Ce matin… (4/4) – La lettre du 20 mars 2000

 

Invraisemblable.

Alors que je travaille aux révisions de la 2e partie du billet Ce matin, je ne me suis pas réveillé, que je souhaite terminer au plus sacrant, je tombe par hasard, il y a 2 ou 3 heures, sur ce texte de moi dont je n’avais gardé strictement aucun souvenir.

C’est celui de la lettre qu’en mars 2000 j’adresse à 23 amis pour leur annoncer que je laisse tomber le projet Les Cahiers du Hobbit.

Je ne crois pas l’avoir jamais envoyée – ni même l’avoir fait lire à qui que ce soit.

 

Tout est là.

Tout l’essentiel à mes yeux, en tout cas.

 

Et je décide de la mettre en ligne toutes affaires cessantes.

 

(5 octobre 2017)

 


 

 

Montréal, ce 26 mars 2000

 

Bonjour,

J’espère que vous pardonnerez le ton passablement « communiqué de presse » de ce qui suit.

Je viens de prendre une décision, capitale ne serait-ce qu’à mes propres yeux, et maintenant qu’elle est prise, je préfère la faire connaitre d’un seul coup à mes proches dans leur ensemble qu’avoir à répéter trente fois les mêmes explications. Cette justification de ma manière de m’y prendre semblera peut-être à elle seule passablement cavalière mais, pour le meilleur ou pour le pire, s’il peut m’arriver de mijoter longtemps avant de prendre une décision, une fois qu’elle est prise je préfère passer aux actes presto.

 

Voici, en deux mots comme en mille, de quoi il s’agit :

J’ai décidé d’abandonner sans appel la rédaction des Cahiers d’un Hobbit. Il n’y aura pas de livre. Ni maintenant ni – très vraisemblablement – plus tard.

La seule question qu’il me reste à résoudre concerne les passages du livre déjà rédigés et mes notes : je m’accorde encore quelque temps avant de décider si je les efface purement et simplement de mon ordinateur ou si je vais plutôt les archiver. Je penche très nettement, pour l’heure, du côté de la première solution, mais rien n’est encore définitif à ce chapitre.

 

Voilà.

La chose étant dite, je vais tenter de m’expliquer le plus succinctement possible de cette décision.

 

Reprenons du début.

Ce qui a fini, après quatre ans de travail acharné, par devenir le chantier des Cahiers dans son état actuel – plan sur trois tomes, plus de douze cents pages rédigées dont sept cent cinquante pour le seul premier tome, plus de trois milles pages de notes, une bibliographie [livres, articles et documents internet] de plus de 90 pages en petits caractères – n’a jamais été au premier chef une entreprise politique. Politique, le livre devait nécessairement, par la force des choses, le devenir puisque rien dans une société ne se lit – ne s’interprète – hors-contexte et que, cheux nous, le contexte se résume à être celui du déroulement d’une guerre civile soft aussi interminable que fallacieuse, entre soi-disant tenants d’un soi-disant fédéralisme et soi-disant promoteurs d’une soi-disant indépendance nationale. Dès que l’on sort de l’intimité – et encore… – tout ce qui s’énonce cheux nous doit donc finir par être utilisable et utilisé, sous une forme ou sous une autre, par l’un ou l’autre des deux camps, dans cette parodie de débat qui prétend résumer à elle seule la vie et ses enjeux. Il était donc « fatal » que les Cahiers passent aussi par ce chemin digestif-là, et je n’ai tenté ni de l’éviter ni de me leurrer à cet égard. J’ai même pris le taureau par les cornes.

Il n’en reste pas moins que, derrière les discours qui pouvaient être tenus sur mon entreprise et les énoncés qui en étaient issus, mon entreprise première, elle, ne visait pas à défendre ni même à simplement décrire une position qui aurait été la mienne dans ce faux-débat. Elle visait à une réflexion sur la culture, c’est-à-dire à une réflexion sur le rapport au monde en fonction duquel vivent, ressentent, pensent et agissent les individus dans un groupe donné. LE rapport au monde, ou LES rapports au monde, et les interactions entres eux s’il y en a plus d’un.

 

Ce qui m’habitait et m’habite encore n’était pas un désir de trancher dans le débat constitutionnel – débat dont je n’ai, en tant que tel, strictement rien à cirer –, mais celui de comprendre les sources de la haine féroce pour la beauté et la vie dont j’ai croisé, tout au long de ma vie, dans la société où je suis né et où j’ai grandi, des exemples à foison. Plus précisément : le règne quasi absolu de cette haine. Et donc la très frappante absence d’alternatives à elle. Ou, là où il se trouve des exemples de telles alternatives, leur époustouflante faiblesse.

Ce n’était, et ce n’est toujours pas aujourd’hui, par exemple l’omniprésence des humoristes, ni celle de la culture du ressentiment, qui me fascinaient, mais l’absence de quoi que ce soit d’autre, sur l’agora, que de ça. Rire gras et rejet collectif systématique sur l’Autre de la responsabilité ne sont bien sûr pas l’apanage de notre seule société. Pas plus que l’injustice sociale ni l’arrogance des puissants. En revanche, les autres sociétés que je connais, si elles comportent de tels traits, en possèdent aussi certains qui, d’une manière ou d’une autre et avec plus ou moins de succès, tentent de les équilibrer. C’était l’absence de tels contrepoints cheux nous qui attirait mon regard. Ne serait-ce que parce qu’une partie non négligeable de l’élaboration de tels contre-discours relève directement de la tâche des artistes. Et que je me targue d’en être un.

En d’autres mots, je ne me suis pas lancé dans ce qui est devenu l’hénaurme chantier des Cahiers parce que je voulais comprendre si j’allais devoir voter oui ou voter non au prochain référendum, mais pour tenter de comprendre pourquoi la haine de la beauté et de la vie sont aussi féroces dans la société où je vis, alors que les appuis qu’elles reçoivent SUR LA PLACE PUBLIQUE sont aussi faibles : quasi inexistants, sauf peut-être sous forme de sporadiques prises de positions qui sont immédiatement assimilables à des délires sentimentaux.

Je voulais comprendre la dureté implacable du regard sur les choses qui règne cheux nous : ce mépris qui écarte du revers de la main tout ce qui n’est pas culte du pur pouvoir – sous quelque forme que ce soit –, ce culte capital dont j’ai rencontré des milliers de manifestations tout au long de ma vie alors que j’ai si peu eu l’occasion de croiser la route de quoi que ce soit d’autre que lui.

Je voulais comprendre pourquoi la curiosité est cheux nous considérée comme une tare, la seule vertu civique réputée véritable consistant en la capacité de se tenir en rang sans gémir ni broncher, en beuglant à l’unisson « Gens du pays »-tagada-tsoin-tsoin tout en agitant des petits drapeaux sortis tout droit de l’arsenal de Charles Maurras. Et comment, en dépit de ces réalités omniprésentes, nous parvenons à nous faire accroire et à faire accroire à nombre d’outsiders que notre société en serait essentiellement une de bons gars, au cœur grand d’ même.

Le trajet a été long. Et éminemment méandreux.

Mais au fil du temps, je suis tout de même parvenu à ce qui m’apparait comme des éléments de réponse à mes questions.

 

Pour faire très vite, voici :

Il existe, si l’on veut bien prendre les choses par ce bout-là de la lorgnette, deux définitions de ce que peut être une culture humaine : elle peut être le culte des forces auxquelles les Humains sont soumis, ou elle peut être celui de l’histoire de ces Humains tentant sans relâche, vaille-que-vaille, depuis des milliers d’années, de se tenir debout face à ces forces.

 

La première définition, on le voit, est on ne peut plus simple : un culte rendu à la force, à la puissance aveugle. La seconde renvoie à l’écoute de la douleur, du trouble, du désarroi. Oh, la première aussi, bien entendu, prétend, à l’occasion au moins, porter attention au trouble que ressentent les créatures que nous sommes, mais elle le fait pour l’offrir en sacrifice, ce trouble, en sacrifice, en hommage rendu aux forces dont la conjugaison le suscite.

J’en suis simplement venu, en quelque sorte, à constater que la quasi-totalité de ce qui s’exprime publiquement cheux nous relève de la première définition que je viens de donner de la culture, alors que la seconde y est à toutes fins utiles unanimement objet de mépris et de rejet systématiques et catégoriques – si, en tous cas, elle ne peut pas, d’une manière ou d’une autre, être récupérée au sein de la première.

Mon problème est là : cette définition nettement prépondérante me hérisse tous les poils du corps, alors que l’alternative à elle est la seule à permettre une représentation du monde par l’entremise de laquelle j’aie pu à ce jour avoir accès au sens du mot « fraternité ».

 

Comme je viens de l’évoquer, la culture régnante cheux nous est donc dotée d’une immense capacité d’assimilation de la contradiction – faculté peaufinée tout au long de siècles d’exercices pratiques, ici et à l’étranger –, capacité qui permet par exemple d’expliquer comment cette société arrive à fonctionner à toutes fins utiles comme une société fasciste réussie [culte de l’émotion nationale, recours systématique au chantage émotif et au ressentiment, haine à l’égard de l’activité intellectuelle, culte de la défaite et de la souffrance collectives, prétention éhontée à la justice sociale, autoritarisme, irresponsabilité statutaire des élites en tant que corps constitués, « sloganisation » systématique du langage public et privé] mais à se prétendre tout de même démocratique : le truc est tout simple, il consiste à résumer la démocratie non par ses visées, ses positions fondamentales et ses projets, mais par ses seules formes, des formes littéralement vidées de leur sens, donc, et même utilisées pour s’attaquer farouchement à ce sens.

Le langage – en particulier le langage public – est ainsi devenu au fil du temps une entreprise presque totalement indépendante des gestes posés, sans rapport descriptif avec eux – ou peu s’en faut – : le langage public est de pure forme, les gestes politiques de pure puissance, de pure autorité intolérante.

 

Ayant constaté cela, il s’est mis à m’apparaître au fil de mon travail que si mon hypothèse était fondée, selon laquelle cette société serait soumise à un totalitarisme « de fait » – par opposition à « de discours » –, ce totalitarisme devait avoir toutes les chances de se retrouver non seulement à l’intérieur de la société mais aussi dans les rapports qu’elle entretient avec l’extérieur, dans ce que j’ai appelé « l’interface » : l’équivalent politique de la persona en psychanalyse, la version officielle de soi, destinée aux autres.

Si mon hypothèse était exacte, ce qui se trouve en amont du nationalisme, le projet véritable – puisque le nationalisme ne constitue pas un projet, il se contente d’être une rhétorique de mise en marché, un écran de fumée –, devait aussi se retrouver dans l’autre « camp », celui qui cheux nous prétend affronter ceux que l’on appelle – à tort parce que de manière à masquer l’ensemble du portrait – les « Nationalistes ».

 

Cette hypothèse me semblait mériter d’être examinée en profondeur parce qu’en plus de me permettre d’éventuellement vérifier ma première hypothèse, elle venait m’offrir la possibilité de résoudre une autre question qui me tarabustait depuis longtemps : celle de la remarquable, de l’extraordinaire vacuité du discours soi-disant fédéraliste au Québec, de sa manière de prétendre être aux antipodes de son vis-à-vis alors qu’en fait elle ne se différencie d’elle que par la conclusion à laquelle elle prétend arriver. Les uns et les autres – soi-disant Fédéralistes et soi-disant Nationalistes – ne jurent que par la sacro-sainte nâtion canadienne-française ou québécoise, et le font d’ailleurs dans les mêmes termes; simplement, cette nâtion, disent les uns, serait mieux servie par la fédération, alors que non, rétorquent les autres, la nâtion ne peut être servie que par elle-même, baignée dans une sublimante liberté qu’il n’appartient qu’à la vertu de courage d’accorder. Leur désaccord sur ce point est réputé suffire, à lui seul, à résumer tout le spectre des possibles politiques…

D’un point de vue culturel, il n’en reste pas moins que les uns et les autres font bel et bien la promotion d’une seule et même perspective – celle du pur pouvoir –, fondatrice du fascisme-en-civil dont il est assez aisé de constater le règne à l’interne.

Eh bien mon hypothèse, je parvins bel et bien à la démontrer. J’y parvins, d’ailleurs, avec une facilité qui me laissa baba. Je crus même pouvoir affirmer que j’avais identifié la période historique où le nationalisme issus de l’ultramontanisme, une fois parfaitement assuré son contrôle de la société interne, a pu se permettre de prendre en plus celui de l’interface : durant, ou tout de suite après, la Seconde Guerre Mondiale. C’est à ce moment que meurent ou prennent leur retraite les quelques dernières Figures démocratiques qu’en un siècle et demie cette société est arrivée à inspirer.

 

Durant ce temps-là déjà, pendant ce que j’appellerais la partie « fleur-de-lys » de mes travaux, celle où je me penchais tout particulièrement sur la prise de pouvoir interne par les Ultramontains et leurs alliés ou rejetons Nationalistes, me chicotait la question de savoir comment mon livre allait bien pouvoir faire autre chose qu’empirer, qu’envenimer encore le faux-débat auquel nous sommes soumis en tant que simili-citoyens : comment faire pour aborder la question des fondements culturels d’une société politique, sans être récupéré dans leurs manifestations ? Comment se « mettre à distance » ? Comment rendre lisible cette « mise à distance » ? Comment dire « Ce n’est pas telle ou telle faction, qui me parait mériter d’être critiquée, mais l’ensemble de leur entreprise commune », alors que ces deux factions sont parvenues à faire croire à tous qu’elles seules résument conjointement tout ce qui mérite de l’être, et qu’il n’y aurait donc aucun « ailleurs » où se situer pour les critiquer, elles et les rapports qu’elles entretiennent entre elles ?

Le nationalisme et les dogmes auquel il a recours n’ont pas pour fonction d’expliquer, ni encore bien moins d’encourager la curiosité des individus, mais simplement de renforcer un discours et un seul, celui de la thèse fondamentale : « La nâtion est en danger », ce danger servant ensuite évidemment à justifier tout ce que les élites régnantes ont le goût de faire, sans qu’il soit possible de s’opposer à elles sans être aussitôt accusé d’être un suppôt des ennemis de ladite nâtion.

Toute l’architecture rhétorique fasciste tient dans ces cinq mots-là : « La nâtion est en danger ».

« En danger à cause des Séparatis’ », disent les tenants d’une des factions. Non, « en danger à cause des Anglais et de leurs sbires », répondent les curés d’en-face. C’est ce que j’ai appelé, dans les Cahiers, « La rhétorique de Jerry Lewis et Dean Martin » : Lucien Bouchard tient le micro, tandis que Stéphane Dion lui pave la route pour ses punchlines. C’est, au Québec, ce que l’on appelle avoir des positions diamétralement opposées…

 

Depuis des années, j’ai donc été hanté par la crainte, quelles que soient les précautions auxquelles j’aurais recours, de fournir aux DEUX factions du seul mouvement politique organisé et reconnu des arguments qui les justifieraient de faire le saut en commun vers un délire encore plus vertigineux, ce qui serait bien entendu l’événement le plus éloigné qui se puisse imaginer des buts que je vise. Je dirais : n’importe quoi, mais pas ça.

Ensuite, est venu s’ajouter encore une autre variable : celle du nationalisme canadien. Lequel a véritablement le vent en poupe : le vent du nationalisme québécois, entre autres, qui souffle effectivement à pleins poumons.

Ainsi, le choix offert aux simili-citoyens du Québec – qu’il serait sans doute encore plus approprié de désigner par : « les Sujets de la Nâtion » – est donc, à l’interne, entre deux factions d’un même nationalisme, et dans l’interface, entre deux nationalismes. Charmant. Difficile, en tous cas, d’imaginer un discours unique qui régnerait mieux que ça.

La crainte que je nourrissais depuis des années quant aux éventuelles conséquences de ma parole s’est donc considérablement approfondie ces temps derniers : non seulement je risque, en disant ce que j’ai à dire, de radicalement renforcer le délire qu’est le soi-disant affrontement interne, mais, dans l’interface, je cours aussi le risque de renforcer le soi-disant débat entre les deux nationalismes. Dans toutes les éventualités, le risque est omniprésent : celui de renforcer une rhétorique que j’abhorre, une rhétorique qui n’est que le vecteur d’une façon révulsante de concevoir la vie.

Mais est-ce qu’il n’y aurait pas quelque part, dans quelque racoin, un autre enjeu, qui serait tellement important à mes yeux qu’il me justifierait de courir le risque quoi qu’il m’en coûte ?

Non. Je l’ai espéré. C’est même cette possibilité qui m’a permis de tenir aussi longtemps. Mais, après examen des faits, je ne le crois plus.

Ces derniers mois, plusieurs événements – aussi bien publics que privés – sont venus me remettre devant les yeux avec une telle évidence que je ne puis feindre de l’ignorer, le fait que le clivage entre gestes et discours est cheux nous omniprésent au sein des élites : les déclarations d’intention ne raboutent pour ainsi dire jamais avec les résultats atteints par les gestes posés.

Qu’est-ce à dire ? Que les risques encourus dans le cadre de mon entreprise sont immenses, et leur probabilité de réalisation extrêmement élevée. Tandis que les probabilités de voir « autre chose » intervenir pour empêcher le pire de se réaliser sont si faibles que le constat de leur existence relève davantage de la foi aveugle que de l’observation. Or, je ne suis guère doué pour la foi aveugle.

Autrement dit : je ne crois pas que mon livre puisse avoir d’autre effet notable que de nécessairement encore renforcer le faux-débat en place. Sans rien arriver à permettre en contrepartie qui me paraisse positif.

Autrement dit encore, cette fois du point de vue de mon entreprise culturelle fondamentale : je n’ai pas constaté chez mes concitoyens l’existence d’une capacité de curiosité à l’égard de la différence qui suffirait à me convaincre qu’appliquée aux sujets abordés dans le livre, il pourrait en sortir quoi que ce soit de positif. C’est tout le contraire que j’ai constaté, un nombre incalculable, et profondément angoissant, de fois : une soi-disant curiosité qui finit presque à tout coup par s’avérer n’avoir été en fait qu’une quête de justifications toutes fraîches des fort discutables a priori des deux factions nationalistes. Le cercle n’est pas seulement vicieux, il l’est même tellement que la seule définition d’un cercle finit par se retrouver dans la description même de son vice.

 

Encore un coup : le désir qu’il existe cheux nous autre chose que l’actuelle culture de prédateurs me semble tellement faible qu’il me parait insensé de tabler sur lui. Dieu sait pourtant que je ne suis pas du genre à collectionner les garanties avant de poser un pied devant l’autre.

 

Encore un autre aspect des choses me parait lui aussi profondément troublant.

Un des éléments essentiels de mon livre a trait à la violence politique et aux formes inédites que cette violence a prises cheux nous. Toute une partie de mon exposé déjà rédigé porte sur la manière que, selon moi, a eue de se développer ici une façon originale et extrêmement efficace de faire la guerre sans armes. Sans armes, parce que la situation – le rapport de force démographique, entre autres – ne permettait absolument pas le recours à elles. Des armes, on a donc décidé de se passer. Mon hypothèse est, ainsi, qu’à toutes fins utiles, cette société est depuis des lustres en état de « guerre civile tranquille ». Or je crois que le risque est extrêmement élevé pour que la guerre sans armes ait depuis un moment atteint les limites de sa capacité d’action, et donc pour que les probabilités de voir la violence tranquille se transformer subitement en violence tout court augmentent chaque jour.

Je crois aussi que l’entreprise de récupération systématique de la souffrance et de la révolte, à laquelle se livrent les Nationalistes-à-fleurs-de-lys, n’a pas d’autre but tactique ou stratégique que de permettre de canaliser les énergies le jour où elles feront explosion.

Plus grave encore : je crois que l’état des choses au plan idéologique, que j’ai évoqué plus haut, fait en sorte que si jamais une telle violence éclatait, il serait extrêmement difficile d’échapper à une escalade fulgurante : pour négocier, il faut le langage, or ici le langage est entièrement corrompu au profit du seul culte de l’affrontement. Même la négociation trouverait donc vraisemblablement le moyen de se transformer dans les faits en un renforcement des raisons de se battre.

Dans ces conditions, mon livre risque donc non seulement d’empirer les choses, mais encore de hâter l’explosion de violence déchainée.

Or, à une telle explosion, il ne saurait être question de ma part que je participe. Pas de mon plein gré, en tous cas.

Un temps, la seule manière de détourner ce risque m’a semblé résider dans une éventuelle proposition d’une autre perspective au nom de laquelle combattre, pour ne pas risquer que le désarroi suscité par mon travail soit récupéré par les tenants des factions régnantes. Mais de cela non plus, il ne saurait être question. Entre mille raisons : parce que l’éclatement même de la violence signifiera de facto un renforcement radical de la culture du pur pouvoir indifférent. On ne peut pas lutter contre « ça » en utilisant ses propres armes : ces armes-là sont, me semble-t-il, nécessairement de la sorte qui vous pète au visage à la première tentative. Or, il n’y a pas sur le terrain d’alternative à ces armes : pas de culture en place, autre que celle des prédateurs.

 

Ainsi donc, ayant fait le tour de mon chantier, je me rends compte de trois choses :

1- Que je crois avoir trouvé ce que cherchais : une explication – au moins partielle – au règne omniprésent de la culture nihiliste et autoritaire sous ses différentes couleurs indigènes.

2- Que cette culture est encore plus puissante et encore plus profondément enracinée que je n’aurais jamais osé l’imaginer, à telle enseigne que la révélation publique de l’explication que j’ai cru en découvrir ne ferait, dans les circonstances, et selon toutes probabilités, que faire se dégrader encore davantage les conditions de vie déplorables dont j’ai recherché la cause.

3- Qu’au fil du travail, mon admiration, mon respect pour les tenants de la culture humaniste – qui est antinomique avec la culture nihiliste qui se trouve à la source du soi-disant projet nationaliste – a crû au rythme même où je découvrais l’ampleur de sa faiblesse cheux nous.

 

En dépit de la douleur que me cause cette décision, ce qu’il me reste à faire m’apparaît donc on ne peut plus clairement :

D’abord, renoncer au livre.

Puis, après avoir passé ces dernières années à faire le tour de ce qui me hérisse et à l’étudier en profondeur, retourner enfin de plain-pied vers ce que j’aime – c’est là qu’est ma place.

 

La guerre tranquille au sein de laquelle nous vivons, et dont nous sommes forcés de devenir acteurs quelque dégoût que nous en ayons, ne cessera pas, je crois, sans avoir pris des dimensions qu’il est encore difficile d’imaginer. Comment pourrait-il en aller autrement, puisqu’il n’existe, dans le rapport au monde qu’entretiennent les membres de cette société, rien qui vienne ne serait que tenter de contrebalancer l’inhumaine soif de pouvoir qui la suscite d’ors et déjà, et cela depuis des lustres ?

Cette guerre ne cessera pas sans avoir pris des dimensions encore difficiles à imaginer. Mais je prends la décision – qui est aux antipodes d’un refus du réel – de continuer de refuser de croire qu’il n’y ait qu’elle de possible.

J’en suis venu à la conclusion que rien ne peut être fait contre elle qui ne la nourrirait pas.

Reste à faire ce qui, justement, n’est pas elle… quelque dérisoire que l’art puisse sembler en regard de ce qui se déroule déjà autour de nous. Et en regard de ce qui nous attend, presque à coup sûr.

Revenir à fond à mon entreprise première d’artiste, mais revenir à elle doté cette fois d’une conscience accrue et aiguisée des enjeux réels qui animent le monde où je vis, et en tenir compte sans me mêler à eux, va me demander une force de caractère, une détermination, une rigueur et une clairvoyance que je suis absolument certain de ne pas posséder. Ma défaillance me semble donc par avance assurée.

Mais il n’y a pas d’alternative, puisque c’est ce chemin-là, justement, qui représente déjà à mes yeux la seule alternative imaginable.

Mon petit doigt me dit que je vais découvrir dans les années qui viennent des résonnances nouvelles pour moi au mot « solitude ». Qu’à cela ne tienne.

*

 

Je suis désolé d’avoir été si lent à comprendre les enjeux fondamentaux de la situation où nous nous retrouvons tous plongés, et je présente à chacune et chacun d’entre vous mes excuses les plus plates pour une promesse cent fois réitérée mais qu’en définitive je ne tiendrai pas.

J’aurais aimé être un de ceux qui aident. Me reste à continuer de refuser mordicus d’être un de ceux qui nuisent.

 

Avec mes amitiés,

RDD

*

 

En guise de souvenir, ce passage qui aurait dû se retrouver à la toute fin du premier tome – il aurait commencé autour de la page 720 et quelques.

Vous avez même droit à mes notes. Le passage est donné ici « tel qu’en état », c’est-à-dire dans l’état où il se trouve, en date de ce 26 mars 2000 :

 

Achevons…

 

Être dominé par des adorateurs du Pouvoir, ça finit toujours par plus ou moins ressembler à une théocratie, à une société où ce sont des prêtres qui mènent. Parce que le Pouvoir est un dieu pour ceux qui ne croient qu’en lui.

C’est dans une telle théocratie que vous et moi nous vivons, madame : une théocratie où Dieu est un broyeur indifférent. Et je ne veux pas d’une société comme celle-là. C’est pour cela que je suis tellement en colère. Je le suis tellement, madame, que certains jours, on pourrait même dire que je suis carrément enragé. Pas parce qu’il y a des gens qui se trompent. Nous nous trompons tous un jour ou l’autre – si ce n’est même tous les jours – et je n’ai aucune prétention à être parfait, ni même à le devenir. Je ne rêve pas à devenir un ange, madame, je trouve que c’est déjà une job plus que suffisante de juste essayer d’être un Homme digne de ce nom. Ce n’est pas parce qu’il y a des gens qui se trompent, que je suis en colère, mais parce qu’il y a des gens qui mentent. Qui savent qu’ils mentent. Et qui continuent à mentir. Et vous savez ce qu’ils font, ces gens-là, quand ils pensent que leurs mensonges risquent d’être découverts ? Ils se mettent à gueuler. À traiter tout le monde de traîtres. À faire des procès d’intentions à tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. À tout faire pour faire fermer la gueule à leurs opposants. C’est à cause de ça que je suis en colère. À cause de ça… et parce que ça marche. Ça marche, leur affaire, madame. Ça marche depuis plus de cent cinquante ans. Déjà, il a un siècle, des poètes et des penseurs étaient obligés de se taire s’ils voulaient qu’on leur sacre la paix, ou étaient obligés de se sauver du Québec s’ils voulaient pouvoir tant bien que mal continuer à penser, à écrire, à peindre. Et c’est encore pire aujourd’hui.

À la fin du XIXe siècle, créer ou fréquenter des bibliothèques publiques dignes de ce nom entrainait l’excommunication… et à la fin du XXe, malgré les efforts extraordinaires de milliers de personnes, pendant plus d’un siècle, nous n’avons toujours à peu près pas de bibliothèques publiques dignes de ce nom… On n’a jamais d’argent pour ça, les livres. Et les Adorateurs du Pouvoir gueulent tellement fort, tout le temps, qu’on ne s’entend même plus vivre.

Pourtant, je ne veux pas les vaincre. Ça ne m’intéresse pas. Si j’acceptais de jouer à les combattre, je leur donnerais déjà raison : j’entérinerais leur vision du monde en faisant comme si ce en quoi ils croient méritait à mes yeux d’être combattu. Or je n’en crois rien. Ce n’est pas pour les vaincre, que je prends des mois et des mois de ma vie pour écrire ce livre, mais simplement parce que le rôle d’un écrivain est de dire la vérité sur ce qu’il voit. Sur ce qu’il sait. Et puis parce qu’il y a des leçons à apprendre d’eux. Et qu’il faut les apprendre, ces leçons, il le faut absolument. Je veux comprendre pourquoi et comment, durant vingt ans, je m’y suis pris pour ne pas prendre en compte ce que pourtant mon cerveau percevait parfaitement mais que je refusais de savoir. (01)

 

Je veux juste vous exposer à quoi je fais référence, quand j’essaie de dire quelque chose. Comme ça, quand ils vont se remettre à me crier des noms, vous jugerez par vous-mêmes. Parce que je le suis, madame, en colère. Parce qu’il n’y a qu’un seul Dieu, à mes yeux, qui mérite qu’on se batte pour lui. Celui du respect. Celui qui fait qu’on ne s’adresse pas à ses semblables en commençant par leur crier des bêtises ou en les accusant d’être les inventeurs de la typhoïde et du pied d’athlète. Ce qu’on fait, à la place, c’est dire « je crois que vous avez tort, et voici pourquoi je le crois. »

Je crois que nos élites ont tort, madame. Et j’écris cet ouvrage pour tenter d’exprimer pourquoi je le crois.

 

La véritable horreur commence

quand on n’ose plus regarder.

LARS VON TRIER (02)

 

Mais, je vous en supplie, ne me croyez pas sur parole. Sur rien. Jamais. Allez vérifier. Je n’espère rien d’autre. Allez lire un peu d’histoire, allez lire un peu sur ce dont l’histoire des Humains est tissée. Vous allez voir à quel point c’est extraordinairement impressionnant. Et puis… ça vous changera un peu de Foglia et des autres cerbères de la Cause.

*

 

XXXVI
Conclusion ?

 

(03) La question primordiale qui se pose à moi au sujet de la société au sein de laquelle je vis n’est pas de savoir si l’on va continuer ou non d’y parler français. En regard de soixante-quinze critères au moins, je m’en fous éperdument, de parler le français plutôt que le javanais : ce n’est pas la langue utilisée qui me semble le plus remarquable, mais ce qui s’exprime par le recours à elle.

Le Québec a beau avoir comme langue officielle l’une des plus riches, des plus fertiles, des plus souples et des plus subtiles à s’être forgées en Occident, il s’en sert essentiellement, depuis près de deux siècles, pour énoncer, promouvoir et défendre des visions de la vie qui sont à mes yeux et à mon esprit des horreurs.

Le question qui se pose n’est donc pas pour moi de savoir si le français va ou non continuer d’être la langue la plus parlée au Québec, mais de savoir si, pervertie comme elle l’a été par les élites qui en ont fait la promotion et se sont servi d’elle comme levier de chantage, elle pourrait encore servir à autre chose qu’à camoufler sous de faux airs de vierge outragée l’appui continuel qu’une importante partie de cette société a apporté à ce que l’histoire moderne a pu mettre au monde de plus repoussant, quelle que soit la langue à laquelle on a recours pour l’exprimer ou le décrire.

*

 

Au cours de l’histoire humaine, de nombreuses sociétés ont connu leur fin – la société française de l’Ancien régime, par exemple (04). Beaucoup plus rarement, des civilisations sont mortes. « Regardons. Ça n’arrive pas tous les matins » disait de Gaulle à Malraux à la fin de sa vie à lui (05) puisque nous vivons, justement à une époque durant laquelle une civilisation meurt. Nous sommes toujours des Hommes, bien entendu. Mais des pans entiers de ce qui se pensait et s’exprimait au cours des siècles qui ont précédé le XXe nous devient chaque jour plus incompréhensible. (06)

Depuis que j’ai commencé à lire, à m’intéresser au monde, à la vie extérieure à moi, sans cesse une pensée s’est développée en moi : celle que, parmi les auteurs et les penseurs modernes que j’aime, il existe, si je porte sur ce qu’ils expriment un certain regard, trois époques. À très gros traits, je dirais que la première est représentée par des individus tels Jung, Freud, Ernst Jünger, Léon Bloy, Tolkien (07), entre autres : ceux qui ont pu connaître, vivre les Années Folles qui ont précédé la Première Guerre mondiale. La seconde génération est celle qui a vécu la Deuxième guerre, celle de Camus – Malraux, lui, est à cheval sur les deux premières, un pied dans chacune. Et la troisième est celle de ceux qui sont devenus adultes après la Deuxième Guerre mondiale, et même plus précisément des individus qui sont nés après que les deux Grands Blocs aient été mis en place – que l’un des deux ait aujourd’hui disparu ne change rien d’essentiel à la situation.

 

J’illustre cette pensée : les premiers, Jünger par exemple, sont debout dans une immense plaine, il fait un soleil éclatant. Mais derrière eux, s’avance comme glisse une dalle de marbre noir faisant toute la largeur de l’horizon, une énorme tempête. Ils sentent intensément le soleil sur leur peau, le sol et les plantes irradient chaleur et lumière, le bleu du ciel vibre, mais le vent commence à fraîchir.

Les seconds, Camus et les siens, debout eux aussi dans la plaine, ont la moitié du visage dans le soleil et l’autre dans l’ombre, et ils sont trempés des pieds à la tête. La frange de la dalle noire est juste à la verticale d’eux et poursuit son avance : ils ont le visage levé vers le ciel et la partie sombre l’est d’autant plus à leurs yeux qu’ils sont encore suffisamment dans la lumière pour en être éblouis. Ils frissonnent de tous leurs membres.

Moi, je lis les témoignages que les uns et les autres ont laissés, je regarde le ciel que je n’ai jamais vu autrement que couvert, opaque, et je songe : « Il a déjà fait soleil. C’est merveilleux. »

Je ne connaîtrai sans doute jamais ce soleil. Mais l’important n’est pas là. L’important est de faire tout ce que je crois devoir l’être pour qu’il puisse revenir. Je ne crois absolument pas que ce que je peux faire puisse s’avérer déterminant. Mais je dois le faire tout de même. Parce que l’homme n’est pas né pour vivre dans la nuit. La science ne peut pas prendre la place du soleil : elle peut remplir la fonction d’une lumière électrique, mais elle n’est pas le soleil. Elle peut permettre de durer. Mais elle ne répond pas à la question du soleil.

Quelle est donc cette tempête, que j’évoque ? Elle est la perversion de l’espoir. Elle est le fiel versé dans les rêves. Comme, dans les contes de fées, le magicien noir n’accepte jamais la défaite sans avoir lancé de terribles imprécations qui reviendront éternellement hanter le cœur de ceux qui ont mis un terme à sa malfaisance, les puissants d’autrefois n’ont jamais accepté de prendre la mesure de leur propre responsabilité dans le malheur qui les frappait. Leurs héritiers ont repris et relevé bien haut le flambeau du mépris et de l’arrogance. Et ils parcourent le monde en ricanant au mot de « démocratie » et en plissant les narines d’un air entendu à celui de « dignité », quand ce n’est pas de celle de leurs seules castes qu’il s’agit. C’est elle, la terrible dalle noire qui glisse toujours plus avant au-dessus de nos têtes : la prise de conscience de ce que cette arrogance n’aura jamais de cesse. Qu’il ne suffira jamais de faire l’impossible, de réussir des miracles comme ceux qui l’ont été depuis deux siècles, de petits miracles peut-être mais des miracles tout de même, pour tenter d’alléger le fardeau des Hommes. Ces miracles ne suffiront jamais, parce qu’il y aura toujours, pour les magiciens noirs et leurs descendants, le souvenir de la toute-puissance passée, des bals somptueux tandis que le peuple croulait sous la misère et l’ignorance. Ce souvenir les poussera toujours plus loin dans leurs tentatives de détruire ce qui leur échappe. Ils seront toujours là, génies malfaisants fouillant à coups d’ongles les rêves les plus doux, pour en démontrer la face sombre avant même qu’un seul pas ait été tenté, retournant les mots sur leur doublure pour tisser leurs incantations de damnés à même les actions de grâces. C’est cette prise de conscience qui assombrit le soleil : qu’il n’y aura jamais de repos. Il faut pourtant continuer de tenir bon. Tenir ses rêves. Et rire. Faute de quoi, le monde lui-même exhale la nuit.

L’infâme perversion des Bismarck, des Joseph de Maistre, des Garcia Moreno, des Jean-Paul Sartre, des Pierre Falardeau, des Donoso Cortes, des Gonzalgue de Reynold, des Lionel Groulx, des Henri Bourassa, des Mussolini, des Franco, des Jean-Marc Léger, des Gustave Thibon, des Filkienkraut, des Marc Chevrier, des Louis Cornellier, des Appolinaire Gingras, n’aura jamais de cesse. Ils seront toujours là, petites choses difformes et puantes, à se frotter les mains en marmonnant « Et tu crois que tu peux y parvenir sans mon pouvoir, hein ? Tu crois que je vais te laisser faire ? Tu te crois assez fort pour te passer de mon regard pénétrant ? », voix dégoulinantes d’acide, qui rongent tout ce qu’elles atteignent.

L’humanité, en tout cas l’Occident, est en train de changer de Livre. Depuis deux mille ans, elle vivait dans le livre de Caïn et du Rachat. Ce livre-là est en train de se refermer. Il est impossible de prévoir ce qui viendra après lui. Il semble que ce doive être celui du Pouvoir – mais sans doute n’est-ce qu’une illusion, engendrée par le fait qu’il est encore impossible d’interpréter les nouveaux caractères qui commencent à peine d’apparaître sur les pages.

 

Chose certaine, cette nouvelle époque ne sera ni plus ni moins bête que celles qui l’ont précédée. Quoi qu’on pense, les Humains, à long terme, sont des êtres remarquablement équilibrés. Entre bêtise et clairvoyance. (08)

Je ne crois absolument pas que le monde qui s’achève ait été un Éden. Je ne crois pas davantage à l’Âge d’or enfui qu’au Paradis terrestre, à moins que ce n’aient été ceux de l’inconscience, de l’innomé, de l’indéterminé.

J’ai vécu toute ma vie sous la menace atomique, et j’avais dans les cinq ans lorsque Spoutnik a été lancé. Ça ne peut pas faire autrement que, d’une manière ou d’une autre, avoir marqué et même en partie au moins formé ma vision du monde. Et mes rêves.

J’ai toujours su que l’humanité entière peut très bien disparaître dans un éclair de lumière aveuglante et un souffle brûlant. Mais j’ai toujours su aussi qu’une partie au moins de l’humanité pourrait bien s’envoler un jour pour aller vivre « ailleurs ». Je me souviens de cours d’histoire du Canada durant lesquels, lorsque nous abordions la période des coureurs des bois et des explorateurs du Régime français – Radisson, Des Groseillers et cie –, l’image que je me faisais d’eux se brouillait soudain et se trouvait remplacée par celle des femmes et des hommes qui iront un jour les premiers habiter des mondes nouveaux. Ce n’est pas davantage une chimère que ne l’est la possibilité de voir l’humanité disparaître en un instant. (09)

Le soir de mon quatorzième anniversaire, j’ai regardé à la télé un homme marcher sur la Lune.

Parce que l’idée de voir disparaître l’humanité, et celle de voir des Hommes dans l’espace, n’a jamais, pour moi, été de l’ordre de la chimère ni même du projet, mais plutôt de celui de réalités ou de potentialités aussi immédiates que la petite fourmi que je regarde escalader son brin d’herbe, j’ai toujours su qu’il existait des questions que je ne pouvais aborder facilement avec les femmes et les hommes de la génération de mes parents et, a fortiori, de mes grands-parents.

Je ne dis pas que ces réalités et ces potentialités changent tout, je dis qu’elles changent quelque chose et que ce quelque chose agit irréversiblement sur l’équilibre général de mon rapport au monde. Et, donc, sur ce que je suis.

Ce quelque chose va s’amplifier considérablement au cours des générations à venir.

Ce qui implique que la nécessité de la culture, et tout particulièrement bien entendu de la culture spirituelle, de la mémoire des combats humains et des angoisses des Hommes, mais aussi de leurs joies et de leurs espoirs, est peut-être plus grande à notre époque qu’elle ne l’a jamais été. Peut-être ne l’est-elle qu’autant, mais elle l’est aussi, en plus, de toute manière, désormais pour des raisons inédites.

Il s’agit non plus seulement – ce qui constituait pourtant déjà une tâche immense – de réfléchir comme chaque génération a eu à le faire sur l’âme humaine et sur ce qui est juste ou ne l’est pas, mais en plus de conserver ce qui pourra l’être de la mémoire du Livre qui est en train de se refermer. Faute de quoi – pour utiliser une analogie simpliste – ceux qui quitteront peut-être la Terre ne seront pas des colons mais des naufragés.

La science et la technique ne remplacent pas, et ne peuvent pas remplacer la réflexion sur l’âme, la conscience, le juste et l’injuste, le bien et le mal, le souhaitable et l’infâme. Elles peuvent faire que la formulation des questions soit chamboulée, et leur portée transformée, mais elles ne peuvent pas les annuler. Ni les rendre sans objet.

En revanche, les développements scientifiques et techniques rendent plus urgente que jamais la réflexion sur ces questions.

 

Que l’Homme ne soit plus la créature privilégiée de Dieu ni le centre de l’univers, qu’il soit désormais à ses propres yeux un grain de poussière flottant dans le vide infini…

Vous êtes ici…

… et qui de sa propre main peut disparaître en un instant ne change strictement rien au fait qu’une fillette fuyant en hurlant, les bras en l’air, son village brûlant dans le napalm est une horreur sans nom. Comme le sont les cadavres de villageois massacrés à coups de machettes. Les enfants du ghetto de Varsovie. Les fosses communes à l’orée des villages. La mort de soif et de faim de populations entières. Une ville dont des milliers d’habitants deviennent aveugles lors d’une simple fuite de matières toxiques. Des soldats gardiens de la paix rendus malades, parfois presque aveugles (10), ne s’attirant en guise de compassion que la bienveillance d’une main anonyme retirant un feuillet de leurs dossiers au ministère de la Défense.

*

 

L’Homme ne peut pas être universel. Il est nécessairement façonné par ce qu’il perçoit, immédiatement autour de lui, de son monde. Mais le regard qu’il porte, lui, peut être façonné, et même doit l’être, par l’ensemble du regard humain. Un regard fait de milliers de regards. Et de mémoires. Y compris celles qui dorment dans les livres en attendant qu’on les éveille ou les ranime.

Autrement, ce qui s’ouvre devant lui est véritablement le chemin d’un paradis terrestre : celui d’un monde redevenu indifférencié, innommé. Un monde de dérive intégrale.

Il y aura toujours une composante de dérive dans le comportement humain et son être au monde. La question se résume en quelque sorte à savoir si cette dérive est contrebalancée. Même, encore plus simplement : si l’on ne tente pas, au moins, de la contrebalancer.

Ce que l’on appelle l’individualité doit donc aujourd’hui être à même d’assimiler d’innombrables informations et regards sur le monde. C’est une tâche comme peu de nos ancêtres en ont connues. (11). C’est notre lot à nous.

Une société – pas plus qu’un Homme – ne peut plus se définir prioritairement par ses origines. Le culte du passé est un délire, un enfermement. Le passé, il est essentiel non seulement de le connaitre mais même de tout tenter pour l’assimiler, certes, mais ce qu’il nous enseigne doit servir à nous inscrire dans l’humanité présente, et non à tenter de nous en soustraire ou de nous tenir sur ses marges.

C’est pourquoi le nationalisme – et en particulier celui qui règne au Québec francophone, y compris chez les soi-disant Fédéralistes – est une aberration. Une aberration non seulement dangereuse, mais même, et depuis ses origines justement, destructrice.

Il relève, littéralement, du délire religieux. Il en a pris le relais. Il a d’ailleurs toutes les chances de ne conduire nulle part ailleurs qu’à sa réapparition, sous une forme ou sous une autre.

Cette religion, cette secte religieuse qui a fondé le nationalisme québécois avant de participer à l’engendrement du canadien, n’a elle-même été qu’un torrent destructeur. Une perpétuelle incitation à l’ignorance. Un appel sans défaillance au vertige émotionnel auto-référentiel. Un encouragement toujours repris, toujours poussé plus avant, au gonflement des égos. Une reconduction incessante et tourbillonnante des appétits de pouvoir. (12)

L’Homme ne peut plus revenir au Moyen-Âge. C’est trop tard : il sait. (13)

 

L’immense, la déterminante différence entre le fascisme et le communisme a consisté en ceci : le premier voulait remettre l’homme, et même plus spécifiquement certains hommes, quelques-uns à peine, au centre de l’univers, alors que le second souhaitait remettre les Hommes au centre des considérations humaines. La différence est immense. Le premier voulait remonter en-deçà de la conscience – ce qui dénote, très littéralement, une volonté de devenir fou, de s’abstraire de la réalité de ce qu’on perçoit. Le second – le communisme –, quels qu’aient été les crimes commis en son nom, et même si ces crimes avaient été inévitables, souhaitait – souhaitera peut-être à nouveau un jour ? – que, si les Hommes sont des grains de poussière flottant dans un univers infini, au moins ces grains de poussières se regardent les uns les autres dans les yeux, horizontalement, plutôt que toujours de bas en haut. Il est amplement suffisant que, depuis quelques temps, nous ne soyons plus les créatures de Dieu, sans qu’en plus certains d’entre nous ne soient même pas vraiment des Humains aux yeux de leurs semblables.

La folie fasciste ne réside pas dans le fait de prendre conscience d’une perte, mais dans l’inaptitude à en assumer la conscience.

Être un Fasciste, c’est être incapable de penser à la notion d’égalité entre les hommes sans s’en sentir diminué.

Lisez Pascal, c’est ce vertige-là, qu’il exprime magnifiquement, magnifiquement pris à bras-le-corps, ce vertige suscité par les découvertes scientifiques de son époque : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». (14)

Sur un tout autre registre, lisez Tolkien : c’est exactement de ça que parle aussi son Seigneur des Anneaux, sous la forme d’une fable. C’est, je crois, pourquoi il a connu un tel succès.

Les Occidentaux ne peuvent plus vivre le Moyen-Âge. Mais ils peuvent en être les héritiers. S’acharner à vouloir réaliser le premier terme ne peut rien occasionner d’autre que l’impossibilité de réaliser le deuxième. On ne peut pas être à la fois testateur et héritier d’un même lot.

Les Québécois francophones ne peuvent plus revivre le Régime français – même si cela pouvait sembler souhaitable d’une manière ou d’une autre, ce qui est loin d’être le cas, de toute manière. Ce qu’ils peuvent, c’est en être les héritiers – pour le meilleur et pour le pire, et en tentant de discerner entre les deux. Or, sur l’essentiel, en être l’héritier ne peut aucunement constituer la justification d’une volonté de rupture avec leurs semblables, puisque leurs vis-à-vis sont aux prises avec un problème tout-à-fait équivalent à celui auquel ils sont eux-mêmes confrontés : les descendants des Britanniques ne peuvent pas non plus revivre sous George III ni sous l’Empire de Victoria; les Premières nations ne peuvent pas revenir à un continent quasi vierge; les Immigrants ne peuvent pas redevenir des Grecs, des Ukrainiens, des Chinois, des Ougandais, des Siciliens ou des Péruviens n’ayant jamais quitté leur mégapole ou leur village, leur plaine, leur littoral, leur vallée ou les pentes abruptes de leur montagne. Aucun d’eux ne le peut, pas davantage que, même ensemble, ils ne peuvent revenir au temps de Périclès, au règne de saint Louis ou à l’Empire des Ming. (15)

La question qui se pose est de savoir ce qu’ensemble ils peuvent. De concert avec les autres sociétés qui sont elles aussi aux prises avec précisément les mêmes problèmes.

Savoir que l’on appartient et participe à une société est une chose. Vouloir refaire de cette société le centre de sa vie et de la définition de soi, dans un monde qui se définit justement par la – vraisemblablement – irrémédiable perte du centre, en est une tout autre.

Que le nationalisme soit aussi vivace de nos jours (16) ne signifie absolument pas que le nationalisme soit le seul rapport au monde que l’on puisse raisonnablement entretenir. Il représente au contraire une tentative panique pour remonter le cours du temps.

Les Romains d’Occident n’ont pas dû, eux non plus, trouver très drôle de voir les hordes barbares franchir à rebours les marches de leur empire. Mais est-ce que cela donnerait une raison acceptable au Maire de Rome pour se promener aujourd’hui en toge, précédé par les licteurs et les aigles, et suivi par des nuées de figurants représentant les esclaves que les conquérants de la Belle Époque ramenaient de leurs odyssées ?

 

De son côté, le néant brouillardeux que décrivent les Post-Modernes – quoi que ce terme puisse signifier parmi les quarante ou cinquante définitions contradictoires qui circulent – n’est que la symétrique du nationalisme. Eux aussi, veulent revenir en arrière. Mais plus loin encore : dans l’indéfini intégral.

Ils oublient que ce n’est pas parce qu’un livre fait erreur, ou parce qu’il est incomplet, que l’écriture elle-même est un mensonge.

*

Entre le brouillard des Post-Modernes et le délire fondateur du nationalisme, l’avenir, qui est « ce que l’on ne connait pas encore » (17), sera sans doute tout ce qu’on veut sauf une moyenne. Parce qu’aucune de ces deux options n’est viable.

Il faut œuvrer sur le général en particulier.

D’où ce livre.

*

 

XXXVII
Conclusion
Le paradoxe de la réconciliation et du Hobbit

 

Je me retrouve en plein paradoxe. Je crois profondément à la réconciliation, et j’ai passé la plus grande partie de ma vie à la tenter de toutes mes forces. Et même à la pratiquer. Jusqu’à l’absurde. Au point d’avoir aujourd’hui l’air d’un Nationaliste qui aurait r’viré d’bord. Alors que je n’ai jamais été nationaliste. Pourquoi ? Parce que je refuse jusqu’au plus profond de mon être jusqu’aux prémices de cette doctrine odieuse. (18)

Parvenu à un point où je n’ai pu qu’admettre que les courbettes et l’accommodement ne suffiraient jamais, où j’ai réalisé que mon adhésion ne serait jamais satisfaisante pour les Nationalistes parce que toujours je garderais un doute, et que jamais je ne renoncerais à lui, qui me parait essentiel, alors que pour eux l’adhésion sans restriction est une condition préalable sine qua non, c’est toute mon attitude passée que je dois examiner. Cet examen et l’étude des faits à laquelle il m’oblige me conduit à faire des découvertes bouleversantes. Et, tout de suite après avoir réalisé que j’ai agi durant vingt ans en imbécile caractérisé, force m’est encore d’admettre que ce comportement était au demeurant celui d’un ignorant. Et je me révolte. Je veux dire : ce que j’ai fait me révolte moi-même, à l’égard de moi-même. Cette révolte est d’autant plus profonde et violente qu’elle est, historiquement, tardive. C’est-à-dire que, même sans croire au projet, j’aurai objectivement mis l’épaule à la roue nationaliste au pire moment. Et qu’à ce même pire moment, bien entendu, non seulement je faisais ce que je n’aurais pas dû, mais je ne faisais pas non plus ce que j’aurais dû.

L’ignorance. Je pourrais invoquer pour tenter de me dédouaner le fait que l’on m’a menti. Il est vrai qu’on l’a fait. En de multiples occasions. Que ce soit activement ou par omission. Mais une telle argumentation ne signifierait strictement rien à mes propres yeux : il serait même fallacieux de me réfugier derrière des blâmes lancés sur tous les azimuts.

 

J’ai écrit, dans l’Avertissement de ce livre, et je l’ai répété par la suite : cet ouvrage n’est pas celui d’un Juge. Cela est vrai à l’égard du monde qui m’entoure. Mais ce ne l’est pas en ce qui me concerne. À cet égard, c’est-à-dire au mien, je ne suis même que cela : un juge. Pas un juge particulièrement sévère, d’ailleurs : comme la plupart des gens, j’aurais plutôt tendance à me montrer passablement magnanime à l’égard de mes propres erreurs. Ce qui rend l’accusation si lourde, ce n’est pas ce regard de juge, c’est l’ampleur, la durée et la gravité de la faute. De la bêtise. Quelles que soient les excuses que je pourrais être tenté d’invoquer, je me découvre absolument incapable de m’absoudre de m’être placé moi-même dans la foulée de la manif de 1936, de la grève des internes de 1934, et de l’infect Ordre de Jacques-Cartier – pour ne donner que trois exemples parmi une multitude.

Ce n’étaient que des mots ? Cet argument est odieux dans la bouche d’un écrivain ou d’un intellectuel. S’il l’était en 45, après l’Occupation et la Collaboration (19), il le serait tout autant dans mon cas.

Exemple démesuré ? Sûrement pas, puisque ce n’est pas en soi l’assentiment des Brasillach, des Drieu, des Céline, pour les gestes de Pétain qui me parait le plus grave, mais leur soutien à ses idées en particulier et à celles des Fascistes en général. Les gestes posés n’étaient que l’aboutissement de ces idées mises en pratique. Si ces idées étaient ignobles, celles auxquelles j’ai accepté d’associer les miennes l’étaient autant puisqu’elles coulaient de la même source. Pour les mêmes raisons. Le crime de Brasillach, de Drieu, de Céline, de Pound, est aussi le mien. Si une mise en perspective visant à relativer la responsabilité devait être mise en œuvre, elle jouerait même davantage en leur faveur qu’en la mienne : le monde était autrement plus tumultueux, angoissé, désorienté à leur époque qu’à la mienne. Autrement plus dans leur pays que dans le mien. D’ailleurs, leur exemple aurait dû m’inspirer bien plus de circonspection (20).

L’argument de G.B. Shaw en appui à Oscar Wilde – invoquant le droit à prétendre à l’innocence si l’on récuse les fondements de la loi sous laquelle on est inculpé – jouerait dans mon cas, mais en ma défaveur. Wilde ment lors de ses procès parce que, dit Shaw, le crime qu’on lui reproche n’en est pas un pour lui. C’est tout le contraire en ce qui me concerne : le phénomène politique et historique auquel je me suis acoquiné n’était pas et n’est toujours pas un crime dans notre société, mais il en est un pour ma propre conscience. Il est au moins aussi grave de défendre quarante ou cinquante ans plus tard l’idéologie qui a provoqué la manif de 36 que d’y avoir participé. Sans doute l’est-ce même davantage encore. Mon but n’est donc pas de juger les autres. Et moins encore de les condamner. Il est d’expliquer de quoi je me suis rendu coupable à mes propres yeux. C’est-à-dire de mieux comprendre à quoi j’ai accepté de prêter main-forte. Cette trahison, durant vingt ans, de mes propres principes, n’est pas moins grave du fait qu’elle est advenue en temps de paix. Elle l’est de ce fait davantage : en temps de guerre, les pressions qui s’exercent sur un citoyen sont démesurées. Elles ne l’étaient pas dans mon cas.

Qu’est-ce à dire ? Que je me considère disqualifié ? Politiquement, sans l’ombre d’un doute.

Mon témoignage n’est pas un réquisitoire contre les autres. Il en est un dressé contre moi-même. En abordant les questions que j’aborde dans ces pages, je ne cherche pas à dire « Voici ce qu’ILS m’ont caché. » Non, je dis : « Voici ce que moi, j’aurais savoir. » (21)

On pourrait me servir, ou je pourrais me servir à moi-même l’argument de m’être pris trop au sérieux, de m’être égaré en jouant à ce croyais être des jeux de l’esprit. Cela ne change rien aux faits.

Qu’est-ce que je fais maintenant ?

Ce qui m’anime, depuis très longtemps, c’est le sentiment que quelque chose ne marche pas dans notre société. « Quelque chose ne marche pas » ? En effet, mais je ne veux pas dire par là que « tout n’est pas à mon goût ». Ce « quelque chose » qui ne marche pas n’est pas « tout ». Je n’ai aucune envie que « tout » soit parfait. (22)

 

Si « quelque chose » me tracasse dans la manière dont vont les choses, ce n’est pas parce que je serais perfectionniste, maniaque, non, mais simplement que je sens qu’il y a, oui, des milliers de petites choses dont je préfèrerais qu’elles soient autrement, mais bon… je peux vivre avec elles en l’état. Et puis il y a de grosses choses, aussi, avec lesquelles je trouve extrêmement difficile de vivre, et il faut donner un coup de pouce. Je fais de mon mieux. Mais ce n’est toujours pas de ça que je parle : je parle d’un immense fantôme, quelque chose de pire que… que la maladie du Roi-pêcheur, disons (23). Parce que, dans Lancelot, au moins, tout le monde – tout le monde dans le peuple mais aussi tout le monde à la Cour – reconnait que quelque chose ne va pas. On ne sait pas comment s’en sortir mais on sait que quelque chose ne va pas; on ne sait pas comment décoder les signes, mais on sait que quelque chose ne va pas; on ne sait pas ce qu’il conviendrait de faire, ni où chercher, mais on sait que quelque chose ne va pas. Ne va pas à l’intérieur du royaume. Ici, il y a pire que la maladie du Roi et que la dégradation qu’elle engendre dans tout le royaume : il y a dénégation du fait même de la maladie et du fait même de la dégradation du royaume. On prétend que tout va très bien. Et que si, d’aventure, quelque chose clochait, cela viendrait nécessairement du dehors. Ce n’est pas vrai. Ça ne peut pas être vrai.

C’est en me penchant sur cette énigme à propos de l’énigme, que j’ai fini par me rendre compte qu’elle fausse tout.

Même si les signes devaient être lus, et le roi guéri, la mort existera toujours, et la maladie, et la souffrance. Le monde ne deviendra pas parfait. Là n’est pas le but de la quête. La mort ne cessera pas d’exister, mais la vie redeviendra possible. Là réside toute la différence : au Québec, la vie n’est plus possible. Et ça, ce n’est pas « normal ». La souffrance, oui, elle est normale. La mort, oui. L’injustice, oui. Il faut les combattre, tenter par tous les moyens d’adoucir leur présence. Mais ils existeront toujours. Il ne faut surtout pas les aider, il faut se tenir ailleurs que là d’où ils tirent leur vigueur, leur existence, mais ils existeront toujours. Je ne suis pas un « idéaliste », un « perfectionniste », quand je dis « quelque chose ne va pas ». Je dis : « Ici, il y a quelque chose qui ne va pas en plus de ce qui ne va pas où que l’on soit, en plus de ce qui constitue l’humaine condition. » Ce quelque chose en plus, c’est lui que je cherche à circonscrire. Et à nommer. Parce qu’il tue, qu’il asphyxie, qu’il boit le sang, ramollit le cerveau, durcit le cœur.

 

Il faut que je comprenne. C’est ce quelque chose en plus qui fait que je suis face à un mur, désormais, quand je veux faire ce que j’aime le plus au monde : écrire des histoires. On ne peut pas écrire des histoires dans une société folle, dans un asile aussi vaste que le Québec. On ne peut pas en écrire, parce qu’on en vit tous les jours, parce qu’on en est submergé, d’histoires. Mais ce ne sont pas de belles histoires, qui nourrissent, qui donnent le goût d’aller voir le monde, de tendre la main, de se pencher sur une source ou de lever le nez vers la cime d’un arbre, ce sont des délires, des phantasmes de croupissement, de morts-vivants, de croque-mitaines… partout… Oh oui, il règne une atmosphère de cachot, au Québec, mais pas celui où croupiraient les géants de Groulx, pas du tout : celui que Groulx lui-même a contribué à nous construire, pour nous obliger à l’écouter raconter ses histoires démentes. Nous sommes prisonniers de l’imagination malade d’un chanoine mort depuis plus de trente ans. Vous vous rendez compte ? Nous sommes les personnages de son roman. Prisonniers de sa folie lugubre. C’est une folie bien pire que celle qui a frappé le pauvre Émile : lui, Émile, il avait la nostalgie du grand air, de la lumière, des bosquets, de la chaude pluie d’été qui vous coule sur le visage et dans le cou, il avait envie de la vie, nom d’un chien ! Il ne voulait pas, devenir fou. Il est tombé, il a eu un accident. Il a été frappé par un terrible éclair. Alors qu’avec le chanoine, c’est tout le contraire : lui, il est la sorcière des contes de fées, et nous sommes tous, toutes, les Hansel et les Gretel de son histoire. Il nous fait payer son manque de talent de romancier comme Hitler a fait payer au monde son manque de talent de peintre : Hitler a fait de l’Europe, de sa terre, de ses villes, de ses plages, de son ciel, des océans qui le bordent, une immense fresque de ruines, de flammes. Le chanoine, lui, nous a enfermés dans ses fantasmes. Et ça pue. Le Québec se meurt de puanteur. De putréfaction sur pieds.

Je raconterai plus loin comment, à l’époque où j’étudiais à l’École nationale de théâtre, VLB nous disait qu’il nous fallait notre Mobby Dick, notre roman fondateur. Eh bien, je vous annonce que nous l’avons déjà : la suite de L’appel de la race. Pas un mot n’en a été écrit, c’est bien pis que ça : c’est une malédiction, une maladie mentale devenue l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, les gestes que nous posons, les mots qui franchissent nos lèvres. Toute la question est de savoir : comment en sortir ? Comment sortir du cerveau malade du chanoine croupissant ? Comment cesser d’être un personnage du mélo dégoûtant dont les spires nous entraînent ? Je veux dire : comment sortir pour aller vers la vie. Mourir, c’est trop facile. Devenir fou aussi. Et puis de toute façon, ce que je veux, ce n’est pas seulement que ÇA finisse. Je veux que ÇA finisse pour pouvoir vivre. Dans cette grande caverne où les parois ne nous renvoient que l’écho de nos propres cris, n’y a-t-il pas une sortie ? Il doit y en avoir une. L’oreille ? Les narines ?

Adrien Arcand et Duplessis étaient les bras ouvertement politiques du mouvement. Mais l’âme, le gardien « spirituel », c’était lui : Groulx. C’était lui, le plus dangereux. Et il s’est sauvé. Il a fui entre les mailles. Il s’est évaporé. Il s’est dissous dans l’air que nous respirons. Et nous sommes restés pris avec lui : il est partout, désormais.

Ce n’est pas d’un grand chevalier blanc, que nous avons besoin. Pas du tout. Surtout pas. Dans un imaginaire comme celui de Groulx, le grand chevalier blanc sent toujours la charogne à vingt pas. Aussitôt qu’il relève la visière du heaume de son armure, on se rend compte que c’est un cadavre, avec des vers qui lui jouent dans les yeux et un indéfectible sourire jaune. Pas de chevalier blanc, pas de Luke Skywalker. Mais pas de magicien non plus : on finirait par apprendre que c’est un violeur de petits gars ou de petites filles – du genre qui abandonne les restes de ses festins dans des sacs verts au fond des champs et des ruelles. Pas de magiciennes : dans un pareil univers, elle ne pourrait souhaiter qu’une vengeance, inatteignable à force d’englober l’univers. Non, pas de chevalier, pas de magicienne, pas de magicien.

Mais. Qui seront les Hobbits ?

Parce qu’aux Hobbits, les monstres comme Groulx ne sont jamais prêts. Il est comme les Nazis, Groulx, dont Malraux a écrit qu’ils ne pouvaient découvrir les combattants du maquis sous les chênes nains du Quercy (24), parce qu’ils ne pouvaient songer à les chercher là, eux qui ne croyaient qu’aux grands arbres.

Qui seront les Hobbits ?

 

Il ne s’agit pas de sonner la charge ni de donner l’assaut. Il ne s’agit pas de brandir les bras au ciel et de faire tomber les éclairs et retentir le tonnerre au milieu de terribles imprécations. Non. Il s’agit de bien plus difficile que ça. Il s’agit de traverser pas-à-pas les terres noires et enfumées, il s’agit de remonter jusqu’au cœur de la tornade de nuit sans étoile, d’affronter sur le chemin les pires monstres que la nature et l’esprit puissent engendrer, il s’agit d’escalader les parois du volcan, là, juste au milieu des terres, et d’y jeter l’anneau pour dissoudre la malédiction. De le jeter, de le sacrifier, alors qu’on en connait toutes les vertus et tout le pouvoir de fascination, qu’on a ressenti jusqu’aux tréfonds l’attachement qu’il suscite chez ceux qui ont fait appel à lui. Comme dans tous les contes, celui qui peut détruire l’anneau doit en avoir connu la puissance. Et l’avoir aimée. Le dernier anneau ou la dernière page du grimoire. Escalader le volcan et jeter son fardeau, qui est aussi son trésor. De même, le Petit Poucet peut ramener ses sœurs et ses frères parce qu’il connait suffisamment la forêt pour penser apporter des cailloux, pour savoir qu’il le faut. Un Petit Poucet qui ne saurait pas ce que c’est qu’une forêt n’aurait sûrement pas pensé à en mettre dans sa poche. Dédale lui-même est celui qui connait mieux que quiconque le dédale. Pour cause. Ce n’est pas en ignorant le dédale que l’on peut en sortir, ni en le connaissant « en théorie ». Mais en l’ayant connu. Connu à fond. « Par cœur », comme dit Georges Steiner : connu dans son cœur.

Pour parvenir à cela, se l’arracher, le cœur. Savoir qu’au terme du périple, on ne sera jamais plus « intact ». Qu’à cela ne tienne. La vie reprendra. Reviendra. Continue. Elle reprend déjà, revient déjà, dès que l’on se met en route. Il faut des Hobbits. Qui voudraient bien qu’on leur sacre la paix, qu’on les laisse fumer leur pipe et écrire leurs poèmes. Et qui doivent quitter tout ça.

Je ne sais pas si j’ai ce qu’il faut pour en être un. Mais je peux, en tous cas, essayer.

D’abord deux bouts de chansons :

 

Comment c’que du monde

peuvent passer rien qu’

dix menutes

à faire l’amour,

une fois dans leu vie,

pis pas savoir

de quoi l’aut’ est en train d’mourir ?

Pis comment qu’on peut

passer

cinq gars par jour

pis pas avoir envie

d’s’en mêler ?

Hen ?

Comment ?

Comment ?

C’est mon métier,

moi,

cibole,

de m’en mêler.

Jus’ à ma grandeur à moi.

Avec mon cul à moi.

Tout’ c’que j’ai,

c’est mon cul ?

Fuck d’la marde,

c’est a’c çà

qu’y faut que j’m’en mêle. (25)

 

Et puis :

 

Grand-papa.

Fe… Philippe.

J’me sac’ de c’que tu vas penser

de c’que j’vas t’dire là.

J’me sac’ de c’que n’importe qui

va penser.

J’me câlice

de savoir quel pourcentage de mon rêve

est capab’ de résister à réalité.

Tout’ c’que j’veux,

c’est qu’y viv’,

parce que j’vis d’lui.

Fa qu’y vive,

dans l’état qu’y pourra.

Tout c’qui m’faut pour viv’,

c’est d’savoir que la joie s’peut.

Que, queuk part,

queuqu’un pleure de bonheur.

Si moi chus pas capab’, too bad.

J’m’en sac’ de savoir les probabilités

qu’y a ou qu’y a pas

que l’soleil se lève encore demain matin.

Si y s’lève pas, ben tant pis.

On f’ra c’qu’on pourra sans lui. (26)

 

Et maintenant, en route.

 

Là,

ils trouvèrent une terre en pente;

après avoir tiré l’embarcation

à bonne distance de l’eau,

ils la dissimulèrent de leur mieux

derrière un grand bloc de pierre.

Mettant alors leur chargement sur l’épaule,

ils partirent à la recherche d’un sentier

qui leur permettrait de franchir

les collines grises de l’Emyn Muil,

pour redescendre dans le Pays de l’Ombre. (27)

 

 

(Suit la liste des 23 destinataires envisagés)

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