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Le turquoise indique des notes prises en 2002 en vue du complètement de l’écriture, ou des ajouts de 2018.
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Kean
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Documentation
Sommaire
Et Disparate
RDD
Au 20 février 2002
et augmentée de quelques remarques
au moment de sa mise en ligne, en juillet 2018
Lullaby
by William Blake
O for a voice like thunder, and a tongue
To drown the throat of war ! — When the senses
Are shaken, and the soul is driven to madness,
Who can stand ? When the souls of the oppressed
Fight in the troubled air that rages, who can stand ?
When the whirlwind of fury comes from the
Throne of God, when the frowns of his countenance
Drive the nations together, who can stand ?
When Sin claps his broad wings over the battle,
And sails rejoicing in the flood of Death ;
When souls are torn to everlasting fire,
And fiends of Hell rejoice upon the slain,
O who can stand ? O who hath caused this ?
O who can answer at the throne of God ?
The Kings and the Nobles of the Land have done it !
Hear it not, Heaven, thy Ministers have done it !
Traduction : voir ci-dessous “Berceuse”
Berceuse
de William Blake
Oh comme je me souhaite une voix de tonnerre, et une langue
Enfoncée dans la gorge de la guerre, à l’étouffer ! — Quand les sens
Tremblent, et que l’âme est poussée au bord de la folie,
Qui peut tenir ? Quand les âmes des opprimés
Combattent dans l’air qui flambe, qui peut tenir ?
Quand l’ouragan de furie descend du
Trône de Dieu, quand les frissons de sa retenue
Lancent les nations les unes contre les autres, qui peut tenir ?
Quand le Mal fait claquer ses grandes ailes au-dessus de la bataille,
Et plane, rempli de joie, dans le déluge de Mort ;
Quand les âmes sont déchirées au feu éternel,
Et que les démons de l’Enfer se réjouissent du massacre,
Oh qui peut tenir ? Oh qui a fait tout cela ?
Oh qui peut en répondre devant le Trône de Dieu ?
Ce sont les Rois et les Nobles de cette terre, qui l’ont fait !
N’écoute pas, Oh Ciel, ce sont tes propres Prêtres, qui l’ont fait !
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William Blake
Né à Londres, le 28 novembre 1757
Mort à Londres, le 12 août 1827
Poète, peintre et graveur anglais, mystique visionnaire dont les séries de poèmes lyriques et épiques, illustrés de sa propre main, commençant avec Songs of Innocence (1789) et Songs of Experience (1794), forment une des œuvres les plus brillamment originales et indépendantes de toute la tradition occidentale.
De nos jours, Blake est considéré comme l’une des toutes premières figures du Romantisme, et comme l’une de ses plus grandes.
Pourtant, le public de son temps a ignoré son existence et il a été traité de fou à cause de son idée fixe et de son rejet de la vie sociale. Il a passé sa vie au bord de la pauvreté et est mort dans l’indigence.
Au nombre des amis qui l’ont influencé : le peintre helvético-britannique Fuseli.
Sommaire
Introduction (cette page-ci)
Visite guidée
Deux petites questions
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Synopsis de la pièce
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Première partie : Le Théâtre et Edmund Kean
Le Drury Lane Theatre au début du XIXe siècle, vu…
Théâtre — Institutions et Machinerie – Censure – Style – Jeu
Edmund Kean
Edmund Kean et les Hurons
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Deuxième Partie : La Pièce
Alexandre Dumas – Notes Biographiques
Giusseppe Garibaldi
Dumas et Hugo
Shakespeare vu par Victor Hugo
La Pièce – Kean ou Désordre et Génie
Jean-Paul Sartre
La Pièce, Version Sartre – Paris 1953 – Pierre Brasseur
La Pièce Version Sartre – USA 2000
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Troisième Partie : Histoire – Angleterre, France et U.S.A.
France – Révolution de 1789
France – Consulat et Premier Empire
France – Restauration
France – Le Retour des Rois
Angleterre – La Monarchie Britannique en 1820
Princes de Galles
Le monde en…
Montréal en 2002
Naviguer
Les USA en 1820 – Un Avenir Radieux
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Quatrième Partie : Le Romantisme
Les Romantiques
Le Romantisme selon Danielle Girard
Le romantisme selon Danielle Girard – version commentée
Poésie et Politique – Shakespeare
Responsabilités du Génie – Moïse d’Alfred de Vigny
Romantisme et Hellénisme
(Elgin et ses marbres — Byron — Delacroix — Hugo)
Albert Camus sur le Romantisme : L’Homme Révolté
Romantisme – Musique
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Cinquième Partie : RDD et ses Partis-Pris
Le Monde – Neuf Textes :
I – Anne est morte
II – Collage Quat’ Sous
III – L’Angoisse de la Page blanche
IV – Cinquante ans des Droits de l’Homme
V – Lettre à Gaston
VI – Causerie Collège Lionel-Groulx
VII – Et Darwin vit que cela était bon…
VIII – Le Prince-Voyageur
IX – L’Enfant et le Miroir
Le Théâtre – En Général
Le Théâtre – L’esthétique des Démons
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Sixième Partie : Synthèse et Pistes
Notes Impressionnistes :
La Pièce et les couches qui composent notre regard sur elle
Tentatives de Synthèse
Pistes pour monter Kean
Intro et Conclusion du Spectacle
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“Prologue”
Texte du lever-de-rideau ajouté à notre production
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2 extraits de notre production
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Note sur le contenu de ce document, sur sa diffusion et sur le droit d’auteur
Le présent document est, comme son titre l’indique, un assemblage de notes et de citations de toutes sortes et de toutes origines, ce qui implique que son contenu a été grappillé à gauche et à droite. Il s’y trouve beaucoup d’informations qui sont du domaine public, mais aussi nombre d’extraits d’œuvres couvertes par le droit d’auteur. Il faudrait en tenir compte et le faire circuler… euh… parcimonieusement ?
Introduction
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Les notes que voici représentent une tentative d’ « un peu » faire le tour du jardin Kean :
Quels sont les matériaux dont nous disposons pour monter et pour jouer Kean ?
Qu’est-ce qui signifie quoi, dans cette pièce ?
De quoi elle parle ? De quoi « ça » parle ?
De quoi parle Kean, le personnage historique ?
De quoi parle Dumas, en écrivant une pièce sur lui ?
De quoi parle Sartre en adaptant la pièce de Dumas ?
De quoi parlons-nous, nous, en montant la pièce aujourd’hui ?
Que veulent les Romantiques ?
Comment regardent-ils le monde ?
Qu’est-ce qu’ils y voient ?
Qu’est-ce qui les intéresse, les passionne, les révolte, dans ce qu’ils voient ?
Comment faire vivre ce regard-là, aujourd’hui, à Montréal ?
Le but visé, à travers les errances que je soumets à votre attention : proposer une esquisse « en tout petits morceaux » de ce à quoi nous nous attaquons.
Je n’y parle pas du « comment », pas vraiment — pas à fond, en tous cas. J’y parle surtout du « quoi ».
Petite note :
Ces réflexions étaient d’abord destinées
à mon propre usage
mais à mesure qu’elles
prenaient de l’ampleur,
je me suis dit que tant qu’à y être,
il valait peut-être aussi bien les partager un peu.
Cette ampleur n’implique bien sûr absolument pas
que ce que nous aurions à faire consisterait à donner
une série de conférences sur le romantisme,
pas du tout.
Ce que nous avons à faire vivre,
c’est la pièce.
Mais justement : qu’est-ce qu’elle est ?
* * *
Autant le dire tout de suite : l’aspect essentiel dont nous avons à tenir compte est sans doute celui de la définition du romantisme lui-même.
Et cette définition est, pour l’essentiel, politique.
Le romantisme est un combat, un combat de Titans engagé contre les formes héritées de l’Ancien Régime – et qui sont de retour au pouvoir, en France, après la défaite de Napoléon 1er.
Victor Hugo, dans sa célèbre Préface à Cromwell, en 1827, est on ne peut plus clair à ce sujet…
Il y a aujourd’hui l’ancien régime littéraire comme l’ancien régime politique. Le dernier siècle pèse encore presque de tout point sur le nouveau.
… et pourtant, aujourd’hui encore, près de deux cents ans plus tard, pour bien des gens « romantisme » reste synonyme de « sentimentalisme », de « vague à l’âme », de « délire adolescent ».
Mais cette image du Romantique qui passe sa vie à soupirer et à promener un regard alangui sur des monceaux de ruines, en plus d’être remarquablement floue, ne parle que d’une infime partie de ce qu’a pu être le romantisme – et elle en parle au demeurant fort mal puisque de l’extérieur, sans même tenter de faire comprendre ce qui anime les Romantiques.
Or, leur but – et tout particulièrement celui des premiers d’entre eux, tels, en France, Dumas père et Hugo — n’est bien sûr pas du tout de sombrer, de devenir fou, ni de finir par se suicider en pleine forêt, assis sur une souche, par une belle journée d’automne flamboyant. Ces images-là, ce sont celles que les détracteurs – les ennemis philosophiques ou le ennemis politiques – des Romantiques choisissent de montrer d’eux pour les tourner en ridicule.
Le but visé par les Romantiques est de rendre compte du monde neuf qu’ils souhaitent voir advenir… qu’ils souhaitent voir advenir parce que celui dans lequel ils vivent leur paraît révoltant.
Révoltant parce qu’injuste.
Révoltant parce que conformiste.
Révoltant parce qu’ignorant et sans curiosité.
Révoltant parce que corrompu.
Révoltant parce que sans autre grandeur que celle que les Puissants rêvent pour eux-mêmes — pour eux-mêmes seulement — et qu’ils nourrissent à même le sang des Faibles.
Révoltant parce que sans rêve. Sans espoir. Sans beauté.
Par leurs actions, par leurs textes, par leur musique, par leur peinture, ils vont remettre l’ordre du monde en question. Ce faisant, ils vont ouvrir un nombre incalculable de portes. Certaines permettront les plus grands espoirs. D’autres mèneront à des catastrophes d’immenses proportions.
Il n’est pas du tout innocent que Dumas – petit-fils d’une esclave antillaise — et Sartre, deux des auteurs parmi les plus célèbres et les plus politisés à Gauche de leurs époques respectives, soient à l’origine de la pièce que nous avons aujourd’hui devant nous.
Mais, encore une fois, de quoi est-ce qu’elle parle ?
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Visite Guidée
Lire une pièce comme Kean, c’est un peu comme de se retrouver devant un monument.
Wow ! C’est gros ! C’est beau !, s’exclame-t-on.
Oui, bien entendu.
Mais qu’est-ce que ça fait là ?
Imaginez un personnage qui n’a jamais mis les pieds en Occident. Qui n’a jamais été au théâtre. Ni au concert. Ni à l’opéra. Qui n’a strictement aucune notion de musique classique. Aucune notion d’architecture. Et qui se retrouve devant… devant l’Opéra de Paris – le Palais Garnier –, par exemple.
Wow ! C’est gros ! C’est beau ! Qu’est-ce que c’est ?
Notre personnage entreprend de faire lentement, à pied, le tour de l’édifice. Finit par y entrer. Monte le grand escalier. Passe les grandes portes. Se retrouve, tout étourdi, dans le grand hall.
Quelques heures plus tard, au terme de sa visite, il se sent très impressionné par tout ce qu’il vient de voir.
Mais qu’est-ce qu’il a compris à sa visite, qu’est-ce qu’il en a « lu » s’il ne sait pas que cet édifice-là est un théâtre ? S’il ne sait pas qu’il a été construit au XIXe siècle ? Qu’il l’a été dans un but très précis ? Par des gens qui avaient une idée très claire de ce qu’ils aimaient ou n’aimaient pas, de ce qui est beau ou ne l’est pas, de ce qui est acceptable ou non en société ?
Que veulent « dire » ces fresques ? Ces toiles, ces colonnades, ces escaliers ? Ces fauteuils ? Ces riches tissus ? Ces boiseries, et ce marbre beige et rose ?
Et puis : pourquoi ce grand rideau, suspendu face aux fauteuils ? Pourquoi ces câbles qui pendent du plafond, sur scène ? Pourquoi est-ce que les fauteuils sont installés comme ils le sont ? À quoi servent ces grandes perches de métal, partout au plafond ? Pourquoi ces longs couloirs bordés de petits salons avec, chacun, son lavabo, sa table et son miroir ?
Pour « voir » l’Opéra Garnier, il faut voir bien plus que la façade de l’édifice.
La même chose est vraie de Kean.
Pour « lire » ce dont parle la pièce, il faut saisir bien plus que les mots que prononcent les personnages. Il faut savoir de quoi ils parlent. Et pourquoi ils en parlent de la manière qui est la-leur et pas d’une autre.
Ce document se veut un parcours sommaire des coulisses, des sous-sols, des vestibules, de la scène, des loges et de la salle des fournaises de la pièce Kean. De ce qui donne sa vie et son sens à l’édifice.
Au terme de cette courte visite, nous aurons fait bien davantage que de simplement avoir pris quelques notes qui nous permettront d’ajouter de charmantes touches d’authenticité à notre production. Nous aurons débroussaillé, si nous avons été attentifs, le chemin qui donne accès à l’âme de la pièce. Mais nous serons encore loin d’être parvenus jusqu’à elle.
Reprenons l’exemple du Palais Garnier.
Revenons à notre personnage qui en ressort après sa première visite.
Il se retrouve à son point de départ, Place de l’Opéra, se retourne et parcourt à nouveau du regard la façade de la construction.
Il regarde le même édifice que quelques heures plus tôt, mais il ne voit plus du tout la même chose – l’édifice, pourtant, n’a pas changé, c’est le regard de notre personnage qui s’est transformé du tout au tout : par-delà le grand escalier de façade, il sait désormais qu’il y a les halls, les lustres colossaux, la salle, la scène, les ateliers, la fosse d’orchestre, les coulisses.
Il sait qu’à l’intérieur de ce qui, à première vue, lui avait semblé être une masse de pierre compacte, des centaines de personnes sont à l’œuvre, qui coupent et cousent des costumes, font leurs gammes ou des exercices de réchauffement, passent la moppe, assemblent des décors, répètent, gèrent des budgets, vendent des billets.
Il en sait bien davantage qu’il y a quelques heures, et pourtant il n’a pas encore touché l’essentiel.
Pour que notre personnage « voie » l’édifice lorsqu’il le regarde, même une visite guidée des lieux suivie de trois mois de cours intensifs ne suffisent pas. Cette visite et ces cours constituent une condition essentielle, sans doute, mais ils ne suffisent pas. Il faut encore – il faut surtout — que notre personnage apprenne à connaître l’art lui-même, et la musique, et ses styles, et ses genres. Et l’opéra.
Notre personnage « verra » le Palais Garnier le jour où, en en ressortant, se retrouvant une fois encore sur la grande place — aujourd’hui, sous une petite pluie glacée de mars, peut-être –, se retournant une fois de plus, la millième, vers l’édifice, et levant les yeux vers lui, soudain, la voix de La Callas se mettra à en faire battre les murs.
La voix, et l’âme, la passion, l’appel, de La Callas.
Alors, et alors seulement, le Palais cessera d’être une bonbonnière pour mégalomane et deviendra à son regard ce qu’il est vraiment : un long cri cherchant à dire la beauté du monde, la douleur et le vertige.
Le jour où la pierre, les velours, le cœur de l’art, la musique, les boiseries, la plus belle voix du siècle — l’âme — , ne parleront plus, comme une seule voix, que d’une seule chose, qui ne peut être nommée d’aucune autre manière que celle-là : avec les tapisseries, les sculptures, les escaliers, la musique de Verdi et le personnage d’une prostituée de luxe autrefois fortunée, mourant dans la misère tandis que dehors le carnaval bat son plein – ce jour-là, enfin, il aura « vu ».
Le jour où il lui sautera au visage et au cœur que la pierre chante, ce jour-là, il aura vu le Palais Garnier.
Pour y parvenir – s’il tant est qu’il y parvienne jamais –, il lui aura fallu parcourir la construction elle-même, explorer ce qui la définit, saisir le sens profond de ce qui s’y passe.
Puis. Que tout cela prenne vie. Prenne âme.
La même chose est, encore une fois, vraie de Kean :
Dans les mois qui viennent, il va nous falloir parcourir et re-parcourir ses salles et ses salons, sa scène, ses ateliers, son foyer, ses loges et ses bureaux.
Que sont-ils, en l’occurrence ?
Le récit, d’abord. L’époque de départ – 1820 : l’Angleterre en passe de devenir le cœur du domaine de la Reine-Impératrice Victoria, ce domaine qui ceinturera la Terre, sur lequel le soleil ne se couchera jamais, des Indes au Canada, de l’Australie à l’Afrique, de Hong Kong à la Jamaïque.
Le contexte historique, ensuite. Le Prince de Galles, « frère » du Roi. La haute noblesse. La montée de la bourgeoisie. La terrible et sanglante crise économique et sociale, pour le peuple – ce peuple dont Kean est issu et duquel il n’a jamais cessé de se sentir partie prenante.
Et puis l’entreprise à la fois totalement intime et parfaitement publique de Kean : devenir lui-même. Qui est-il ? Où va sa vie, lui qui est au sommet de sa gloire ?
Il ne peut plus retourner là d’où il est venu – son voyage l’a complètement transformé, il n’a plus sa place, là où il a grandi. Il ne souhaite pas rester parmi les Nobles — il les exècre. De toute manière, il ne le peut pas, il n’est pas « l’un d’entre d’eux » et personne ne peut le devenir; ou bien on est Noble de naissance ou bien on ne l’est pas du tout. Il est donc nécessairement de passage. Il ne veut pas davantage devenir un Bourgeois non plus : il les trouve risibles.
Lui reste son art. Et rien que lui.
C’est là qu’il veut vivre. C’est là qu’il doit vivre. Il n’y a, pour lui, pas d’autre lieu.
Quand nous aurons jeté un coup d’œil dans ces salles-là, il nous en restera encore d’autres à explorer.
Celles de Dumas, par exemple. Pourquoi parle-t-il de Kean ?
Pourquoi en parle-t-il comme il le fait ? Pourquoi choisit-il cet acteur-là, et pas un autre ? Pourquoi un Anglais ? Pourquoi Shakespeare ? Pourquoi un ami du Prince de Galles ? Pourquoi une Comtesse ? Pourquoi l’amour ? Pourquoi « la fille d’un fromager » ?
Et puis d’abord, qui est-il, cet Alexandre Dumas ? Dans quel monde vit-il, lui ? Quelle fonction est-ce qu’il y remplit ? Quelle place est-ce qu’il y occupe ?
Et Jean-Paul Sartre ? Pourquoi reprend-il la pièce de Dumas plus de cent ans après sa création ? Que dit-elle, qui la rattache à l’œuvre qui est déjà la sienne et qui a fait de lui l’un des intellectuels les plus connus, les plus aimés et les plus haïs, de son siècle ?
Et nous ? Pourquoi la monter, cette pièce ? Pour dire quoi ?
Quelle est l’image ? Lorsque nous ressortons sur la grande place, que nous nous retournons et levons les yeux vers le monument : qui chante ? Quelle est l’âme de La Callas, ici ?
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L’exemple auquel je viens d’avoir recours – celui du personnage ignorant tout de l’Opéra en particulier et de la culture occidentale en général – est, comme tous les exemples, boiteux. Celui-là – qui était pourtant nécessaire pour un peu cadrer mes propos — l’est même au plus haut point parce qu’au contraire de notre personnage nous ne sommes absolument pas, et les spectateurs qui viendront assister au spectacle ne seront pas non plus, vierges de toute image à l’égard du monde de Kean.
Notre situation est bien plus complexe que celle dans laquelle lui se retrouve, puisque lui au moins sait parfaitement qu’il ignore, tandis que nous, lorsque nous nous plantons devant le monument, nous croyons mordicus que nous le savons ! Nous en sommes persuadés ! D’emblée !
Mais ce que nous voyons est-il juste ? Je veux dire : ce que nous voyons et ce que nous comprenons à ce que nous voyons est-il ce qu’il y a de plus fertile à voir ou à comprendre de l’objet que nous contemplons ?
Difficile à dire avec certitude. Mais en tous cas, il ne semble pas que nous puissions miser sur le fait que ce serait « automatiquement » le cas. Beaucoup s’en faut.
Quand bien même nous sommes convaincus d’ « évidemment » être capables de « voir » et de comprendre Kean, il me semble donc que nous avons tout intérêt à en douter. Ne serait-ce que pour être en mesure de nommer ces choses que nous croyons voir et comprendre : par définition, on ne nomme pas, et a fortiori ne questionne pas, ce que l’on considère évident.
Telle a, en tout cas, été la raison qui m’a poussé à me livrer au travail nécessaire pour « sortir » ce document.
Le choc que j’ai ressenti à ma première lecture de Kean, l’été dernier, a été double : il y avait d’abord une force, un impact de propos de la pièce, mais il y avait tout autant la surprise de constater la force de cet impact : j’étais frappé, mais je ne comprenais vraiment ni comment je l’étais, ni pourquoi, ni surtout pourquoi je l’étais à ce point-là.
Plus important encore : les images, les réflexions et les émotions que m’inspiraient cette lecture étaient, par de nombreux aspects, je m’en suis rapidement rendu compte, aux antipodes de ce que je croyais jusque là comprendre du romantisme.
Méchant problème. Comment monter une pièce si vous n’avez même pas la moindre idée de l’effet qu’elle provoque en vous, en dehors du fait qu’il est suffisamment fort pour vous obliger à vous mettre au travail ?
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Je conçois ainsi la tâche du metteur en scène : transmettre au spectateur le choc qu’une pièce lui fait vivre à lui. Mais en l’occurrence, je ne pouvais justement pas du tout me mettre au boulot tout de go, il fallait d’abord que je décortique le choc que je ressentais. Mais sans le figer, bien évidemment, sans le tuer. Il ne pouvait pas s’agir d’une autopsie, il fallait absolument qu’il reste vivant et que ce soit dans cet état-là que je le contemple puisque le but n’était pas de le décrire à tout prix mais de comprendre ce qui se trouvait au cœur de lui pour pouvoir le repasser aux spectateurs.
J’ai donc pris la boule que constituait ce choc, et j’ai tenté de comprendre de quoi elle est faite. En m’efforçant de ne jamais rien immobiliser. J’ai découvert toute une série de plus petits chocs, chacun au diapason du grand. Je les ai explorés : j’ai suivi les images qui leur étaient associées. En rêvant, en lisant, en réfléchissant, en écoutant.
Puis, pour finir, il y a quelques jours, LE choc est revenu, a frappé à nouveau, mais encore bien plus fort qu’aux premières lectures du texte.
Je crois donc avoir atteint mon but : chacun des morceaux que j’ai identifiés est resté vivant, et a même encore énormément gagné en force du fait d’avoir été épuré ou, en tous cas, dépouillé de sa gangue. Ils ont poussé des racines.
Le problème, c’est que je suis désormais de retour à la case départ – en tous cas en apparence : il m’est extrêmement difficile de parler de notre projet, si par « en parler » on veut dire « l’expliquer ». Je sais précisément de quoi il est fait, ce qui signifie que je sais où il s’agit de « frapper » le spectateur – « frapper » comme une image « frappe », bien entendu, ou comme on est « frappé » par une idée, pas comme avec un marteau… Je veux dire que je sais où l’image produite par le spectacle doit frapper l’imagination du spectateur pour lui transmettre ce qui, dans cette pièce, m’a donné envie de la monter. Je vous reparlerai éventuellement de ma théorie de « la torpille » — si ça vous intéresse.
Autrement dit : je sais ce que nous avons à faire. Ce qui m’est difficile, c’est d’expliquer pourquoi je sais sous quelle forme cela doit être fait.
Au moment où le choc est revenu – je peux vous dire la date : c’était la nuit du dimanche au lundi 24 et 25 février, c’est pas précis, ça ? – il m’est apparu très clairement qu’il y a effectivement un axe central à notre travail dont nous devons absolument tenir compte : celui de notre connaissance de ce dont, à l’évidence, parlerait Kean.
Je savais déjà, mais à présent j’en suis tout à fait convaincu, que la première tâche à laquelle nous devons nous atteler pour arriver à faire passer Kean dans ce que la pièce a de plus riche, de plus fort aujourd’hui, implique de mettre en cause ce que nous croyons savoir a priori à son sujet. Nous devons nous en méfier pour une raison toute simple : parce que ce que ça a toutes les chances d’être ni plus ni moins qu’un tissu de faussetés !
L’apparition et le règne de ce tissu de faussetés au sujet du romantisme n’a aujourd’hui et n’a jamais rien eu dans le passé d’un accident. Son existence et sa force sont directement liées au fait que le romantisme a été – et reste – ce que j’ai qualifié plus haut de « Combat de Titans ». Liées aussi au fait que ce combat fait encore rage à notre époque. Et au fait que, dans tous les méandres, dans toutes les avancées et les retraites qui ont marqué ce combat, les Romantiques – je veux dire les Tout Premiers Romantiques : Dumas, Vigny, Hugo – ont dans une très large mesure… perdu la guerre !
À moins que nous ne soyons très précautionneux, les images que nous avons des Romantiques sont donc celles que leurs adversaires – leurs vainqueurs – ont créées d’eux.
Si nous ne nous penchons pas sur les origines et la teneur des images avec lesquelles nous travaillons, nous avons donc toutes les chances de susciter chez nos concitoyens un effet diamétralement opposé à celui que nous aurions souhaité avoir : non seulement ce n’est pas en faveur de Kean que nous parlerons mais, au contraire, nous nourrirons les préjugés à son égard. Préjugés à l’égard de qui a été Kean. Et préjugés à l’égard de ce que lui et ses camarades nous ont légué.
Aborder la question de ce qui nous paraît évident dans Kean – ou dans la manière dont la pièce devrait être montée — n’est donc pas une simple affaire technique : quand je dis que nous devons mettre en cause ces images évidentes, je ne veux pas dire que nous devons simplement les balayer de notre chemin. C’est le contraire, que je veux dire : la question des images « évidentes » qui nous viennent à la lecture de Kean doit être au cœur-même de notre travail. Nous ne devons pas les balayer, pas du tout, de toute manière nous ne pouvons pas – elles reviendraient aussitôt sous une nouvelle forme. Ce que nous devons faire avec elles, c’est ce que Kean lui-même a fait avec son grand prédécesseur, le Classique Kemble : les remplacer.
Mais par quoi?
Monter Kean comme un drame personnel ne me paraît d’aucune espèce d’intérêt. Tant qu’à prendre la pièce par ce bout-là – celui des angoisses du Génie –, il y en a au moins une dizaine d’autres dont les titres me viennent immédiatement à l’esprit et qui seraient infiniment plus fascinantes et enrichissantes à travailler.
L’aspect « drame historique » ou « drame biographique » est à peine moins ennuyeux – faisons un film, si c’est de la carrière de Kean que nous voulons parler, ou alors lançons-nous tous ensemble dans une vigoureuse campagne de publicité pour les biographies de lui qui ont été publiées depuis un siècle et demie.
Ce qu’il y a de fascinant dans cette pièce, c’est la rencontre de deux plans – c’est le récit du débat intérieur de Kean :
D’abord, il y a le fait qu’il se retrouve au début et à l’origine – avec d’autres — d’un mouvement qui sera extrêmement important pour la suite de l’Histoire. Lui ne sait pas ce qui va suivre, mais nous oui, nous le savons. Ce mouvement sera battu. À la fois par ses adversaires Classiques et par une partie d’un autre mouvement, issus du romantisme lui-même : celui des Nihilistes.
Ensuite, il y a le fait que Kean ne peut strictement rien faire d’autre que ce qu’il fait : s’il veut survivre comme artiste, et même comme individu, il est absolument obligé de suivre la route sur laquelle il est engagé, faute de quoi il va disparaître en fumée. Edmund Kean n’est rien sans son art. Et son art est révolte.
Ça, je l’ai su très tôt. Ce qui a pris forme au cours de mon travail de recherches et de réflexions, c’est la conscience du fait que la question que vit Kean, et qui le déchire, ne peut pas être que personnelle. Bien entendu, il y a un homme, un personnage-Kean, qui vit les troubles profonds dont parle la pièce – et c’est lui et personne d’autre qui les vit de cette manière précise. Mais justement : ces problèmes qui peuvent sembler personnels, il les vit d’une manière très spéciale, unique, qui font qu’ils ne parlent pas que de lui. Ils parlent de toute son époque. Et même de plus que ça encore. Si Sartre a repris la pièce en 1953, et si nous la reprenons à notre tour aujourd’hui, c’est parce qu’il y a quelque chose de l’époque de Kean, et à quoi Kean a réagi tout au long de sa vie, qui est aussi fondamental à notre époque à nous que cela l’a été à celle de Sartre, et à celle de Dumas et de Kean.
Qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas parce qu’il a existé un homme qui s’est appelé Edmund Kean, et qu’il a été un acteur hors du commun, qu’il est aussi intéressant. C’est parce que ce qui a fait de lui un grand acteur – et un personnage public détesté – était au cœur de ce qui se passait à son époque. Si tel n’avait pas été le cas, tant qu’à prendre un Anglais, Dumas aurait aussi bien pu écrire sa pièce sur un acteur de Nô ou de Kabuki, ou sur un danseur du Bolchoï.
Une des premières images à m’être venues, dès ma première lecture de la pièce, a pris la forme d’une question : il m’est tout de suite apparu que l’histoire de la pièce et de son sujet est absolument centrale dans le sujet même de la pièce.
J’en ai parlé plus haut : « Qui est Kean, le personnage historique ? Pourquoi Dumas parle-t-il de lui ? Pourquoi Sartre reprend-il Dumas ? Pourquoi nous, montons-nous la pièce ? » Chacune de ces questions-là est importante par elle-même. Mais à elles toutes elles n’en composent aussi, pourtant, qu’une seule.
Je savais qu’il y avait un fil, là. Mais comment savoir ce qu’il est ? Comment le représenter ? Le faire ressortir ?
Mes questions étaient tellement vastes, au départ, aux prises comme je l’étais avec La Boule et ses innombrables facettes, que je ne me suis pas rendu compte que j’avais rapidement pris un mauvais chemin. Au lieu de me demander « Qu’est-ce qui est au cœur de la pièce ? » — ce que je me serais sans doute demandé… si je n’avais pas moi-même pensé que c’était « évident »… –, j’ai tenté de répondre à la question : « Quand est-ce qu’elle se passe ? »
Mais aussitôt que les morceaux sont tombés en place, il m’a sauté aux yeux que la question que j’avais choisi de me poser n’avait pas été la bonne. Pourquoi ? Parce qu’elle n’était pas une question, justement. Elle était la réponse.
Ce qui est au cœur de la pièce, c’est le fait que ce que Kean a vécu au début du XIXe siècle a continué de vivre jusqu’à la fin de son siècle à lui, puis tout au long de XXe, et se vit toujours aujourd’hui.
Or qu’est-ce qu’il a été, ce Kean ?
Un révolutionnaire.
Et de quoi parle Dumas, en faisant parler Kean ? Que dit Sartre à son tour en faisant parler les deux autres ?
De la responsabilité du créateur. De ses responsabilités à l’égard de ses semblables. Pas à l’égard du Roi. Pas à l’égard de Dieu. À l’égard de ses semblables.
C’est de cette responsabilité que parlera Albert Camus – l’indissociable-adversaire de Sartre, comme Rousseau et Voltaire ont aussi été des indissociables-adversaires — lors de son discours d’acceptation du Prix Nobel – prix que Sartre, lui, a refusé :
Au long des pages qui vont suivre, portez attention : tout, dans cette pièce et autour d’elle, parle de révolution. À tous égards.
La pièce elle-même, d’abord, bien entendu. Révolution de style. Et puis son sujet : un homme qui révolutionne la théâtre – qui fera littéralement disparaître de la scène anglaise Kemble et tout ce qu’il représente. Qui change jusqu’à la manière de penser le jeu de l’acteur. Chez lui et à l’étranger. Qui sort du peuple pour changer le monde. Qui n’hésite pas à prendre le Pouvoir de face. Et qui est envoyé en exil. Est-ce que ce n’est pas là exactement le trajet du Révolutionnaire ?
Et cette fascination que Kean exerce sur tous – d’Éléna à Anna, en passant par le Prince et par Salomon –, est-ce qu’elle ne fait pas de lui l’archétype-même des meneurs d’hommes qui font l’histoire depuis plus de deux siècles, de Danton et Robespierre à Staline, Khomeyni, Mussolini, Mao et Hitler, en passant par les grands Anarchistes comme Bakounine, ou par Martin Luther King ?
Ensuite le contexte dans lequel la pièce est écrite : par un descendant d’esclave, qui est lui-même fils de la Révolution – le père de Dumas, de simple soldat sous l’Ancien Régime, devient général sous Napoléon –, promoteur de Garibaldi et co-fondateur du mouvement romantique – mouvement révolutionnaire par excellence.
La reprise par Sartre, enfin : qui, au sommet de sa gloire, va haranguer les travailleurs à la sortie des usines.
De quoi parle Kean ?
De l’inévitable et monstrueuse Guerre civile qui a éclaté en 1789.
Qui dure toujours.
Et que les Premiers Romantiques ont perdue.
Nous aussi, aujourd’hui comme il a deux cents ans, sommes déchirés par les choix que Kean doit faire : nous soumettre et disparaître, dans un monde où les Puissants sont convaincus d’être supérieurs par nature ? Ou nous révolter et risquer ainsi d’ouvrir toutes grandes les portes de l’enfer ?
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Deux petites questions
Reste à dire un mot de mes raisons personnelles d’avoir suggéré de monter cette pièce :
Pour qui ?
Pour les jeunes.
Parce qu’à notre époque, au moins autant qu’à celle des Romantiques, à toutes les questions graves ne revient sempiternellement qu’une seule réponse pour justifier à l’infini l’inacceptable: « Ben voyons donc, c’est évident ! »
Parce que pour eux il y a deux siècles, comme pour nous aujourd’hui, il n’existe pas de pire prison dans laquelle être enfermé que celle de la soi-disant « évidence ».
Pour ma part, j’ai donc un spectateur-idéal en tête à chaque moment où, depuis l’été dernier, je me penche sur la pièce. Cela n’exclue bien évidemment pas qu’elle sera montée pour tout le monde. Mais c’est ce spectateur-là qui s’impose à mon imagination. C’est à lui que je parle d’abord.
Il ou elle a dix-sept ou vingt ans. Et est vraisemblablement, ce soir-là, venu au théâtre par obligation. Peut-être un peu ennuyé par avance, il ou elle s’attend… non pas à haïr ce qui va lui être présenté, non, mais confusément à ce que ça ne lui « parle » pas. Pas vraiment. Ça se passera là-bas, devant, au loin, et c’est tout. Ça lui plaira ou non, il y aura ou non des moments « thrillants ». Mais ça ne lui dira rien.
En ressortant du TNM, à la fin de la représentation, j’aimerais assez qu’il ou elle ait eu l’impression qu’on lui a présenté quelqu’un.
Pourquoi ?
Pour rendre hommage à celles et à ceux qui, il y a deux siècles, se sont jetés dans le vide avec la certitude qu’il allait leur pousser des ailes. Qui ont sauté en bas de leurs certitudes. Qui ont renouvelé le regard sur les choses, sur leurs semblables et sur la vie en misant sur ce qui est peut-être la plus grande qualité de l’être humain : sa curiosité.
Et son incapacité à supporter ce qui ne peut pas l’être.
Le coût de leurs actions a été monstrueusement élevé.
Mais quelle était l’alternative ?
Nous y reviendrons.
RDD
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