5 – Opération « Caliban »…
« Caliban »… vous vous souvenez ?
Comme dans le billet où j’ai raconté la vision qui m’est venue, en décembre dernier, en regardant le damné film sur Dirk Bogarde ? (Celui-ci – à peu près au tiers)
Quand je me suis aperçu que, durant la deuxième moitié au moins, il m’apparaissait un fantôme qui aurait surgi dans la salle de montage pour empêcher que soit achevée cette entreprise puante ?
Ce Caliban-là.
Une espèce de monstre, gardien de la mémoire et de la dignité.
Une espèce de vengeur face aux mensonges.
Un esprit.
Que je me permettrais d’invoquer.
*
Voyez-vous…
À « on fait quoi? »
La seule réponse qui me vienne,
Si je ne peux
Ou ne veux pas
Partir d’ici…
Elle est complètement loufoque,
Parfaitement irréalisable.
Et elle est double.
Elle est d’abord de lancer :
À la haine de l’âme qui de tout temps
À régné en déesse dans cette société,
Je dis… non !
Croyez-moi
Ou ne me croyez pas…
Je dis non !
Comprenez de quoi je parle ou pas…
Je dis non.
Crissez-moi une claque…
Criez-moi des noms…
Je dis non.
Je dis non…
Pour Nelligan, dans sa chambre d’hôpital.
Je dis non…
Pour Gauvreau, mort tout seul
Pour Aquin, mort tout seul
Pour Pagé, mort tout seul – et du départ de qui je ne me suis jamais consolé
Pour Sauvageau,
Pour Huguette Gaulin
Pour Nelly Arcan
Je dis non pour les morts.
Et je dis non pour les vivants.
Je dis non
Pour tous les étudiants que j’ai eus
Éblouissants d’une lumière
Dont personne n’a voulu.
Je dis non
Pour toutes les œuvres que j’ai vues
Passées sous silence
Ou trainées dans la boue
Par des ignorants.
Je dis non pour toutes les pièces
Qui se seraient écrites
Si cette société n’était pas
Aussi monstrueusement décourageante.
Et assassine.
Je dis non pour les œuvres qui sont.
Je dis non pour Yourcenar.
Et pour Robert Lalonde.
Je dis non
Pour Geneviève Billette
Et pour Herman Hesse
Et puis, ma réponse…
Elle est aussi de dire OUI.
Oui au rêve.
Oui au désespoir qui cherche le chemin.
Oui au vertige.
Oui à une vie qui ne se résume pas à la gagner.
*
Comment transformer ce Oui-là et ce Non-là en mouvement ?
C’est tout simple.
UNE PERSONNE À LA FOIS.
*
Voici à quoi je rêve, en cet instant précis.
C’est la seule possibilité
Que je crois imaginable
Pour un début de la fin de la Grande Noirceur.
*
Imaginez que ce blogue,
Je ne viens pas de l’écrire,
Mais de le lire.
Je me demande d’abord :
Quels sont les deux mots
Qui me viennent
Quand je pense à ce que je viens de lire ?
Disons que les deux miens sont…
« Inacceptable »
Et
« Ti-pits dans leurs carrosses ».
J’écris une lettre.
Et je l’écris et l’envoie sans attendre
Là, tout de suite
En plein mois de juillet.
C’est une lettre que j’adresse…
À un médecin
Ou alors à un ingénieur-conseil
Ou alors au boss d’une grande firme de travaux publics.
Dont, dans n’importe quel cas,
J’ai tiré le nom au hasard dans un bottin.
Je la lui envoie…
Par poste certifiée.
Pas juste enregistrée, certifiée.
Ça coûte plus cher, mais comme ça,
Je saurai qu’il l’a reçue et qu’il en a accusé réception.
Il ne l’a pas juste reçue – il a été obligé de signer.
Comme si c’était un avis d’avocat,
Ou de notaire,
Ou de huissier.
C’est super important.
En synthèse,
Je lui dis,
Très poliment
Mais très fermement
Ceci.
Monsieur ou madame,
Comment allez-vous ?
Passez-vous un bel été ?
Je vous souhaite de tout cœur que la réponse soit oui.
Savez-vous quoi ?
Un jour, j’ai lu un livre qui a changé ma vie.
C’était un très beau livre – je veux dire : une très belle histoire.
Il s’appelait ainsi ou comme ça
Il parlait de ceci ou de cela.
Et je ne l’ai jamais oublié.
Je me permets de vous écrire à vous, aujourd’hui,
À vous que je ne connais pas,
Parce que vous, dans notre société, vous êtes important.
Pourquoi je dis ça ?
Parce qu’apparemment, dans notre société, il n’y a que l’argent qui compte.
Et que vous appartenez à l’une des rares classes sociales qui viennent d’en recevoir beaucoup, de la part du gouvernement, de l’argent.
J’en déduis que vous devez être bien plus important que moi et que les gens qui m’entourent.
Savez-vous, monsieur ou madame,
Vous rendez-vous compte, monsieur ou madame,
De ce que, dans notre société, les arts et la culture sont en train de mourir ?
Je vous assure que c’est vrai.
On ne les a jamais beaucoup aimés, les arts et la culture,
Dans notre société.
On crie des noms aux intellectuels.
On rit des poètes.
Pour être un artiste pris au sérieux, dans notre société,
Il faut, bien entendu,
Ça va avec le reste,
Faire beaucoup d’argent.
Alors on part pour Hollywood.
Ou on part pour Las Vegas.
Et pendant ce temps-là,
La société se vide.
Je veux dire qu’elle se vide de deux manières :
Se vide de ses gens
Et se vide de son âme.
Ceux qui ne partent pas,
Ils n’ont aucune importance.
Parce qu’ils n’ont pas d’argent.
Bref.
Je ne veux pas vous retenir trop longtemps,
Alors si vous voulez un peu mieux savoir de quoi je parle,
Allez lire ici :
[ adresse du blogue ]
Et si vous manquez vraiment trop de temps,
Ne lisez que ce texte-ci, qui est en trois parties. Commencez à cette adresse…
[adresse du premier des trois “Caliban”]
… et quand vous arrivez en bas, cliquez sur “Article suivant”, c’est tout.
Voyez-vous,
Monsieur ou madame,
Dans quelques semaines,
En septembre,
Il va se tenir (encore !) une consultation
Sur les politiques culturelles.
Et si vous allez lire ce que je viens de vous suggérer
Vous allez voir que cette consultation
A toutes les chances du monde de mener droit à la fin de tout
Pour la culture et pour les arts.
Alors le jour où elle va commencer,
Je voudrais pouvoir protester contre elle,
Cette fausse-consultation.
Je voudrais pouvoir crier ce que j’ai sur le cœur.
Pourquoi ?
Parce qu’au train où les choses se dégradent,
Le petit garçon ou la petite fille
Que j’ai vu(e) dans son carrosse,
Tout à l’heure,
Dans le métro,
Il n’aura jamais la chance,
Dans la société où nous habitons,
D’en lire, une belle histoire comme celle qui a changé ma vie.
Et encore bien moins d’en écrire une.
Le jour où les fausses-consultations
Sur la fausse-politique culturelle
Vont commencer
Je voudrais pouvoir
Poser des affiches à la grandeur de ma rue
Ou acheter un petit espace dans un journal
Un journal de quartier
Un journal étudiant
Ou un grand journal
Un petit carré
Dans lequel j’écrirais tout simplement :
« Et dire que je pensais que Duplessis était mort ! »
Avec mon nom, en dessous
Et les noms de mes parents et amis
Qui en cet instant même écrivent
Comme je le fais
Et pour la même raison
Des lettres comme celle-ci
À d’autres gens importants.
« Et dire que je pensais que Duplessis était mort ! »
Ou bien
« Êtes-vous sûrs que ce sont les Arts, qui vous font mal ? »
Ou bien
« Pourquoi haïssez-vous autant les artistes ? »
Ou bien
Si vraiment ce jour-là je n’y tiens plus
« Et des suicides d’artistes, il va vous en falloir encore combien ? »
Dans n’importe quel cas,
Juste une phrase,
Et cinq, dix ou vingt toutes petites, petites signatures en dessous.
Pas de grands discours.
Pas de grande révolte.
Juste ça :
« Pourquoi haïssez-vous autant les artistes ? »
Si vous voulez me donner un coup de pouce,
Pour financer mes affiches
Ou mon petit carré dans le journal,
Je vous en serais très reconnaissant.
Vraiment.
Voici mon adresse :
[mon adresse]
De toute manière,
Je vous remercie du fond du cœur pour votre temps
Et je vous souhaite une magnifique fin de journée.
XXXXX
*
Cette lettre, vous en envoyez trois, dix, ou vingt, ou trente, à des gens différents. Selon vos moyens (parce qu’elle est quand même un peu chère, la certification, mais elle est absolument nécessaire – pour que la personne, à l’autre bout, n’ait surtout pas l’impression de juste recevoir un flyer de plus.)
Mais ce n’est pas tout.
Cet été, sur votre patio,
Ou au bord du lac,
Ou dans votre ruelle,
Vous allez jaser avec des tas de gens.
Des voisins,
Des collègues,
Des amis.
Des parents.
Invitez-en cinq à prendre une bière.
Juste cinq.
(Et…
Hé hé…
Vous pouvez même leur demander de fournir la bière
Si vous avez pas les moyens.)
Racontez-leur ce blogue.
Ou lisez-en des bouts – ceux qui vous ont marqué.
Racontez-leur ce que vous imaginez
Que ce sera,
Dans quelques années à peine,
Une société où il n’y aura plus aucun artiste
Audible
Ou visible.
Nous y sommes déjà presque.
N’essayez pas de les convaincre.
Ça, c’est inutile.
C’est inutile :
Vous allez vous épuiser,
Vous risquez de vous fâcher,
Mais surtout,
Vous risquez de vous faire faire mal.
Même par des gens que vous aimez.
Alors ne forcez pas.
Écrivez vos lettres.
Profitez-en pour tripper :
Les trois-cinq-neuf que vous envoyez,
Faites-les complètement différentes
Si avez le goût et le temps.
Invitez cinq parents-zé-amis
À les entendre
Expliquez-leur pourquoi
Vous ne pouviez pas ne pas le faire.
Et invitez-les à en faire autant :
Lire le blogue.
Écrire la lettre.
L’envoyer en cinq ou douze exemplaires.
Ou en cinq ou douze versions.
Ensuite, chacun des cinq ramasse cinq autres personnes.
Et on recommence.
*
Vos cinq parents-zé-amis à vous qui envoient…
Huit lettres chacun, mettons,
Ajoutées aux huit vôtres, mettons,
Ça en fait déjà quarante-huit.
Si chacun de vos cinq parents-zé-amis
Après avoir envoyé ses lettres,
En fait envoyer autant à cinq de ses parents-zé-amis à lui ou à elle…
On est déjà rendus à 248 !
Et on continue.
Et encore.
Et encore.
Et tout ce monde-là continue.
Dans le temps de le dire,
Ça s’appelle un raz-de-marée !
(Et youpi : Poste-Canada
Est obligé d’engager du monde…)
Ne faites pas de liste !
N’essayez pas de contrôler !
Tant mieux, si le même boss ou le même doc
Reçoit quarante lettres
De quarante personnes différentes
Qui habitent Homa, Amqui et Baie-Comeau.
N’essayez pas de vous arranger pour.
Mais n’essayez pas non plus de l’empêcher.
Videz vos verres d’eau à vous dans la rivière.
Et ensuite…
Laissez-la suivre son cours.
*
Mais c’est pas tout !
Vous connaissez un ou des profs,
Au secondaire,
Au cégep,
À l’université ?
Demandez-lui de partir une pyramide, lui aussi.
Sur le même principe que les lettres :
Qu’il lise le blogue.
Et s’il croit que ça vaut la peine,
Demandez-lui de convaincre cinq confrères ou consœurs chacun.
Qui a leur tour en convaincront cinq.
Et ainsi de suite.
Le but :
Le jour où commenceront les soi-disant consultations
Que tous ces profs-là
Quelle que soit la matière qui est leur spécialité,
Consacrent TOUT LEUR TEMPS EN CLASSE
TOUTE LA JOURNÉE !
À expliquer à leurs étudiants
Ce que ce sera
Pour eux, pour elles,
Une société
Qui à partir de dans quelques mois à peine
Sera sans artistes.
*
Dans tout ça,
Quelques éléments ESSENTIELS :
AUCUN nom d’organisme, quel qu’il soit !
Nulle part !
(ET SURTOUT PAS D’ORGANISMES CULTURELS)
Des individus, et RIEN QUE des individus.
Sans titres,
Sans qualifications,
Sans statuts.
RIEN sur les réseaux sociaux !
AUCUN POLITICIEN !
De quelque juridiction
Ou de quelque parti qu’il ou elle soit !
Bannis !
C’est leur tour.
Et… AUCUNE violence.
Du ras-le-bol, oui.
De la douleur, oui.
Du vertige, oui.
Mais pas de violence.
Pas d’explication non plus,
Une fois que les choses sont en marche.
Vous avez choisi une phrase claire ?
Eh bien faites-lui confiance !
Un journaliste vous appelle ?
Refusez de lui répondre.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
Mon message est pas clair ? »
Obligez-le à réfléchir, un peu.
Ça m’étonnerait que ça lui fasse du tort.
*
« En enfer non plus, ils doivent pas tellement aimer ça, les poètes… »
Avec dix, quinze, ou vingt signatures en dessous.
*
« Aujourd’hui, les copains,
On prend un break de trigo.
Je vais vous parler de deux choses.
D’une musique fabuleuse que j’ai entendue, une fois, quand j’avais votre âge. Mais je suis pas sûr d’être capable sans me mettre à pleurer.
Et du fait que la société où nous vivons, vous et moi, me fait… très, très peur. »
*
Imaginez.
Imaginez, le jour où les grandes consultations fakées vont commencer.
Partout au Québec,
Sur des coins de rues,
Des gens ordinaires
Qui arrêtent les passants :
« Excusez-moi !
Est-ce que vous savez ce qui est en train de se passer ? »
Imaginez,
Dans toutes les salles de classe du Québec,
En même temps,
Tous les profs qui parlent de beauté !
Les yeux plein d’eau.
Imaginez.
Des grands murs couverts de petites affiches.
« Ça suffisait pas qu’il soit déjà mort une fois, Nelligan ? »
Imaginez !
Des pages et des pages de petits encadrés,
Dans tous les journaux du Québec.
Qui crient tous NON !
NOUS NE SOMMES PAS DU BÉTAIL !
NOUS VOULONS CHANTER
ET NOUS VOULONS ENTENDRE LES CHANTS
DE PEUR
D’AMOUR
DE TRISTESSE
DE DÉSOLATION
D’ESPOIR.
NOUS
NE
SOMMES
PAS
DU
BÉTAIL !
Sans commentaires.
Sans explications.
Sauf peut-être…
Sauf peut-être…
Quelques lignes
De votre poème préféré.
*
Voilà.
C’est tout.
J’écris ceci.
Et je me surprends à pleurer comme un enfant.
Comme un enfant qui fait son plus beau rêve d’enfant.
Un nouveau Refus Global
Mais à mille,
Dix milles voix !
D’hommes et de femmes
Dans leurs vies
Qui disent :
J’ai besoin de beauté.
Une par une !
Un par un !
À la grandeur d’un pays en train de mourir.
*
J’écris ceci.
Et je me surprends à pleurer comme un enfant.
Comme un enfant qui fait son plus beau rêve d’enfant…
… en sachant qu’il ne se réalisera jamais !
———–
À partir d’ici,
C’est un rajout.
Et c’est de trop.
Et je le sais.
J’ai tout fait pour ne pas l’écrire.
Mais je ne peux pas
M’en empêcher.
Parce que j’ai besoin
Que les morts soient moins morts.
Et que les vivants
(…)
(…)
(…)
——
Je n’ai pas le droit…
Je n’ai AUCUN droit…
De demander quoi que ce soit
À qui que ce soit.
Je suis juste un gros petit bonhomme
Dans un monde bien trop grand
Et bien trop sérieux
Et bien trop violent
Et bien trop froid
Pour lui
Je n’ai aucun droit
De demander quoi que ce soit
Mais…
Si vous saviez…
Ah !
Si vous saviez…
Et je pleure
Encore plus fort
En écrivant ceci.
Tellement, que je ne vois plus
Ni les mots sur l’écran
Ni mes doigts sur le clavier.
Si vous saviez…
Comme j’aimerais…
Me
Faire
Prouver
Que
J’ai
Tort
——-
Quoi qu’il advienne,
Je vous souhaite
Belle
Sereine
Et longue vie.
DANIEL
[1er au 3 juillet 2017 — Revu le 4 juillet]
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