Haine ou Ignorance ?

Un court billet en vitesse.

Et en deux parties.

 

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I

 

Après la publication par un ami, sur Facebook, il y a quelques jours, d’un extrait du premier billet du blogue (celui-ci), extrait qui se termine par…

Peu importe combien de personnes sont folles d’art, au Québec, la société où nous vivons haït l’art.

Voilà, c’est tout.

C’est énorme… mais c’est tout.

… quelqu’un commente :

 

Et j’éclate de rire, tellement la réaction est classique.

Essentiellement, en plus d’une arrogance à en faire friser tous les poils du corps (le lien vers un dictionnaire en ligne, quelle trouvaille et quel doigté, quand même) et d’un énoncé qui équivaut à « Il dit n’importe quoi. Le mot juste, ç’aurait été… », on suggère que j’aurais dû écrire « ignorer » au lieu de « haïr » – alors que pour quiconque s’est donné la peine de parcourir le blogue avant de le commenter, il devrait sauter aux yeux que c’est justement le recours à la notion d’ignorance qui aurait été ici profondément inapproprié.

Autrement dit : d’un désaccord de fond on prétend d’autorité faire une question de vocabulaire – étant bien entendu que le locuteur (moi) ne peut qu’avoir erré. Et paf ! Coup de règle sur les doigts au pas-fin qui ne connait pas le dictionnaire aussi bien que la maîtresse !

Arrogance et orientation autoritaire du débat, deux des plaies (dont j’ai longuement parlé dans le billet Mafalda) les plus courantes que j’aie rencontrées : d’abord, bien entendu, dire que l’on est d’accord [« Électrochoc d’ac »], puis illico rentrer dans le tas et faire dérailler le propos. [« Je crois qu’il y a confusion entre ignorer et haïr. »]

Seulement voilà : non, ce n’est pas d’ignorance qu’il est question dans ce blogue. Pas après soixante années de défaites continuelles pour les artistes (et encore… soixante ans… pour ne parler que de la période dite moderne de notre histoire).

Je réponds donc :

Et je complète ici.

Une réaction comme celle de la personne qui a mis en ligne ce commentaire peut sembler anecdotique, mais il n’en est rien – c’est même tout le contraire : c’est, en pratique, un appui à la situation actuelle.

Ce genre de réaction qui prétend reposer sur une connaissance a priori, laquelle conférerait une autorité incontestable, constitue l’un des pièges rhétoriques que j’ai le plus souvent vus à l’œuvre au cours des décennies durant lesquelles j’ai étudié la question des pseudo-politiques culturelles québécoises, et il a joué au fil des ans un rôle de premier plan dans l’écrasement des différents mouvements qui ont successivement tenté de s’édifier, parce qu’il bloque l’accès à la question centrale : pourquoi la situation actuelle est-elle ce qu’elle est ?

*

Si l’on est d’accord avec l’affirmation qui veut que la situation des artistes québécois pose problème, l’incessante reconduction des néfastes politiques culturelles du Québec ne peut guère avoir eu que trois causes possibles : l’accident, l’ignorance ou la volonté.

L’accident étant par nature un événement imprévisible et improbable, et la teneur des politiques culturelles québécoises étant tout ce qu’on voudra sauf « imprévisible et improbable » – elles sont répétitives au plus haut point et prévisibles à un degré ahurissant –, cette explication est à écarter d’emblée.

L’ignorance, quant à elle, après bientôt soixante ans de mouvements périodiques demandant un appui digne de ce nom, par Québec, aux artistes québécois, ne tient pas non plus la route. De mille manières, les acteurs politiques ont au fil des décennies été informés, sensibilisés, mis au courant, brassés, pris à parti, interpellés, les artistes ont encore et encore répondu massivement à des consultations-bidon, à en avoir la nausée, les Livres beige, blanc, vert, se sont multipliés comme des lapins frénétiques… sans que rien de tout cela ait jamais eu le moindre résultat tangible déterminant.

Bien pis : en ce qui a trait au « projet culturel québécois » depuis 1960, en dépit des bibliothèques complètes qui se sont publiées sur le sujet, les choses se sont même radicalement envenimées. De l’émasculation de la proposition de Lapalme au début des années 60 au grand bond en arrière de Frulla en 92, le Québec est passé de l’indifférence à l’attaque frontale – sans que les artistes, sauf ceux œuvrant au sein des industries culturelles, aient reçu dans leur société le moindre appui digne de ce nom.

Après 60 ans de presque incessants appels au secours, l’ignorance ne saurait donc en aucun cas être retenue comme explication envisageable à la situation qui prévaut – et prétendre que ce serait elle qui se trouverait au cœur du problème ne révèle rien d’autre qu’une… ignorance totale de ce qu’ont été les combats culturels des artistes des soixante dernières années. À moins qu’il ne s’agisse de mauvaise foi de calibre olympique.

Reste la volonté – c’est-à-dire l’entrée en action d’un désir puissant à l’effet de ne pas se doter de politique culturelle digne de ce nom. Autrement dit, et comme le rappelle fort à propos le commentaire cité, faire la démonstration, plutôt cent fois qu’une, de ce que l’on exècre et ressent de l’aversion.

Dire que c’est une haine qui est ici en action ne revient bien sûr pas à prétendre que chacun des gestes posés par la classe politique québécoise en matières culturelles le serait avec la bave aux commissures, les yeux injectés de sang et en poussant des cris de putois. Ce n’est pas chaque geste qui en est un de haine, mais l’ensemble des gestes qui est porté par elle – ce qui signifie que si la haine sous-jacente est invariable, les moyens de l’exprimer, eux, peuvent adopter de fort nombreux visages.

Quand il a commencé à m’apparaître qu’à défaut d’aucune autre explication qui se tienne, ce pourrait bien être la haine qui permettait de comprendre enfin la situation kafkaïenne dans laquelle se débattent vaille-que-vaille les artistes québécois depuis des générations, il ne s’agissait encore que d’une possibilité. Mais au nombre des facteurs qui ont fini par me convaincre du bien-fondé de mon intuition d’alors se trouve la véhémence de l’opposition que suscite chaque fois sa simple évocation.

La situation pour les artistes ne s’améliore pas, elle se détériore. Tandis que la seule explication de l’état des choses qui se tienne est considérée comme tabou et réputée devoir ne pas être étudiée.

*

En 1960, porter les Libéraux au pouvoir pour aussitôt réduire presque à néant la portée de l’Article I de leur programme, plus tard entendre J-P L’Allier hurler à l’urgence en 1976 sans qu’il en résulte quoi que ce soit, puis adopter au début des années 90 l’inconcevable ineptie de Frulla et ne plus rien foutre ensuite jusqu’à aujourd’hui… ne peut pas avoir été un accident ni le fait d’une ignorance : la ligne qui court d’un événement à l’autre est trop droite et trop cohérente.

Non, non, non, ce n’est pas de la haine !?

Ok, parfait.

Mais alors… qu’est-ce qui est donc à l’œuvre qui se traduit par une éternité de mépris actif de la part du pouvoir politique québécois à l’égard des artistes et de leurs entreprises ?

Quelqu’un a une réponse ?

Non ?

Eh bien, en attendant mieux, je campe sur ma position :

Une fois écartées toutes les explications envisagées, celle qui reste doit être la bonne.

*

Je vous fais une prédiction.

Il n’y en aura pas d’autre d’avancée, d’explication.

Et en dépit de cela, celle qui s’impose ne sera pourtant pas prise en compte.

Pourquoi ça ?

Parce que l’étudier mènerait nécessairement à mettre en cause tout un tas de soi-disant évidences, dans notre société, qu’il est hors de question de critiquer.

Donc ?

Donc, les choses vont rester comme elles sont.

Jusqu’à ce que mort s’ensuive.

 

* * *

II

 

Un peu plus bas, un autre commentaire – mais intéressant, celui-ci.

 

 

Il fait référence à une scène qui s’est déroulée lors du dépôt devant la Commission Bélanger-Campeau du Mémoire que j’avais rédigé pour le compte du CQT (le récit s’en trouve ici).

 

Ma réponse :

À la fois ni l’un ni l’autre… et un peu des deux à la fois.

Essentiellement, ce que je pense c’est : que pour lui l’art a du bon… s’il sert sa cause.

Ce qu’il aime, pour autant que j’y comprenne quoi que ce soit, c’est donc la propagande.

Mais il est fort loin d’être le seul dans ce cas.

Et le fait que selon lui les artistes doivent faire de la propagande n’est en somme qu’une variation parmi de nombreuses autres qui reposent toutes sur le même axiome : « L’art doit servir à quelque chose. »

À partir de là, qu’il doive servir à l’économie, au tourisme, à la lutte contre la dépression chronique ou contre le tabagisme, à faire vendre du poulet frit, à faire de l’animation dans les maisons de retraite ou à faire pleurer tandis qu’on hisse le drapeau… n’est en somme qu’une question de modalités.

Oh, et puis, fait important à noter : ce à quoi il doit servir, ce n’est en aucun cas aux artistes de le déterminer…

Je ne pense donc pas que monsieur Bouchard, pour rester dans cet exemple, haïsse activement les artistes.

Dans Harry Potter, Lucius Malfoy (Malefoy) haït-il Dobby ?

Il n’en a aucun besoin.

Et pourtant, c’est bien une haine sans faille qui guide ses comportements à l’égard de l’elfe.

*

Ce que je cherche à dire, ici, c’est que lorsque j’écris…

 

La société où nous vivons haït l’art.

 

… je ne prétends pas que tout le monde s’y réveillerait la nuit pour lancer des poignées de dards dans des portraits d’auteurs, de compositeurs ou de peintres.

Quand on est à Montréal, décider d’aller à Québec-Ville ne signifie pas empoigner le volant à deux mains crispées, penché en avant, le front plissé, en grognant sans cesse comme un mantra « J’ m’en va à Québec ! J’ m’en va à Québec ! »  Il suffit de prendre la route 20 et de la suivre, bien détendu… on finira bien par arriver.

Pareil pour la haine de la culture.

Pas besoin de la gueuler, il suffit de suivre le courant.

Surtout quand ce courant coule depuis presque un siècle et demi, qu’il a été inventé et mis en branle par des gens qui avaient la démocratie et la liberté en horreur, et qu’il y a 60 ans de ça on a refusé d’en changer.

Le reste… il est dans les pages de mes blogues.

 

 

(02 avril 2018)