Article sur le thème du Coup de foudre,
commandé par le journal Le Devoir, de Montréal,
en 1993.
DEUX JOURS EN MAI
J’avais ? Dix-huit ans.
Cela se passait en 73, donc. Oui, ce doit être cela puisque l’année suivante je n’habitais plus chez mes grands-parents.
Au printemps, puisqu’il y avait cette lumière dorée à laquelle nous n’avons droit qu’en mai.
Près de la frontière nord du quartier Villeray, marquée par le boulevard Métropolitain.
Sur la rue Clark, petite rue résidentielle, mémoire de ce qu’on croyait, tout de suite après la Deuxième Guerre Mondiale, pouvoir être la banlieue.
Au deuxième étage, dans le salon, dans le trône du patriarche, gros fauteuil à oreilles tapissé d’arabesques d’or sur fond acajou qui occupait le coin de la pièce, près de la fenêtre donnant sur un érable immense.
Il me frappe soudain que c’est exactement depuis l’autre bout de ce logement-là que j’ai connu l’antipode, justement, du choc que je conte ici.
Trois ans et demie plus tôt, Upper Outremont s’était mis à avoir très très peur et à être très très très fâché parce que pas même deux douzaines de gars et quelques filles en avaient eu plein le c… et avaient sauté à pieds joints dans les plats. Alors, Upper Outremont et ses amis avaient envoyé l’armée. Rien de moins. L’armée, que j’avais vue entrer en ville depuis le balcon qui se trouvait, oui, aux antipodes, dans ce petit monde-là, du gros fauteuil brun et or.
Y aurait-il une géographie de l’apprentissage du monde ?
Sur le balcon d’où l’on voyait le boulevard Saint-Laurent, j’avais découvert ce que l’on ressent la première fois que l’on vous dit : « Je te méprise » en vous regardant droit dans les yeux. Dans le fauteuil, j’allais connaître jusqu’où peut mener la compassion.
Depuis le balcon, j’avais assisté au discours en action de ceux qui ne croient qu’aux chiffres. Dans le salon, on allait me murmurer un long chant, doux et tourmenté. Après l’avoir entendu, plus jamais pétale de rose ne serait le même.
Vous y croyez, vous, qu’un récit dans lequel on nous décrit la nuit où meurt une vieille femme enchaînée sous un arbre, la nuit où il pleuvra des pétales de roses en souvenir d’elle, vous y croyez qu’un récit comme celui-là puisse être aussi marquant que la course, un dimanche après-midi, pendant une heure, de gros camions verts bourrés de soldats en armes ?
Vous y croyez, qu’un livre puisse peser autant que des milliers d’Onusiens en devenir qui, quand ils sont au pays, oublient leur casque bleu sur la patère et coiffent le vert, celui avec des branches collées dessus ?
Vous y croyez, qu’un garçon de dix-huit ans puisse être sauvé de la rage et de l’envie de tuer par une foule d’anges gardiens soufflés en lui par un Colombien qu’il n’a jamais rencontré ?
Moi, si.
Ou plutôt : pour moi, la question ne se pose pas – la réponse se vit.
Comment diable m’y étais-je pris pour me réserver tout ce temps ?
Il y avait toujours du pain à aller chercher chez Dominion, ou une tarte aux pommes à prix réduit, chez Steinberg. Il y avait toujours la Corvette de mononk-qui-a-réussi-dans-la-vie, à laver et à Simonizer, les flancs blancs à passer à la laine d’acier, pour très exactement cinquante cents – quand il avait de la monnaie. Ou bien il y avait « Va donc chercher des cigarettes à grand-papa, à place de perdre ton temps. La lecture, ça peut attendre. » Il y avait les fenêtres à laver, le mobilier Louis XIV à cirer, les piles de vieux papiers à classer, au sous-sol, jalons de la mémoire financière du clan.
Pourquoi est-ce que je n’entends pas un son, dans la maison ? Pas de CFGL venant de la radio de la chambre à coucher ? Ah ! les grands-parents devaient être partis chez la-ma-tante-des-États.
Je me vois entrer dans la pièce. Je l’ai à la main. Un Livre de Poche. Je n’en vois plus les couleurs.
Avant, il y avait eu les lectures obligées. Claire Martin, au Secondaire. Van Vogt, Platon, Lovecraft et Éluard au Cegep. Je garde l’impression que ce jour-là, je vais lire pour la première fois de mon propre chef.
Pourquoi le souvenir des préliminaires est-il si incroyablement clair ? Je me vois traverser la pièce en direction du fauteuil. Le haut calorifère, sous la fenêtre. Le pouf recouvert de babiche, dont je corrige la position. Je sens le haut dossier du fauteuil, contre lequel je m’appuie. Le souffle léger du vent, qui soulève le voilage blanc de la fenêtre. Il y a la pénombre fraîche dans la maison. Et l’éblouissement, dehors. Des cris d’enfants qui jouent.
Et puis. Il y a la première phrase.
« Le jour où il allait être fusillé, bien des années plus tard, le Capitaine José Aureliano Buanda se souviendrait de cette scène. » (Je cite de mémoire, vingt ans plus tard. J’ai dû prêter mon exemplaire et, comme la moitié de la bibliothèque que j’aurais si j’étais plus regardant, il ne m’est jamais revenu).
Je venais de commencer à lire Cent ans de solitude.
Je ne sais plus qui avait pu me le conseiller. Qu’elle ou lui en soit éternellement remercié.
J’entrais derrière une tapisserie où jamais personne ne m’avait dit qu’il y aurait autre chose qu’un mur blanc, que du vide. J’y découvrais les prières qui donnent sa vie à ce côté-ci du monde. Je découvrais des gens qui découvraient la glace. J’entendais parler de destin et de communauté. J’entendais les chants de la mémoire. On m’apprenait à déchiffrer de vieilles cartes à l’aide desquelles comprendre la folie. Je ne ressortirais pas de là comme, des années plus tard, je suis, par exemple, ressorti du Seigneur des anneaux, dont j’avais dévoré deux tomes en une fin de semaine, déçu que les humains n’aient pas de poil sur les pieds. D’ailleurs, de Cent ans de solitude, je crois que je ne suis jamais ressorti. Je suis resté prisonnier volontaire derrière la tenture. Là où l’on refuse que les êtres et les objets soient vides. Là où « espoir », n’étant pas synonyme d’« illusion », reste palpable. Là où on ne vous présente pas sans cesse de soi-disant solutions parfaites comme autant d’évidences qui n’auront l’inconvénient que de vous coûter votre âme. Là où rien ne disparaît de ce qui fait le poids des choses, leur lumière, leur brûlure parfois, leur caresse parfois.
Quatorze ans plus tard, en mai, à Caracas, je me retrouve dans une soirée dans le quartier Las Mercedes.
J’en passe la plus grande partie sur la terrasse, à contempler la ville qui scintille au fond de la vallée. Quand ne reste plus qu’un groupe de vieux amis, dont celui qui m’a amené là, ils passent au français, par courtoisie.
L’hôtesse me dit qu’elle est Colombienne. Spontanément, je fais : « Ah! Garcia Marquez ! » Elle sourit. Se lève en faisant signe aux autres de ne pas lui voler l’effet de surprise qu’elle me prépare. Quitte la pièce. Revient avec un livre et un petit cadre.
Elle me tend le cadre d’abord, une photo : « Vous voyez, à Paris. (En 57 ?) Gabriel et moi. Il avait commencé à l’écrire. »
Alors, elle me tend le livre. J’ouvre. Cien años de soledad. « Le tout premier exemplaire. », dit-elle. Sur la page de garde, une dédicace manuscrite : le nom de notre hôtesse. Elle dit : « Allez voir à qui le roman est dédié. » Je tourne. Quelques mots imprimés : le même nom à nouveau, celui de cette femme.
J’ai dû devenir très pâle.
Ce n’est pas que je sois fétichiste, pas du tout.
Pourtant, je ne saurai jamais comment j’ai pu m’empêcher d’éclater en sanglots.
Peut-être aurais-je dû. Parce qu’alors, en ne luttant pas contre le tremblement de terre, j’aurais au moins pu laisser sortir les mots qui me brûlaient et que j’ai gardés jusqu’à ce jour :
« Dites-lui. Dites. Quand vous le verrez. Dites. Dites-lui. Merci. »
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Ahhh avoir enfin le temps de te lire … Cher trésor national, merci pour ce beau texte et quelle belle histoire!
Joanne Migneault
Si Gabriel Garcia Marquez avait su que tu étais chez cette femme à qui il a dédicacé le premier exemplaire de son livre , je suis à peu près certaine qu’il serait aussi venu ce soir-là voir la ville scintiller au fond de la vallée.
Oh, c’est beau ça ! Merci, Lise.