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Ce texte a été lu le matin du samedi 20 août 1994, dans le cadre du colloque « Parole et Institution » qui se tenait dans les locaux du pavillon des Sciences humaines de l’Université de Montréal.
J’avais été invité à y participé par le professeur Thierry Hentsch.
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En chacune des occasions où, depuis quelques années, j’ai été invité à prendre la parole pour exprimer ce qui me chicote quand je regarde notre société, je me suis retrouvé plongé dans un malaise qui tenait, et tient aujourd’hui encore devant vous, à un double étonnement : d’abord que ce soit moi qui m’y trouve et ensuite que je m’y trouve encore.
C’est que mon entreprise, depuis longtemps, mais tout particulièrement depuis cinq ou six ans, s’est bornée à poser des questions sur des phénomènes que beaucoup de gens dans notre société sont à même de constater sans avoir à déployer d’efforts particuliers et que beaucoup, semble-t-il, constatent en effet. Mais ! Mais dont on ne parle pas. Pas sur la place publique, en tous cas. On n’en parlait pas il y a cinq ans, et aujourd’hui encore moins.
Comment peut-on parler encore moins de quelque chose dont on ne parlait déjà pas ? Tout simplement en ayant étendu le champ du silence autour des phénomènes constitutifs de ce qu’on taisait déjà : il y a cinq ans, on ne parlait pas de l’objet lui-même, aujourd’hui on ne parle plus non plus de rien qui puisse permettre de ramener cet objet sur le tapis, qui puisse mener à lui ou qui puisse le rappeler à notre mémoire. Mieux encore, il semble être en train de s’évacuer du langage public une part importante de ce qui permettrait d’amorcer un discours sur l’un ou sur les autres de ces objets.
Notre société est aux prises avec plusieurs problèmes graves concrets, je veux dire constatables à l’œil nu. Analphabétisme, échec scolaire, abandon scolaire, malnutrition, pauvreté, violence, suicide – chez les jeunes, entre autres –, écart croissant entre le niveau de vie des mieux nantis et celui des moins bien nantis, érosion de la classe moyenne. Par exemple.
Mais, encore beaucoup plus grave, l’outillage même qui devrait nous permettre de nous attaquer à ces problèmes est en cours de dislocation. Deux exemples, chacun touchant un aspect de cet outillage : 1 – cynisme, voire rejet de la part de la population, à l’égard du champ politique et donc à l’égard de la place publique en tant que lieu de discussion; et 2 – silence, sur la place publique, notamment de la part des élites intellectuelles, en ce qui a trait à la marche des choses dans cette société.
Pour dire les choses crûment, pour un nombre chaque jour croissant de nos concitoyens, le monde des humains devient chaque jour un peu plus un univers où les prédateurs dominent absolument et sont même adulés (voyez, en publicité, la récurrence des images de tigres, de serpents à sonnettes, d’ours et autres pumas, ouvertement associées à une représentation de soi souhaitable, voire nécessaire à la survie), un monde de prédateurs, donc, où les règles qui devraient nous permettre de contenir un peu ces comportements de prédateurs disparaissent une à une ou cessent tout bonnement d’être appliquées, un monde où le comportement du prédateur est même devenu à peu près le seul à être unanimement accepté socialement, sinon explicitement au moins implicitement.
Or ce culte du comportement violent souhaitable de la part des plus forts se donne libre cours alors que, pour les plus faibles, leur accès aux moyens d’appréhender le monde et ses règles (alphabétisation et enseignement supérieur, par exemple) subissent des attaques féroces, où le discours des journalistes censés assurer la diffusion d’une information éclairante est d’une nullité quand ce n’est d’une mauvaise foi qui défie chaque jour plus profondément les frontières de l’ahurissement (certains reportages sont d’une telle bêtise dans leur soi-disant objectivité qu’on en vient à se demander comment on s’y prend pour ne pas s’évanouir de dégoût), la classe politique flotte dans une brume proprement hallucinée, et les élites intellectuelles sont à toutes fins utiles muettes, ce qui revient à dire qu’au total, un nombre croissant de nos concitoyens, les plus démunis, dont le nombre et la proportion sont en croissance constante, est tout bonnement laissé à lui-même. Abandonné purement et simplement, en toute bonne conscience, dans un système où l’adaptation réussie signifie s’identifier à un puma, un ours blanc, un crotale ou une panthère.
Je disais donc que non seulement nous sommes confrontés en tant que société à des problèmes graves, mais encore, peut-être même surtout, que les moyens d’appréhender ces problèmes paraissent en pleine déliquescence. Et je crois qu’ils le sont en effet.
Or ces problèmes et la déliquescence de ce qui permettrait de leur faire face ont pour contexte général un monde où la notion de sujet semble en voie de disparition. À titre d’exemple rapide : il n’existe plus, à toutes fins utiles, de citoyen. Il existe des bénéficiaires, des contribuables, des électeurs et des membres de groupes de pressions, mais plus de citoyens au sens traditionnel. Je crois que l’un des effets principaux de cette disparition ou de l’évacuation de la notion de sujet peut être constaté dans la difficulté que présente pour beaucoup d’individus, particulièrement chez les jeunes, la prise en compte de l’autre. Soi n’étant plus, la plupart du temps, qu’un amalgame plus ou moins cohérent de besoins, de phénomènes mécano-biologiques et de qualités toutes plus neutres les unes que les autres – neutres parce que présentées ou ressenties comme interchangeables à l’infini [01] –, il n’y a pas de raison pour que l’autre soit plus que moi. En fait, il est habituellement moins : quelque chose comme le décor de mon film à moi tout-seul. Un autre effet de cette disparition supposée de la notion de sujet peut être perçu dans l’utilisation systématique du terrorisme comme discours, utilisation que je crois être construite sur l’affirmation suivante, que le Dr Goebbels et ses amis maîtrisaient déjà habilement : la peur vaut mieux que tous les discours. Ainsi, chez nous, on ne parle plus de sécurité routière aux citoyens, on n’en discute plus, on se contente de leur foutre la trouille en les faisant se sentir coupables d’avance en leur affirmant que d’aller trop vite pour faire le paon devant sa petite amie ne peut mener qu’au rapport d’autopsie de la dite blonde lu par Guy Provost, ou que l’alcool au volant signifie nécessairement une paire de menottes, une enfant qui hurle et une femme morte dans sa voiture, ce qui est un mensonge.
Le temps ne me permet pas de m’étendre sur deux autres aspects pour moi essentiels, à savoir le corporatisme débridé et le culte du mécanisme. Ajoutons simplement encore qu’au plan émotif, la culture québécoise s’articule toujours aujourd’hui autour du ressentiment : nous constituerions une espèce de Village d’Astérix grandeur nature que tous les Romains du monde (Mordecai Richler et Pierre Trudeau, entre de nombreux autres) ont rêvé et rêvent encore jusqu’à en avoir perdu le sommeil, de réduire en cendres. Dans un tel contexte, il est présenté tous les jours, plusieurs fois par jour, qu’il tombe sous le sens que ce n’est pas nous qui sommes responsables de notre destinée et de nos actes – ni individuellement ni collectivement –, mais « eux », puisque ce sont « eux » qui nous forcent par leur totale mauvaise foi à nous défendre au corps à corps alors que nous ne souhaitons rien d’autre que de vivre en paix. Quand nous « les » auront vaincus, il sera bien temps de nous demander si nous avons des rêves, nous aussi, et lesquels, mais en attendant parons au plus pressé, lequel ne relève jamais de notre volonté mais toujours de la folie des autres.
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Au risque de passer pour un ahuri, il me semble pouvoir affirmer aujourd’hui que les facteurs que je viens d’évoquer à toute vapeur font que notre société constitue désormais un terrain fertile pour une explosion de violence sociale. Loin de moi l’idée de jouer les devins : je ne prétends pas que nous sommes à la veille d’une guerre civile, je dis seulement qu’un nombre important de facteurs, dans notre société, me semblent en faire un terrain fertile pour que s’y enclenche un mécanisme de violence sociale qu’il serait difficile de contrer sans céder à la tentation de l’escalade. Or à quelle autre tentation pourrions-nous céder, la place publique étant désertée et silencieuse et le domaine politique flottant loin de toute réalité concrète tout en ne se préoccupant de toute manière que de sa propre image ?
«Agora désertée et classe politique vaseuse », me direz-vous, « belle formule mais il faudrait un peu étayer, tout de même ».
Certes. Voici un petit exemple.
Nous vivons présentement notre seconde campagne électorale en un an : fédérale il y a quelques mois, provinciale aujourd’hui. Dans les deux cas, durant des mois, urbi et orbi, à pleines pages, à pleins placards publicitaires, à pleins bulletins de nouvelles, tous les partis politiques impliqués – si ce n’est celui de La Loi Naturelle – ont insisté grosso modo sur les trois mêmes axes : « Il nous faut des emplois, or pour créer des emplois nous devons être plus compétitifs sur le marché mondial, donc plus productifs. » Cette phrase-là, sous une forme ou sous une autre, ce sont des centaines de fois que nous avons été et que nous serons dans les prochaines semaines exposés à elle. Mais il n’y a qu’une façon de la commenter, et c’est de dire d’elle que telle quelle, elle ne tient tout simplement pas debout. Chacun des deux derniers termes qui la composent – productivité et compétitivité –, dans l’état actuel des choses, sont antinomiques avec le premier – création d’emplois – pour l’excellente raison que, dans notre monde, « augmentation de la productivité » est synonyme de « réduction du nombre de travailleurs nécessaires pour l’accomplissement d’une tâche ». Le but recherché en priorité, le Graal, n’est pas aujourd’hui la création d’emploi mais bien l’augmentation de la productivité au bénéfice de la compétitivité, laquelle constitue donc le véritable objectif visé. Le rêve économiste contemporain, qui est le véritable mythe actif de notre société – si on veut bien me permettre ici une telle perversion du sens du mot « mythe » – n’est absolument pas que toute la population en âge de produire dans notre pays prenne sa boîte à lunch tous les matins pour aller au boulot. Le rêve économiste contemporain ne prend pas en compte la population, ni ses désirs, ni ses besoins, il ne prend en compte que sa productivité. Le rêve, c’est : deux mille voitures par jour produites par un seul ouvrier à temps partiel, pas : deux mille ouvriers à temps plein produisant une seule voiture par jour. Cela n’empêche pas que tous les jours, il y a quelques mois comme aujourd’hui, c’est le contraire qui est affirmé : on prétend rechercher la productivité pour pouvoir créer des emplois – lesquels emplois sont donc présentés comme constituant l’ultime objectif à atteindre par l’entremise de la compétitivité et, donc, de la productivité –, alors qu’en réalité on fait miroiter la création d’emplois pour l’exacte raison inverse : pour obtenir ce qui est vraiment recherché, la compétitivité, laquelle n’est accessible qu’au prix de la productivité, laquelle entraînera l’effet contraire de celui promis en échange d’elle.
Aucun des quelques faits que je viens de rassembler n’est secret, pourtant personne ne les relève. Durant la campagne fédérale et après, j’ai suivi attentivement les commentaires écrits et parlés, en français et en anglais, ici et dans les médias d’ailleurs au pays. À ma connaissance, pas un mot, pas un, par personne, n’a été prononcé dans les grands médias sur la contradiction patente que je viens de souligner. Bien des gens, dans le privé, devant ce discours, m’ont souri un acquiescement ou ont tout bonnement levé les épaules devant l’évidence. Mais le discours public, sur la place publique, a poursuivi sans jamais être inquiété, et en ne parlant que de cette soi-disant priorité à l’emploi, de plus en plus fort, sans que s’élève un seul mot de dénonciation de la manœuvre. Pourtant il y en a un mot, tout simple, dans notre langue, pour décrire ce que l’on est en train de faire, quand on veut, sous de fausses représentations, convaincre les gens de nous consentir des privilèges : le mot « mentir » ou encore « tromper ». Et quand des individus, voire des classes entières d’individus – intellectuels et journalistes, par exemple –, serait-ce par leur silence, laissent commettre une faute grave – et socialement, politiquement, quelle faute est plus grave que de s’emparer ou de tenter de s’emparer du pouvoir sous de fausses représentations ? –, quand, en toute conscience, on laisse se commettre une faute, dis-je, cela s’appelle « collusion » : « entente secrète au préjudice d’un tiers », nous dit le Petit Robert.
Quand, il y a quelques mois, un professeur d’université [02] a tenté d’attirer l’attention de ses supérieurs hiérarchiques sur des malversations graves au sein du département où il enseignait, aucun crédit n’a été accordé à ses dires par lesdites autorités compétentes, ils ont été balayés. Il a fallu que cet homme craque et qu’il tue pour qu’en fin de compte une enquête soit ouverte qui est venue confirmer ses allégations. Pourtant, à ma connaissance, jamais l’image d’hurluberlu qui lui avait été accolée au début de l’affaire n’a été rectifiée. Et cet homme aura porté seul le poids de ses actes, c’est-à-dire non seulement des meurtres mais aussi d’avoir tenté de faire à leur place ce que les autorités compétentes n’avaient ni le goût ni l’intérêt de faire. Je ne donne pas cet exemple pour nous entraîner dans une discussion sur le bien-fondé des meurtres commis par cet homme, mais simplement pour souligner qu’en politique comme en milieu de travail, ou dans n’importe quel autre milieu d’ailleurs, le silence et le refus d’agir de ceux qui savent et tout particulièrement de ceux dont c’est le devoir, la responsabilité de savoir, que ce silence et ce refus d’agir, dis-je, peuvent avoir, et ont, au moins à l’occasion, les plus graves conséquences.
La littérature nous donne à cet égard un exemple frappant. L’un des personnages à mon sens les plus remarquables de la pièce Hamlet de Shakespeare est celui de Polonius [03], le père d’Ophélie. Personnage apparemment secondaire, son attitude est pourtant au moins aussi déterminante que celle de chacun des grands rôles. En fait, si on l’examine bien, il apparaît même qu’il est crucial, en ce sens que Polonius est le seul protagoniste de la pièce à posséder les moyens d’éventuellement empêcher le drame de se dérouler jusqu’à son terme : il est le seul qui pourrait faire que tout ne se termine pas dans un bain de sang. Mais il choisit l’aveuglement, le silence, l’inaction et la dénégation.
La fonction de Polonius, à la Cour royale du Danemark, est celle de Lord Chambellan, c’est-à-dire qu’il est chargé du service de la Chambre du Roi, qu’il agit, donc, dans l’intimité du roi. Or le Roi régnant, Claudius, a usurpé la couronne en assassinant son prédécesseur, le père d’Hamlet, avec la complicité de Gertrude, la femme de sa victime, Gertrude qui partage désormais son lit. Un jour, Hamlet apprend ce crime. Il réalise tout-à-coup que la vie n’est pas ce qu’elle semble être : que l’intérêt, l’hédonisme passionné, le mensonge, la fourberie, la dissimulation, entre autres, sont non seulement choses de la vie – non en tant que concepts mais en tant qu’agir – mais qu’ils sont même, en l’occurrence, le fait de sa mère elle-même et du nouveau roi. Sous le choc de la révélation, Hamlet est renversé. Partagé entre l’incrédulité et l’horreur, il tente de susciter la preuve, dans les faits, de la réalité, chez des êtres d’autre part chéris – c’est le cas de Gertrude, en tous cas – de tels potentiels qui se seraient retrouvés à se concrétiser. Il élabore tout un jeu qui lui permet de porter des coups à gauche et à droite pour faire sortir le chat du sac, dissimulant le but de son entreprise sous le masque d’une folie soudaine.
Le Chambellan Polonius, lui, est un lettré, un homme de vaste expérience, de grande intelligence et d’imposante culture, témoin privilégié de tout ce drame tant par le fait de sa position d’observateur de l’intimité de tous les protagonistes que par celui de l’outillage intellectuel qui est le sien et qui devrait lui permettre d’interpréter les signes du spectacle qui se déroule sous son nez. Seulement, pour une raison ou pour une autre, la curiosité de Polonius, qui semble bien s’être exercée dans sa jeunesse, est désormais enrayée : désormais, Polonius ne cherche plus à comprendre, il se contente de faire étalage de son savoir et d’en tirer profit, c’est-à-dire de le monnayer pour n’en faire usage que là où le Pouvoir réclame qu’il le fasse.
Il ne saurait y avoir d’observateur neutre, surtout lorsqu’un pouvoir est en jeu. Dans Hamlet, justement, c’est Le Pouvoir, dans sa représentation la plus mythique, la plus absolue, la Royauté, qui est en jeu. Polonius, du fait même de sa position privilégiée à la cour, ne peut donc pas demeurer hors de l’action qui se déroule : bon gré mal gré, il va lui falloir prendre parti et l’immobilité elle-même, ou la fuite physique, influerait sur le déroulement de l’action. Or Polonius utilise sa science, sa culture et son intelligence à tenter de démontrer qu’il ne se passe rien qui puisse porter à graves conséquences. Il nous est d’ailleurs montré comme étant davantage hanté, à cet âge-ci de sa vie, par le harnachement de la vie des autres que par l’enthousiasme à l’égard de leurs potentialités. « Nier que quoi que ce soit puisse porter à de graves conséquences » signifie, ici, que Polonius, par son interprétation, réduira la portée des gestes que pose Hamlet, lequel est dans un état de choc tel qu’il hésite à se donner la mort malgré l’envie qu’il en ressent, de peur qu’après avoir quitté la vie, un peu de conscience ne continue à nous être accordée de ce qu’elle a été – c’est assez dire qu’il ne badine pas. Pourtant, Polonius préfère voir dans le trouble d’Hamlet le signe d’un amour passionné qui le rongerait et dont l’objet serait sa propre fille, Ophélie. Polonius ne démordra pas de son interprétation des faits, pas même lorsqu’elle se sera avérée indéfendable, et il s’en tiendra à elle malgré les doutes dont fait montre le roi Claudius, soupçons de plus en plus précis à mesure qu’avance l’action et qui montrent bien que le problème ne tient pas à quelque illisibilité intrinsèque des actions d’Hamlet, mais bien à l’impossibilité personnelle de les lire dans laquelle se trouve Polonius, qui ne songera même pas à interroger Hamlet sur le sens de ses actes et de ses paroles.
Je crois que Polonius peut être considéré comme le prototype de l’homme d’intelligence et de culture qui cesse de mettre en œuvre son talent et sa curiosité pour ne plus se contenter que de se servir d’eux plutôt que d’être porté par eux. Dès lors qu’il a cessé d’être agi de l’intérieur, en fonction des principes et des aspirations qui étaient les siens, Polonius s’est trouvé être agi de l’extérieur. Ceci est d’autant plus vrai que, se tenant dans les coulisses immédiates du Pouvoir, il est soumis à son influence de manière extrêmement forte. Et je crois que tout homme de culture se tenant à proximité du centre de l’exercice d’un pouvoir et refusant désormais de constater chez les autres la soif de beauté qu’il a accepté d’abdiquer en lui-même court le risque de voir lui échapper la compréhension des enjeux des situations où il se trouve plongé. Et que l’intelligence, en de telles circonstances, peut faire s’amplifier les risques de perte de contact avec la réalité de la nature des forces en présence, lesquelles peuvent, oui, comme dans Hamlet, se résoudre en un bain de sang.
De ces deux symptômes – acceptation du fait d’être agi de l’extérieur de soi et refus de prendre en compte les aspirations des autres sous prétexte que l’on a renoncé aux siennes propres –, je prétends qu’ils constituent autant de signes d’un trouble du comportement que j’ai baptisé « SYNDROME DE POLONIUS ».
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Pour en revenir à nos moutons premiers, je crois donc qu’il y a dans notre société des problèmes extrêmement graves, dont la solution nous échappe notamment en raison de l’existence d’autres problèmes, d’un ordre plus abstrait, plus politique, et que l’un de ces problèmes abstraits est celui de la présence d’un Syndrome de Polonius à grande échelle, lequel résulte en un silence, en un mutisme quasi absolu des élites intellectuelles dans notre société, aussi bien en tant que groupes qu’en tant qu’individus, dès que l’on quitte le terrain des seules discussions savantes entre spécialistes, ou que l’on sort des circuits fermés hautement spécialisés qui constituent, à toutes fins utiles, autant de huis-clos.
Sur le terrain du devoir de parole et d’interprétation des faits que je crois être dévolu aux intellectuels en échange des privilèges qui sont les-leurs, je ne pense pourtant pas que le Syndrome de Polonius – lequel Polonius, je vous le rappelle, sera lui-même emporté avec ses enfants par la tourmente qu’il refuse d’aider à éviter –, je ne crois pas, donc, que le Syndrome de Polonius comme je viens de le décrire suffise à évaluer la responsabilité que portent les intellectuels dans le contexte où nous nous trouvons : je veux dire que ce n’est pas seulement en se taisant sur la place publique qu’ils brouillent les cartes. En fait, l’épidémie dont je tente ici de rendre compte est celle d’une variante plus grave de ce syndrome.
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J’ai pu, en de nombreuses occasion – commissions parlementaires, conseils d’administration, congrès, commissions politiques telle la Commission Bélanger-Campeau, ou même lors de simples discussions informelles –, constater qu’il existe en effet une telle variante au comportement de Polonius, que j’ai baptisé, pour l’heure, faute de mieux, du nom de « VARIANTE DE MARIE-ANTOINETTE ».
Je crois que son apparition, et surtout sa fréquence, encore plus que celles du Syndrome de Polonius simplex, viennent renforcer les conditions favorables à un éventuel développement de la violence dans notre société, parce qu’alors que le Syndrome de Polonius simplex, bien que déjà très grave, se révèle par un aveuglement relativement passif, par un comportement de fuite, sous sa forme de Variante de Marie-Antoinette, en revanche, même lorsque l’on met les faits sous le nez du sujet atteint, qu’on les lui montre et qu’on les met en perspective, le sujet refuse nommément, ouvertement, catégoriquement de les prendre en considération – et, a fortiori, de se mettre à l’ouvrage. Il y a donc de fortes chances pour que, si la violence devait se déclencher dans le contexte d’un endémique Syndrome de Polonius à Variante de Marie-Antoinette, la négation des causes réelles de cette violence se radicaliserait, rendant plus improbable encore une solution rapide ou pacifique du conflit.
Voici en deux mots en quoi consiste cette variante : vous exposez les faits que je viens d’évoquer brièvement. De deux choses l’une : ou bien on vous trouve trop sérieux, ou paranoïaque (on « psychologise » votre discours, en refusant de parler des phénomènes décrits pour ne se concentrer que sur les raisons que vous pourriez avoir de croire les percevoir – lesquelles raisons seront très probablement décrites comme étant d’ordre subjectif ou de l’ordre de la projection) ou bien on vous répond, ce qui est, de loin, le plus courant :
– Oui. Oui, tout à fait.
C’est dans le cadre d’une réaction de ce second type que la Variante de Marie-Antoinette Acquiesçante (par opposition à Pondérante) peut se révéler. Je l’ai constaté pas plus tard qu’il y a huit jours : une personne de grand talent et occupant un poste de responsabilité, sans énoncer le moindre doute sur la réalité des « symptômes » de notre société que je venais d’évoquer, m’a regardé droit dans les yeux en disant :
– Mon pauvre ami, la violence ? Tu n’y songes pas ? La violence. Mais nous sommes beaucoup trop bien nourris…
Marie-Antoinette, elle, nous dit la légende, aussi convaincue que mon interlocutrice l’est aujourd’hui de l’immuabilité de son monde, irritée par le vacarme que faisait le peuple en révolte dans les jardins de Versailles, se serait écriée :
– Mais qu’est-ce qu’ils veulent, à la fin ?
– Majesté, ils n’ont plus de pain.
Ce à quoi la Souveraine, en toute logique, aurait rétorqué :
– Eh bien alors ?, qu’ils mangent de la brioche…
Seulement, voyez-vous, Marie-Antoinette, elle, n’avait pas pour mandat d’observer, de savoir, de réfléchir, de penser et d’éclairer ses semblables.
Merci. [04]
(Août 1994)