Des nouvelles de Polonius

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Colloque « Les 20 ans de la maitrise en théâtre à l’UQAM » – 25 février 2000

 

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Bonjour,

Le département de théâtre d’une des grandes universités de la société où je vis célèbre les vingt ans de son programme de maitrise.

Un colloque tenu dans le cadre des activités marquant l’anniversaire en question porte le titre de : « Théorie et Pratique. 20 ans de recherche. 20 ans de création ».

On me demande de prendre la parole au cours de ce colloque.

Que diable vais-je bien pouvoir raconter ?

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Eh bien, je vais, allez donc savoir pourquoi, me pencher sur les liens qui existent ou qui peuvent exister, entre d’une part les activités artistiques et celles des intellectuels, et leur signification, à ces activités, et leurs implications et, d’autre part, cette société où je vis, et ce qui s’y passe. Cette société où de telles activités artistiques ou d’intellectuels peuvent effectivement s’exercer, à l’occasion.

Autrement dit : « Vingt ans de maitrise ? Fichtre, bravo. Mais… maitrise de quoi, au juste ? »

Je vais donc, en fait, me demander non pas ce que je pense du programme de maitrise en théâtre du l’UQAM, mais me demander plutôt, au fil de la plume, quelles sont les réflexions que m’inspirent, en art, les notions même de maitrise théorique et de maitrise pratique. Pour ce faire, je devrai d’abord, bien entendu, faire part, le plus succinctement possible, de la définition de l’art tel que je le conçois. Et de celle de la fonction de l’intellectuel.

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Commençons par un titre :

Des nouvelles de Polonius

 

La fonction de l’art, si je puis me permettre de résumer en quelques mots une activité aussi vaste et aussi polymorphe, me semble pouvoir être décrite ainsi : mettre en relief le plus richement possible la spécificité d’un regard unique porté sur le monde ou, en musique, d’une écoute unique du monde.

L’art ne prétend aucunement être objectif en ce qui a trait à l’objet auquel se confronte le protagoniste imaginaire, mais il prétend, d’une manière ou d’une autre, être le plus précis et même le plus exhaustif qu’il peut l’être en ce qui a trait à un regard ou à une écoute accordé au monde, et à l’écho de ce regard ou de cette écoute dans l’univers intérieur du protagoniste. Ce n’est pas le monde lui-même qui, le plus souvent, intéresse l’artiste, mais le regard qu’un personnage à la fois porte sur lui.

Nous ne savons pas si, par exemple, le pays des merveilles extrêmement cohérent à sa manière que parcourt la petite Alice a bel et bien l’air qu’elle croit lui voir, mais nous sommes bien obligés d’accorder à ladite Alice le bénéfice du doute et de suivre son regard jusqu’au bout. Ce qui nous intéresse, ce qui nous captive, c’est ce qu’elle y apprend, Alice, dans ce pays.

Comme disait Nabokov à ses étudiants de l’Université Cornell :

Nous ne devrions jamais perdre de vue que toute œuvre d’art est, toujours, création d’un monde nouveau, en sorte que la première chose à faire est d’étudier ce monde nouveau d’aussi près que possible, en l’abordant comme quelque chose de flambant neuf, n’ayant aucun lien évident avec les mondes que nous connaissons déjà. [01]

Or, ce monde, c’est par l’entremise des protagonistes qui s’y croisent que nous en obtenons une description. Nous sommes donc liés à lui par leur regard à eux. C’est de leur regard à eux que, pour nous, surgit ce monde.

La règle me semble s’appliquer tout aussi bien au regard de Van Gogh sur les tournesols, à celui de Vinci sur un certain sourire, et au déferlement de la tempête beethovenienne, qu’aux méandres du désir de Iago, qu’aux randonnées de Gulliver ou du capitaine Achab, ou qu’aux tribulations d’Hercule Poirot, de Jane Marple ou du T.E. Lawrence imaginé au cinéma par David Lean et incarné par Peter O’Toole.

Je dirais donc que la fonction de l’art, qui ne peut devenir une utilité que par extension extrême et, je crois, souvent dénaturante, consiste à proposer à ses semblables des regards cohérents portés sur le monde et sur les phénomènes qui le constituent, des regards uniques, spécifiques, éminemment individuels – pas individualisés seulement du fait de la personnalité de leur créateur, mais individualisés d’abord et avant tout du fait de l’unicité des protagonistes imaginaires eux-mêmes.

Ces protagonistes imaginaires n’existent pas seulement en littérature. Quand je regarde la Joconde, ce n’est pas seulement Mona Luisa qui est une énigme pour moi, mais Léonard de Vinci lui-même : qu’est-ce qu’il faut être, pour peindre « comme ça » ? Le peintre est l’un des protagonistes de la fiction, autant que le compositeur, le chorégraphe ou le metteur en scène dans leurs œuvres à eux. Autant que le Petit Chaperon Rouge, Raskolnikov ou cette religieuse portugaise qui écrit de si belles lettres. En ce sens, il n’est pas du tout tiré par les cheveux de voir, comme George Steiner nous y invite, tout ce que l’œuvre d’un Sigmund Freud présente de richesses romanesques et donc artistiques : eh oui, cessez juste un instant de penser à Freud comme à un scientifique, et songez plutôt à lui comme à un romancier. Sentez-vous à quel point, aussitôt, l’univers entier en est transformé ? Mystérieux et menaçant ? Échappant à notre volonté ? Doté de la sienne propre, sous mille formes ?

L’intellectuel, pour sa part, a, lui aussi, comme l’artiste, pour fonction de regarder ou d’écouter le monde et de faire part à ses semblables de ses observations, mais lui ne se penche pas sur le particulier, il se penche sur le général, ou en tous cas sur le particulier mis en contexte, disons. L’intellectuel ne cherche pas à mettre l’unique en relief, il cherche à mettre l’unique en perspective, afin de trouver comment cet unique s’intègre ou non, et comment, et pourquoi, etc… au général.

Ce qui fait que l’intellectuel recherche la mise à plat, la mise en formule, la mise en liens, « d’au-dessus ». Tandis que l’artiste tend à nous décrire les choses « de l’intérieur ».

L’artiste et l’intellectuel ont ainsi des fonctions tout à fait apparentées et complémentaires mais aussi nettement distinctes : les uns et les autres présentent à leur semblables des regards sur le monde. Mais, de ce monde, ils n’observent pas les mêmes fragments, et ne portent pas non plus sur ces fragments le même type de regard.

De manière générale, nous pourrions encore prétendre que la valeur accordée aux travaux des uns et des autres tient, pour une part au moins, mais pour une part que je considère quant à moi capitale, à la force d’évocation de leurs œuvres.

Cette force peut, dans un cas comme dans l’autre, prendre une multitude de points d’appuis, de formes, mais, tout de même, cette force sera nécessairement liée à la cohérence du regard subjectif dans le cas de l’artiste, et de la mise en perspective dans celui de l’intellectuel.

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C’est à partir de là que les choses commencent à se corser. Puisque leurs semblables, à qui s’adressent aussi bien artistes qu’intellectuels, vivent en communautés, en sociétés. Et que la plupart des communautés et des sociétés humaines sont, d’une manière ou d’une autre, animées par ce qu’il faut bien appeler des projets.

Pour faire très vite, on pourrait dire que les projets de société peuvent être généraux ou catégoriels. C’est-à-dire que, tout en concernant dans tous les cas l’ensemble des membres du groupe, le projet dominant privilégie ou non certains des membres de ce groupe, ou certains aspects de la vie en groupe, aspects liés à l’appartenance à des sous-groupes.

Ainsi, nous pourrions dire, par exemple, que le projet de l’Ancien régime français, celui qui a terminé l’essentiel de sa vie active aux alentours de 1789, façonnait sans l’ombre d’un doute les rapports entre eux de tous les Français et de toutes les Françaises sans exception, mais ne les mettait pas tous au centre de ses préoccupations dans les mêmes termes – c’est le moins qu’on puisse dire. Les régimes de l’Allemagne bismarckienne ou hitlérienne, de l’Italie fasciste, du Cambodge des Khmers Rouges, de la Russie de Staline, de la Roumanie de Ceausescu, ou de l’Afrique du Sud de l’apartheid, concernaient, tous, tous les membres de ces sociétés, mais il serait extrêmement laborieux et même périlleux de chercher à démontrer que, si tous membres de ces sociétés étaient nécessairement partie prenante au projet collectif, tous l’étaient au même titre.

Dans un autre type de régimes politiques, au contraire, ceux dits démocratiques, le projet affirme, explicitement, que tous les individus vivant dans la société sont partie prenante au projet, et le sont au même titre, ou doivent en tous cas pouvoir le devenir. Cela ne veut absolument pas dire que ce projet se réalise en termes absolus, cela ne veut même pas dire que ce projet soit ne serait-ce que réalisable en termes absolus, mais il faut au moins noter que c’est bel et bien cet objectif, en tous cas, que le projet prétend ouvertement viser. Alors que les autres projets, évoqués il y a un instant, visaient, eux, chacun à sa manière, nommément l’inverse. La porte démocratique est peut-être souvent assez lourde à pousser, ses gonds peuvent très souvent désespérément manquer d’huile, il peut même arriver qu’elle soit verrouillée, mais… mais, sauf exceptions devant être clairement codifiées et justifiées, elle n’est pas celle d’un cachot. Elle est en tous cas celle qui, parmi tous les possibles imaginés à ce jour par les Humains, ressemble le moins systématiquement à une porte de cachot. C’est sans doute ce que Churchill voulait évoquer lorsqu’il disait de la démocratie qu’elle n’était pas le meilleur des régimes politiques, mais qu’elle était le moins pire.

Quoi qu’il en soit, « s’adresser à ses semblables », pour l’artiste ou l’intellectuel, parler du monde, ou le chanter, ou le peindre, ou le danser, ne peut pas avoir le même sens selon qu’il vit dans une société animée par le projet de mettre tous les individus au centre de ses préoccupations, ou plutôt dans une société où dix pour cent des individus se considèrent propriétaires des quatre-vingt-dix pour cent restants.

Pourquoi ? Eh bien parce que l’expression « ses semblables » n’a tout simplement pas le même sens selon le type de société où il agit, et le type de régime qui gouverne cette société.

Si « ses semblables » est une expression qui exclue l’immense majorité noire, comme dans l’Afrique du sud d’avant Mandela, ou tous les Juifs, comme dans l’Allemagne des années 1930 et 1940, ou qui exclue tous ceux et toutes celles qui ne sont pas membres du parti unique au pouvoir, ça a quand même des implications passablement différentes de celles qu’on retrouve si « ses semblables », ce sont tous les citoyens de son pays, voire même tous les habitants de cette planète.

Non ?

Un exemple me vient immédiatement à l’esprit : l’indéniable différence de ton et de substance entre les œuvres d’un Molière et celles d’un Shakespeare. L’acharnement du premier à tourner en ridicule les travers des bourgeois, dans un régime dont les élites héréditaires omnipuissantes s’occupent tout entières, à son époque, à prendre leurs quartiers dans le Disneyworld d’hyper-luxe qu’est Versailles, n’a absolument pas son pendant chez le second. J’ai depuis longtemps perdu le compte des occasions où j’ai été frappé par le sentiment d’encadrement politique et de restriction intellectuelle qui suinte par tous les pores de l’œuvre de Molière et dont l’exemple le plus criant est bien l’arrivée du personnage de l’Exempt à la fin du Tartuffe, alors que, chez Shakespeare, au contraire, la préoccupation semble tout entière faite de et portée par la crainte de la guerre civile et de la terreur : il faut, semble nous dire Shakespeare à chacune des lignes qui coule de sa plume, de toutes nos forces tenter de comprendre les mécanisme de la puissance politique et de la soif d’elle, faute de quoi nous serons nécessairement bientôt engloutis à nouveau par le sang. Alors que Shakespeare met son œuvre au service de la soif de vivre, au service de la contemplation de la vie et de ses vertigineuses complexités, Molière met la sienne au service d’un statut de courtisan à acquérir, se faisant le promoteur bon teint de la mesure, au sein d’un régime très lourdement porté sur l’exclusion catégorique systématique. Je ne doute pas un instant de ce que Molière ait virtuellement possédé tout le talent nécessaire pour avoir éventuellement pu être comparé à Shakespeare, mais le cadre idéologique auquel il se soumet est remplacé chez Shakespeare par une dynamique intérieure individuelle, un désir vital du monde, qui fait l’essentiel de la différence entre leurs œuvres respectives et qui, quant à moi, les rend incomparables, au détriment du Français.

Je suis désolé de faire ici figure d’intolérant, mais je refuse catégoriquement d’accorder à un auteur capable d’écrire l’extraordinaire monologue du Misanthrope pour ensuite l’annuler corps et bien afin de faire passer au premier plan le discours de son banlieusard de service, un respect comparable à celui qui monte en moi quand je constate, de lecture en lecture plus profondément, tout le respect et toute la latitude de se déployer que Shakespeare de son côté accorde à tous et à chacun de ses personnages, même à la plus engourdie de ses nounous.

Si je devais laisser traîner un texte de théâtre entre les mains d’un enfant dont la formation me tient particulièrement à cœur, vous pouvez être assurés qu’entre d’une part les assommantes leçons de savoir-vivre servies par tous les personnages de beaux-frères de ce cher Poquelin, ou de l’autre les Falstaff et Mercutio du gars de Stratford, mon choix serait vite fait. Non, la maitrise formelle ne suffit pas. Beaucoup s’en faut. Elle suffit peut-être à la Cour, comme l’a si brillamment montré Patrice Leconte dans son Ridicule, mais certainement pas là où les perruques de six tonnes et plus évoquent davantage les fers et les barreaux que le désir de se mettre à chanter une action de grâce devant les splendeurs que recèle la vie.

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Artistes et intellectuels parlent donc, les uns et les autres, du monde à leurs concitoyens, et ce qui fait la qualité de leurs œuvres tient à la richesse d’enseignement de ces œuvres, richesse constituée non pas de mots d’ordre, non pas de leçons de morale, non pas de variations sur le thème des règles à respecter pour réussir sa carrière à la Cour quelque forme que prenne la Cour, mais de fertilité : la richesse de l’œuvre se mesure à l’aune de l’enrichissement du regard et donc du rapport au monde de qui la côtoie.

Les œuvres de Beckett et de Kafka, de Fellini et d’Orson Welles, mais aussi de Barthes ou de Jan Kott, sont grandes parce que le fait de les lire, et surtout de les relire, permet de percevoir du monde des phénomènes qui passeraient inaperçus sans elles, ou dont la perception ne serait pas d’un spectre aussi étendu qu’elle peut l’être grâce à leurs interventions.

Qu’est-ce à dire ?

Que l’essentiel de la force et du poids d’une œuvre, qu’elle soit de fiction ou intellectuelle, tient à l’assumation par son auteur des enjeux qu’elle présente.

Le poète prodige peut fort bien, à titre personnel, devenir plus tard dans sa vie trafiquant d’armes, ou le romancier être poussé à écrire par certains traits de son caractère et finir par accoucher d’une œuvre à couper le souffle simplement parce qu’il a eu besoin d’argent pour continuer de jouer aux cartes, nous n’en avons strictement rien à cirer. C’est dans son œuvre, qu’il doit y avoir assumation. Et que cette assumation doit être communicable au lecteur, à l’auditeur, au spectateur. Communicable et… enrichissante en regard de la vie et du monde de celui qui écoute, entend, lit, regarde.

De même, la théorie de l’art sera enrichissante si elle permet d’avoir un accès encore plus riche au contenu des œuvres qu’on ne l’aurait sans elle. Quelles que soient les motivations du théoricien.

Mais. Mais en aucun cas le statut social ou professionnel, pas plus de l’artiste que de l’intellectuel, ne saura être garant de la qualité de son œuvre.

Il y a des intellectuels de service, au même titre qu’il y a des artistes littéralement académiques. Eux aussi, remplissent des fonctions complémentaires l’une de l’autre.

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Je me résume tout en continuant d’avancer.

Il ne saurait, si ce n’est par commodité de langage, exister une telle chose qu’un artiste professionnel. Pas plus que ne saurait exister une telle chose qu’un intellectuel professionnel.

Pourquoi ?

Parce que le concept de « professionnalisme » renvoie à celui de statut social, un statut d’ailleurs souvent connoté économiquement. Alors que ceux d’« artiste » et d’« intellectuel » renvoient quant à eux à des fonctions qui n’ont, en soi, strictement rien de statutaire, et qui même, dans l’immense majorité des cas, se trouvent en contradiction radicale avec la notion de statut acquis. Je ne veux pas dire qu’un artiste professionnel, ou un intellectuel professionnel, est nécessairement un vendu ou un laquais. Je veux dire qu’un artiste ou un intellectuel professionnel est nécessairement, par définition, dans l’eau bouillante. Parce que les deux termes constitutifs de son titre renvoient, chacun, à des pans de réalité qui ne raboutent pas l’un sur l’autre. Ce que les expressions « artiste professionnel » et « intellectuel professionnel » évoquent c’est, donc, essentiellement, d’abord et avant tout un simple split focus : une image dont les composantes sont incompatibles entre elles. Et servent essentiellement à induire une confusion conceptuelle.

Si, en plus, ledit statut professionnel est accompagné d’une rente c’est-à-dire par exemple d’un plan de retraite, j’ose affirmer que notre artiste ou notre intellectuel est non seulement dans l’eau bouillante, mais encore dans une eau bouillante assaisonnée à l’acide sulfurique.

Pourquoi ?

Parce qu’il sera presque nécessairement tenté de décrire le monde comme étant essentiellement celui que l’on voit à partir de l’échelon statutaire qu’il a atteint.

Encore une fois, je ne condamne pas, je décris. Et il est possible rare, mais possible…, qu’un artiste académique ou un intellectuel professionnel conserve intact, voire même enrichisse, le regard sur le monde dont son œuvre témoigne pour le profit de ses semblables. Mais. Mais il me semble y avoir à cette possibilité une condition sine qua non : un autre désir que celui du statut devra l’habiter et surtout l’animer, un autre désir qui, au moment opportun – celui de l’acte créateur ou celui de l’acte intellectuel – viendra supplanter la perception de la réalité induite par la position sociale. Autrement dit : si le drive de l’artiste ou de l’intellectuel professionnel n’est pas plus fort que son statut et les privilèges qui lui sont attachés, ce sera le statut qui parlera, et non plus l’artiste ou l’intellectuel.

« Parler à ses semblables » signifiera alors essentiellement : parler aux autres artistes professionnels, ou parler aux autres intellectuels professionnels. Plus les privilèges accordés aux membres des élites dans leur société seront importants, et détachés de toute notion de devoir à remplir, et plus le statut sera prédominant sur la fonction descriptive du monde, jusqu’à ce qu’en fait ce ne soit absolument plus la fonction d’artiste ou d’intellectuel qui soit appuyée sur un statut professionnel, mais au contraire le statut de membre des élites qui tire sa justification d’une activité vaguement et de très loin apparentée à celles de création ou de mise à plat du monde.

Nous disons donc que l’artiste et l’intellectuel ont pour fonction de permettre l’enrichissement du rapport au monde de leurs semblables par l’entremise de leurs œuvres, lesquelles œuvres consistent respectivement, dans un cas ou dans l’autre, dans l’élaboration de regards ou d’écoutes fictifs des choses du monde, regards ou écoutes assumés, ou dans la mise en perspective, les uns par rapport aux autres, des regards sur le monde et des écoutes du monde, et de leurs conséquences.

L’intellectuel, pour véritablement remplir sa fonction, ne pourra pas plus que l’artiste se contenter de descriptions extérieures des phénomènes sur lesquels il se penche et qu’il tente de classifier les uns par rapport aux autres : il devra nécessairement, lui aussi, comme l’artiste, assumer. Assumer les implications intérieures des regards sur lesquels il se penche, et assumer son propre regard, son regard sur les regards.

Chez lui comme chez l’artiste, ce ne sont pas en soi les conditions extérieures le menant à effectuer tel choix à l’encontre de tel autre, qui sera déterminant de la qualité de son travail, mais sa capacité à introjecter ces conditions, à assumer, oui, les choix qu’il effectue, à les faire, littéralement, siens. Autrement, il se contentera d’être le pillard du regard des autres, un parasite. Dans les cas où le maintien de son statut passera selon lui par la mise à mort des regards qu’il étudie, il sera même, littéralement, un charognard. Dans tous les cas de cette espèce, il aura de toute manière trahi sa fonction : il n’aura pas aidé ses semblables à mieux appréhender le monde et ses phénomènes. Il finira cependant peut-être, tôt ou tard, par réaliser qu’une des implications centrales du fait de vivre dans un monde de pillards ou de charognards, c’est qu’on finit nécessairement par passer à son tour à la casserole. Statut ou pas.

Le même sort risque fort d’attendre aussi l’artiste qui remplace sa curiosité à l’égard du monde et de ses richesses par une volonté de justifier l’ordre des choses duquel il tire ses privilèges.

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Bref.

Je suis en train de vous dire que l’artiste et l’intellectuel – le théoricien de l’art – remplissent des fonctions complémentaires dans le cadre d’une fonction générale qui est de nourrir la culture, c’est-à-dire le rapport au monde dans un groupe donné.

Un autre des traits communs à ces deux fonctions est la facilité de mentir qu’elles permettent toutes deux. Rien de plus facile que de se planter des plumes dans le cul et de prétendre que nos gesticulations sont une prière au soleil ou au dieu de l’anarchie – un peu de boucane par là-dessus et le tour est joué. En ce qui a trait aux théoriciens de l’art, rien de plus simple que d’écarter du revers de la main la poésie de Garcia Lorca en affirmant que de toute manière ses simagrées sur la splendeur ne signifiaient strictement rien, puisqu’il sentait des pieds ou portait des bobettes à rayures.

Rien de plus simple, en somme, que de faire semblant. Cette simplicité n’a rien d’un mystère, ni d’une ironie des dieux : après tout, quand il s’est agi, des siècles durant, de prouver que la terre était plate et même qu’elle DEVAIT l’être sous peine d’être brûlé vif, les candidats pour soutenir le postulat n’ont jamais manqué. Et nous appartenons à une civilisation dont les maitres spirituels, depuis deux millénaires, se promènent en chaises à porteur en or massif sous prétexte de fraternité universelle.

Ce que je dis, c’est en somme que je suis parfaitement conscient de ce qu’il y a de naturel dans les défaillances des artistes ou des intellectuels face à leurs devoirs. Ces défaillances sont… naturelles. Bon, très bien. Merci, la nature. Mais maintenant, si vous le voulez bien, passons un peu à la culture. C’est-à-dire au regard sur les choses.

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Je vous rappelle que je permets de m’interroger devant vous sur le sens du mot « maitrise » quand on a recours à lui dans le cadre d’expressions comme « maitrise théorique » ou « maitrise pratique », en art.

« Vingt ans de maitrise ? Fichtre, bravo. Mais… maitrise de quoi, au juste ? »

Je veux dire : maitrise des outils ? Ou maitrise du statut ?

La différence est loin de compter pour peu de choses.

Pourquoi ?

Parce que l’existence même d’artistes ou d’intellectuels dans une société repose sur la confiance que la population accorde ou non à ceux et à celles qui prétendent assumer les fonctions évoquées par ces termes.

Une société où les artistes ou les intellectuels, dans leur écrasante majorité, ne parlent pour ainsi dire qu’entre eux ou ne s’adressent qu’aux autres membres des élites est tout-à-fait imaginable. L’histoire nous en offre d’ailleurs des exemples à foison. Seulement, ce ne sont pas ces artistes-là, ni ces intellectuels-là qui donnent aux citoyens n’appartenant pas aux élites le sentiment que les fonctions artistiques et intellectuelles sont essentielles à la vie en société, ET à la vie individuelle.

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Voici deux exemples, que j’emprunte à Shakespeare, de la manière dont un intellectuel peut considérer sa tâche, et un aperçu des conséquences découlant de chacune des perspectives adoptées.

En passant, je le précise pour ceux qui seraient tentés de croire que je viens soudainement d’avoir l’idée de ces considérations, elles remontent à 1991.

Le SYNDROME DE POLONIUS

Dans l’une de ses pièces, l’Anglais William Shakespeare a imaginé un personnage qu’il a baptisé du nom de Polonius et dont la fonction, à la Cour royale d’un Danemark imaginaire, aurait été celle de Lord Chambellan – c’est-à-dire qu’il aurait été chargé du service de la chambre du Roi, qu’il aurait, donc, agi dans l’intimité du Prince régnant.

Dans cette pièce, le Roi en question a, peu de temps avant le moment où se déroule l’action, usurpé la Couronne puis épousé la Reine, sa complice. Or, cette Reine a un fils. Un jour, ce fils apprend que la vie n’est pas ce qu’elle semble être : que l’intérêt, l’hédonisme passionné, le mensonge, la fourberie, la dissimulation, entre autres, sont non seulement choses de la vie non pas seulement en tant que concept mais surtout en tant qu’agir mais qu’ils sont aussi, et même surtout, en l’occurrence, le fait de sa mère elle-même et de son nouvel époux. Sous le choc de la révélation de cette proximité de la turpitude, le jeune homme vacille, titube même, métaphoriquement : partagé entre l’incrédulité et l’horreur, qui forment un couple célèbre de cousines, il tente de susciter la preuve, dans les faits, de la réalité, chez des êtres d’autre part chéris, de tels potentiels qui se retrouveraient parfois à se concrétiser. A cette fin, il élabore tout un jeu qui lui permet de porter des coups à gauche et à droite pour faire sortir le chat du sac, dissimulant le but de son entreprise sous le manteau d’une folie soudaine.

Que vient faire Polonius dans cette histoire, demanderez-vous. Eh bien voici :

Le Chambellan Polonius est un lettré, un homme de vaste expérience, de grande intelligence et d’imposante culture, témoin privilégié de tout ce drame tant par le fait de sa position d’observateur de l’intimité de tous les protagonistes que par celui de l’outillage intellectuel qui est le sien et qui devrait lui permettre d’interpréter les signes du spectacle qui se déroule sous son nez. Seulement, pour une raison ou pour une autre, la curiosité de Polonius, qui semble s’être exercée dans sa jeunesse, est désormais enrayée : Polonius ne cherche plus à comprendre, il se contente désormais de faire étalage de son savoir; son savoir est désormais seul garant de son statut. Son savoir agit sur ses prises de positions à titre d’endosseur. Polonius n’a pas à prouver ni à démontrer, Polonius sait. Il serait peut-être trop audacieux d’affirmer qu’ici son intelligence et son intérêt se trouvent en conflit et que ce conflit explique la perte d’imagination, aussi m’en garderai-je. Le fait demeure cependant qu’il ne saurait y avoir d’observateur neutre, surtout lorsqu’un pouvoir est en jeu. Et dans cette pièce, justement, c’est le pouvoir dans sa représentation la plus mythique, la plus absolue, la Royauté, qui est en jeu.

Polonius, du fait même de sa position privilégiée à la Cour, ne peut demeurer hors de l’action qui se déroule; bon gré mal gré, il doit prendre parti et son immobilité elle-même, ou sa fuite physique, influerait profondément sur le déroulement de l’action. Examinons le parti qu’il adopte.

Il utilise sa science et son intelligence à tenter de démontrer qu’il ne se passe, justement, absolument rien qui puisse porter à de sérieuses conséquences. Il nous est, par ailleurs, montré comme étant bien davantage hanté, à cet âge de sa vie, par le harnachement de la vie des autres que par l’enthousiasme à l’égard de leurs potentialités.

« Nier quoi que ce soit qui puisse porter à sérieuses conséquences » signifie, ici, que le Chambellan Polonius réduit la portée des gestes que pose le jeune fils de la Reine, Hamlet, alors que ce Hamlet se trouve pourtant dans un état de choc, dans un désarroi tel qu’il hésite à se donner la mort, malgré l’urgente envie qu’il en ressent, de peur qu’après avoir quitté la vie un peu de conscience ne continue à nous être accordée de ce qu’elle a été. C’est assez dire qu’il ne badine pas. Mais Polonius, lui, de son côté, préfère voir dans le trouble ressenti par Hamlet le signe d’un amour passionné qui rongerait Hamlet et dont l’objet serait sa propre fille, Ophélie Oh, le beau hasard. Polonius ne démord pas de son interprétation des faits, pas même quand elle finit par s’avérer indéfendable, et il s’en tient à elle malgré les doutes dont finit par faire montre même l’usurpateur et régicide Roi Claudius, soupçons de plus en plus précis qui démontrent bien que le problème ne tient pas à quelque illisibilité des actions de Hamlet mais à l’impossibilité personnelle de les interpréter dans laquelle se trouve Polonius.

Eh bien, je crois que Polonius peut être considéré comme le prototype de l’homme d’intelligence et de culture – d’intellectuel, en un mot – qui cesse de mettre en œuvre son talent et sa curiosité pour ne plus se contenter que de se servir d’eux plutôt que d’être porté par eux.

Dès lors qu’il cesse d’être agi de l’intérieur, en fonction des principes et des aspirations qui semblent avoir autrefois été les siens, Polonius est devenu agi de l’extérieur. Ceci est d’autant plus vrai que, se tenant dans les coulisses immédiates du pouvoir, il est soumis à son influence de manière extrêmement forte.

Énoncé d’une règle sommaire :

Tout homme de culture se tenant à proximité du centre de l’exercice d’un pouvoir et refusant désormais de constater chez les autres la soif de beauté qu’il a accepté d’abdiquer en lui-même court le risque de voir lui échapper la compréhension même des enjeux des situations où il se trouve plongé, et l’intelligence, en de telles circonstances, amplifie les risques de perte de contact avec la réalité de la nature des forces en présence.

De ces deux symptômes – acceptation d’être totalement agi de l’extérieur de soi et refus de prendre en compte les aspirations des autres sous prétexte que l’on a renoncé aux siennes propres –, je prétends qu’ils constituent les signes d’un trouble du comportement que j’ai baptisé du nom de « SYNDROME DE POLONIUS ».

Ce syndrome, tel que l’évoque Shakespeare, peut très bien mener à des évènements proprement catastrophiques : à la fin de la pièce, dans laquelle Polonius aura joué avec acharnement le rôle crucial d’empêcheur de savoir et de comprendre, non seulement Polonius lui-même aura-t-il été emporté par la tornade qu’il a refusé d’empêcher de se développer, mais sa famille aura été massacrée, et même la Couronne et tout le royaume avec elle se trouveront en péril grave. À la fin de la pièce, la scène est littéralement jonchée de cadavres.

Ce que je désigne du nom de « Syndrome de Polonius » n’a donc rien d’un phénomène dont l’intérêt serait prioritairement psychologique, il s’agit nommément, comme je l’entends en tous cas, d’un phénomène politique : celui dans le cadre duquel un ou des intellectuels mènent une société à sa ruine en trahissant en toute conscience le mandat fondamental qui est le-leur et qui consiste à connaitre, à observer, à analyser, et à faire connaitre en termes clairs à leurs concitoyens les interprétations du monde auxquelles ils aboutissent.

L’étude de ce syndrome s’inscrit d’ailleurs dans celle d’un phénomène politique encore plus vaste, que j’ai appelé « Diathèse de la vacuité », laquelle se compose de trois éléments déterminants : « Le Syndrome de Polonius », d’abord : la trahison des intellectuels; « Le Complexe d’Orgon » : qui consiste à confondre la profondeur et ses signes superficiels; et « Le Bruxisme de Lorenzo » : c’est-à-dire le culte de la révolution abstraite.

Face au Syndrome de Polonius, cependant, Shakespeare nous décrit aussi une autre perspective dans laquelle interpréter les gestes politiques d’un intellectuel. Celle-là s’appelle :

Le PARADOXE DU FRÈRE LAURENT

Dans Roméo et Juliette, le Frère Laurent, aussi étranger aux valeurs de Polonius qu’on puisse imaginer, se tenant à mille lieux des coulisses du pouvoir, finit pourtant par se résoudre à l’action politique. Pourquoi ? Eh bien parce que la ville de Vérone est déchirée par une véritable guerre civile, qui dure depuis… bof… au moins aussi longtemps que ça… et qui semble, surtout, ne jamais devoir connaitre de terme : entre les Capulet et les Montaigu, la vendetta continuera semble-t-il de faire rage tant qu’il restera un seul habitant debout. Même les ordres du Prince restent sans effets : Vérone semble foncer tout droit vers sa mort, au bout de son sang.

Mais.

Mais, tout à coup, le hasard fait que deux des enfants des familles ennemies voient leurs routes se croiser. Et qu’ils décident tous deux que ce qu’ils aperçoivent dans les yeux de l’autre est plus important que les noms qu’ils portent. Ils vont trouver leur confesseur, Laurent, et lui demandent de les marier. Ils savent parfaitement que jamais leurs parents ne donneraient leur assentiment, ils décident en conséquence de se passer de leur consentement.

Sur le coup, la réaction de Laurent est pleine de gros bon sens : « Ben voyons ! », s’écrit-il en riant au spectacle de Roméo jurant son amour éternel, « Ne te moque pas de moi, la semaine dernière c’était Rosalynde ou je ne sais qui, et la semaine prochaine s’en sera une autre encore ! Allez ouste, laisse-moi travailler ! » Quand soudain le frappe cette idée : et si le mariage de ces deux enfants-là allait réussir à calmer les esprits ? Et si l’amour allait réussir là où toutes les autres tentatives de faire la paix ont si misérablement échoué ?

Tenté par cette idée, convaincu peut-être qu’il ne peut pas laisser passer une possibilité aussi belle, Laurent bénit l’union entre les deux enfants, et du même coup entre les deux familles.

Laurent est donc bel et bien, selon moi, en ce qui a trait à son comportement, l’exact opposé de Polonius. Comme Polonius, il a accès à l’intimité des puissants, par l’entremise, dans son cas, de la confesse. Comme Polonius, il dispose de moyens intellectuels suffisamment développés et affinés pour interpréter ce qui se passe autour de lui. Mais, contrairement à Polonius, les manœuvres de coulisses ne le tentent en rien. Et ce qu’il décide d’entreprendre comme action, en mariant Juliette à Roméo, est aussi à l’opposé de ce que fait Polonius : Polonius nie les désirs qui s’expriment sous ses yeux pour pouvoir mieux en fabuler d’autres à leur place, qui servent ses intérêts; tandis que Laurent, lui, non seulement écoute ce qu’on lui confie mais encore, sans pourtant le moins du monde se bercer d’illusion, aperçoit immédiatement ce qui, dans le rêve que caressent les amants, recèle l’espoir non seulement pour eux mais encore pour tous les citoyens de Vérone.

Contrairement à Polonius qu’impatiente l’anarchie de la vie, Laurent, lui, décide de foncer et de lui donner sa chance, à la vie.

L’observation comparée des deux personnages est encore plus frappante si l’on prend en compte leurs environnements respectifs : tandis que Polonius, pourtant déjà très bien en cour avec toute sa famille, tente encore au surplus de pluger sa fille auprès du prince Hamlet, le Frère Laurent, lui, ne recherche strictement aucun profit personnel, il ne songe même pas à couvrir ses arrières. Quelle que soit l’issue de ses manœuvres, il risque pourtant gros : ni papa Montaigu ni papa Capulet ni aucun de leurs lieutenants ne semblent hommes à se laisser imposer une alliance contre leur gré, surtout pas par un tonsuré cueilleur de pâquerettes. Il risque de faire très chaud pour les fesses du Frère Laurent quand la nouvelle du mariage va s’ébruiter. Ne lui serait-il pas nettement plus facile de prévenir le coup, d’aller trouver le Prince et d’obtenir sa bénédiction pour les manœuvres dans lesquelles il se lance ? Le Prince ne l’appuierait-il pas de toute son autorité ? Sans l’ombre d’un doute. Eh bien pourtant, cette éventualité n’est même pas soulevée.

En bout de course, les deux protégés de Laurent sont morts mais, grâce à lui, qui devra vivre le reste de son existence déchiré par le remords, la paix est bel et bien revenue : les amants sont morts, mais au moins auront‑ils été les dernières victimes d’une guerre civile qui semblait ne devoir jamais s’éteindre d’elle-même.

Le plus tragique de l’histoire c’est ça, justement : qu’entre tous les protagonistes, c’est lui, Laurent, qui portera sans doute pour le restant de sa vie le sentiment de culpabilité le plus cuisant. Les tueurs vont pleurer un bon coup puis les affaires vont reprendre. Le Prince a obtenu ce qu’il désirait et Vérone va enfin pouvoir devenir à son tour une cité conquérante.

L’intellectuel a ici rempli sa fonction. Il a réussi sa tâche. Aucun des gestes qu’il a posés n’était une erreur, et aucune des malchances n’a été son fait à lui. Ce n’en est pas moins lui, et lui seul parmi les survivants, qui en assume le prix – alors qu’il n’était même pas partie prenante au conflit.

J’appelle donc PARADOXE DU FRÈRE LAURENT le phénomène qui consiste pour un intellectuel à agir au mieux de ses possibilités, ses actions et ses paroles prenant racines non pas dans le terreau de ses intérêts personnels ou statutaires, mais se nourrissant tout au contraire de l’espoir de permettre la plus riche floraison possible aux rêves dont il croise le chemin. Il ne sera jamais récompensé pour ses actions. Au contraire : même en cas de réussite, l’inévitable facture sera pour lui, et parfois d’ailleurs pour lui seul. Qu’à cela ne tienne – il est là précisément pour ça.

*

Alors voilà.

Théorie et Pratique ?

Théâtre, société, maitrise ?

« Vingt ans de maitrise ? Fichtre, bravo. Mais… maitrise de quoi, au juste ? » Du savoir ? Du statut ? Du désir ? De son désir à soi ? Ou de celui des autres ? Pour le nourrir, ce désir ? Ou pour le harnacher ?

Maitrise de jardinier ? Ou maitrise de cerbère ?

Allez donc savoir pourquoi, j’avais très envie de partager avec vous quelques réflexions sur le sujet.

Qu’est-ce à dire ?

Tout simplement que je souhaitais attirer votre attention sur cette affirmation : théorie et pratique ne s’opposent pas. Elles s’opposent d’autant moins que la théorie EST une pratique. Or aucune pratique des élites – et celles des artistes et des intellectuels moins que toute autre – ne permet de faire l’économie d’une réflexion en profondeur sur les liens que ceux qui s’adonnent à elle entretiennent avec le pouvoir.

Merci.

P.S. :   Le présent colloque universitaire se tient dans une société où le taux de suicide, chez les jeunes, est l’un des plus élevés au monde; où la pauvreté, dans leurs rangs, avance toujours à une vitesse folle alors qu’elle atteint déjà, dans certaines régions, des sommets inimaginables; qui, à l’exception de celle du Mississipi, dépense le moins per capita pour l’enseignement supérieur en Amérique du Nord; où, quelle surprise, en 1997, l’espérance de vie a RECULÉ, alors qu’elle continuait de progresser dans tout le reste de l’Amérique du nord et la presque totalité des pays industrialisés. Mais où les manifestations de mécontentement de la jeunesse sont pourtant, de manière pour ainsi dire unanime, systématiquement traitées par les médias en particulier et les élites en général sur un ton du plus souverain mépris, dans des termes qui ne peuvent en aucune manière être qualifiés autrement que de dégoûtants.

Alors ? D’après vous, qu’est-ce que je suis venu faire ici, ce matin, avec mes histoires de Frère Laurent et de Polonius ? Hmmm ?

Merci encore.

Et encore bonne fête.

 

(Février 2000)

 

 

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