal, mais il y a fort à parier qu’il aurait bien fini par être lancé même si eux ne s’étaient pas résolus à l’action.

Par ailleurs, je me souviens très clairement d’une lettre à l’Éditeur parue dans le Guardian Weekly au cours des années 90 – celle d’un médecin arabe disant en substance : « L’Occident a une fâcheuse tendance à se définir par ses ennemis du moment. Ce serait bien, à présent que vous avez rivé leur clou aux Rouges, si votre prochain adversaire désigné d’avance n’était pas… l’Arabe ».

Depuis le 11 septembre 2001, c’est des centaines de fois que ses mots sont revenus me hanter. Et pas uniquement en écoutant ou en lisant les nouvelles internationales – une tuerie dans une mosquée de Québec, ou un reportage de TVA qui invente de toutes pièces des pressions que des imams auraient exercées, suffisent fort bien.

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Je ne parle pas ici d’un hypothétique « complot » des riches, qui aurait longtemps d’avance visé à écraser plus de 99 % de la population – eh oui, « plus de », puisque même à l’intérieur du club des super-riches du 1 %, il existe des différences fort impressionnantes.

Les choses me semblent bien plus simples que ça : le but, le SEUL but, est désormais de s’enrichir. À l’infini. Parce que, croyez-moi : envoyer son char de course avec un mannequin assis dedans faire le tour du cosmos, c’est pas donné !

Or, bien entendu, ce que l’on s’accapare, d’autres n’y auront pas accès.

Il coule donc de source que le but visé créera du mécontentement.

Et, contre le mécontentement, surtout à grande échelle… rien de tel…

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Prague 1968 – Photo de Josef Koudelka

… qu’un tank.

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Voilà, ce n’est que ça, l’image qui me remue dans la tête quand je regarde les épisodes de Babel : cette émission à laquelle j’ai eu le privilège de participer a été l’une des dernières manifestations d’une culture aujourd’hui en train d’achever de disparaître. Celle qui faisait croire que les richesses, y compris celles de l’esprit, pouvaient être partagées.

Effacez-la, cette culture, et vous vous retrouvez tôt ou tard avec Donald Trump au pouvoir – et personne devant lui, à ce jour, qui semble apte à lui tenir tête.

Il n’est pas arrivé là par accident. Sa venue s’est préparée lentement, pas à pas, pendant 40 ans.

Et il a trouvé des alliés de fait – à foison. Des gens pour partager et promouvoir sa vision des choses : « Au plus fort la poche. Pis les autres… qu’ils crèvent. »

Des alliés. Jusque sur les banquettes de l’Assemblée nationale, à Québec. Pour voter une soi-disant politique culturelle en ne pensant qu’au cash que tout un chacun est désormais sommé de générer. Ça, et rien d’autre.

Jusque dans les bureaux de la Boite de Chiffon-J, sur René-Lévesque.

À foison.

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C’est tout.

Pour le moment.


Petite mise à jour – 7 décembre 2021


 

2018-02-18 - Dutronc Jacques - pessimiste 02b

 


P.S.: Dans l’épisode No. 7, portant sur le Hasard, Henri Cartier-Bresson fait référence à une photo, prise par lui, de Paul Claudel regardant un corbillard.

C’est elle :

Cartier-Bresson Henri - Paul Claudel regardant un corbillard - Babel 07 Le Hasard