La question à jamais sans réponse…

 

.

.

(1er octobre 2018)

.

La question à jamais sans réponse…

.

… si fugace, la question, qu’elle n’est peut-être rien de plus que l’écho d’un songe.

Et qui vient de se saisir de moi. Une fois de plus.

À la lecture de quelques mots.

« Charles Aznavour est mort ».

.

*

La scène se passe À Paris, un samedi soir de la fin d’avril 2004. Dans sa loge, à Aznavour, tout de suite après une représentation de son spectacle au Palais des Congrès.

Je suis là à l’invitation d’un producteur de comédies musicales, d’ici, lequel bien entendu est aussi présent, debout près de moi. Nous venons discuter d’une possible « réparation » du livret du Lautrec, d’après la vie du peintre, bien sûr, que m’sieur Aznavour a écrit, paroles et musique, mais qui a connu de bien difficiles débuts lors de sa création, à Londres.

.

Cliquez sur l’image pour lire la critique parue dans Variety

.

« Selon toi, il y aurait moyen d’arranger ça ? », m’a demandé le producteur.

«  Oui. Je pense. Mais il y aurait pas mal de boulot à faire », que j’ai répondu.

.

.

J’ai quelques idées de départ au sujet de ce qui pourrait être tenté, alors nous voici pour en discuter avec l’auteur. Mais ce soir nous venons simplement le saluer, lui dire en somme « Voilà, c’est nous, nous sommes arrivés en ville ». Ce sera lundi matin que le boulot commencera pour de bon : nous allons le revoir à son bureau, rue Rossini, à un jet de pierre de la fameuse salle d’encans Drouot qu’a chantée Barbara – là, il s’installera au piano et nous fera entendre, comme ça, live, au pied levé, quelques chansons inédites qui pourraient être ajoutées à une éventuelle nouvelle version.

.

.

Finalement, cette nouvelle version envisagée ne verra pas le jour – toutes les pistes que je vais évoquer seront aussitôt déclarées irréalistes et trop coûteuses — il faudrait, une de fois de plus, faire des miracles avec des bouts de ficelles –, mais ça c’est une autre histoire. Restons dans la loge du Palais des Congrès.

 

*

Il y a beaucoup de monde. Des éclats de rire. Je regarde Aznavour aller, tout sourire, tout fringant, qui serre des pattes à gauche, distribue des bises à droite, a l’air heureux comme un p’tit gars, il pète d’énergie.

Notre tour arrive. Serrage de pinces. « À lundi matin. » « Oui, oui, à lundi. »

Et nous voilà déjà, le producteur et moi, en route vers l’hôtel.

.

.

Là, dans ma chambre, malgré le décalage, pas moyen de dormir.

Je prends quelque notes au sujet de la brève rencontre qui vient d’avoir lieu.

Puis les images se mettent à danser.

 

*

Pour faire simple, disons que, dans ma vie, il y en a des masses, d’images liées à Aznavour. Des masses… et des masses, et des masses. Et qu’elles sont, comme il se doit, totalement emberlificotées.

Il y a d’abord les mille et mille liées à ses chansons elles-mêmes – je dois en connaitre par cœur au moins une grosse douzaine, si ce n’est vingt, surtout parmi les plus anciennes.

Je me voyais déjà – qu’à 18 ans, au temps de mes études à l’École nationale de Théâtre, je me mettais à chanter à tout bout de champ dans les couloirs, à la cafétéria, dans les vestiaires.

Paris au mois d’août.

Les Deux Guitares, des années durant ma chanson préférée d’après-brosse (et qu’en conséquence j’ai chantée fort souvent).

Hier encore.

For Me Formidable.

La Bohème.

La terrible Trousse Chemise.

Désormais.

Et, par-dessus toutes les autres peut-être, à une seule exception près, Plus heureux que moi, que j’ai bien dû me chantonner des milliers de fois. J’en avais d’ailleurs transcrit les paroles, du temps de l’École, sans doute pour pouvoir la travailler.

.

.

Toutes celles-là.  Et puis, bien entendu, les dominant toutes…

.

.

Celle-là… ah, celle-là, elle a un cachet particulier – une aura, même – qui n’appartient qu’à elle.

Et elle, elle fait le pont vers la deuxième catégorie de souvenirs, vers la deuxième montagne d’images…

*

.

… celle des souvenirs de famille.

La Mamma, dans ma vie, en plus d’être une très belle chanson, est une énigme. Vivante, palpitante. Une énorme énigme qui ne m’a jamais quitté. Énorme, et pourtant aussi légère que le souffle. Oh, certainement pas une obsession. Une interrogation, plutôt, une question restée ouverte. Comme… comme une toute petite cicatrice à la tempe, presque invisible, vestige d’une blessure qui ne vous aurait autrefois élancé que quinze petites minutes durant, mais qui, chaque fois que vous l’effleureriez, vous rappellerait ce coin de porte d’armoire que vous n’auriez dans l’ temps pas vu venir à temps.

C’est que, voyez-vous, La Mamma, ma mère, morte quand j’avais dix ans, ne pouvait jamais l’entendre sans en avoir les yeux embués. Bon, elle est triste, la chanson, certes, et fort poignante, ce n’est rien de le dire, mais – me demandais-je déjà à l’époque où ma mère vivait encore – pourquoi elle en particulier la touche-t-elle autant ?

À mon souvenir, il n’y a guère eu que Milord, chantée par Piaf, qui ait eu droit à un traitement comparable : un « Chhhh ! » impératif lancé à la ronde.

.

Cliquez sur la photo pour accéder à la chanson

.

Quand se faisait entendre Milord ou La Mamma, un silence parfait était de rigueur. Gare aux chuchotements !

Dans le cas de Milord, je comprenais – ou, à tout le moins, je pouvais m’imaginer comprendre : la chanson lui rappelait sans doute quelqu’un, un amant peut-être, ou un amour d’adolescence, ou une histoire triste, tapie dans son cœur, qui se mettait à remuer dès les premières notes. Ou bien alors… la possibilité de changer de vie grâce à l’amour, peut-être ?

Je ne pouvais pas savoir à coup sûr, mais je pouvais en tout cas imaginer de quelles eaux l’émotion surgissait.

Alors que dans le cas de La Mamma ? Non. Rien. Et il est bien évidemment, et depuis fort longtemps, beaucoup trop tard pour l’apprendre.

Pressentait-elle qu’elle mourrait jeune – je veux dire : son émotion était-elle liée à l’idée même de sa propre mort, qui la talonnait déjà ? Savait-elle ? Se doutait-elle, de ce qu’elle n’atteindrait jamais 40 ans ? Et puis… le souhaitait-elle seulement ?

Ou bien son émoi était-il plutôt lié à la pensée de la disparition à venir de sa mère à elle – l’insupportable joueuse de bridge au ton cassant, construite de brindilles sèches, mi-corneille mi-chipie, copine de Collabos français réfugiés ici après leur défaite dans l’Hexagone ?

Ou bien… ou bien… quelque chose d’autre encore entrait-il en jeu dans sa mémoire en l’écoutant ?

Plus j’ai vieilli et plus, en réentendant la chanson, il m’a semblé – mais qu’est-ce que j’en sais, au fond ? rien du tout – que c’était la dernière des hypothèses qui sonnait le plus juste : une mort, ou un deuil, dans sa vie, dont je ne sais rien du tout. Un deuil profond.

Dont je ne saurai jamais rien.

 

*

Dans la catégorie des images de famille liées aux chansons d’Aznavour, il y a donc au premier plan La Mamma.

Mais il y en a encore bien d’autres. Des tas et des tas.

Ses albums, par exemple, à Aznavour, dans la discothèque de mon père, dans le vieux Québec-Ville – et que j’ai écoutés des fins de semaines entières, quand j’allais le visiter.

.

.

Ce qui fait que, parmi ses chansons, il y en a plusieurs que je ne peux plus écouter sans avoir la certitude à tout instant que je vais entendre passer une calèche dans la rue.

Et puis, et puis, il y a…

… par-delà La Mamma et les albums de l’avenue Sainte-Geneviève…

.

*

… la troisième catégorie, la troisième montagne, celle des souvenirs d’Aznavour live mais qui ne sont pas liés à ses chansons.

En voici deux, d’époques différentes de mon enfance.

 

*

Dans le premier, je ne dois avoir que 5 ou 6 ans. Je sais que c’est un dimanche après-midi.

J’arrive avec papa dans un très bizarre d’endroit. Ce n’est que des tas d’années plus tard que je comprendrai qu’il s’agit d’un cabaret. Mais en plein jour.

Dès l’entrée, le cœur me lève : il règne ici une odeur épouvantable, que je n’ai plus jamais oubliée – de tapis humide, peut-être même moisi, de restants d’alcool, et de fumée de cigarettes refroidie. Papa m’installe à une table, tout près de l’entrée – des tables, il y en a plein d’autres : certaines sont couvertes de nappes blanches, d’autres pas, et sur d’autres encore il y en a plusieurs, mais en désordre comme des draps au réveil ou comme des mouchoirs chiffonnés. Partout entre elles, des chaises en pagaille, comme si tout le monde s’était sauvé en courant. Il règne un éclairage de sous-sol. Et c’est laid. C’est même très laid. Décrépi. Sombre – les murs sont noirs du sol au plafond. Je saurai bien des années plus tard que si la salle me semble aussi laide, c’est que ce n’est pas sous cet éclairage-ci qu’elle est destinée à être vue.

Là-bas, tout au loin, devant, il y a une scène – pas très haute – deux marches, peut-être. Et, sur elle, deux hommes en bras de chemise, qui chantent. L’un est debout. L’autre est au piano.

Papa me fait signe de ne pas faire de bruit. Puis s’éloigne doucement en direction de la scène et des deux hommes.

Arrivé là, il reste planté à attendre qu’ils aient fini leur bout de répétition. À la suite de quoi il se jpoint à eux et les trois se mettent à discuter en grands copains.

Quelque temps plus tard, à l’approche des Fêtes, j’examine, curieux, les innombrables cartes de vœux que mes parents ont reçues et qui sont, comme chaque année, cordées debout, en rangs d’oignons, sur une longue et profonde tablette basse. Ma tante Untelle. Monsieur Chose. Mon professeur ou celui d’une de mes sœurettes. Mais il y en a une dont la couverture est une photo de visage d’homme en noir et blanc, et qui ne me dit rien du tout. Je demande à mes parents : « Elle est de qui, celle-là? » Mon père lui jette un œil, éclate de rire, et me dit : « Un monsieur qui s’appelle Pierre Roche. » Je n’ai jamais oublié le nom. « Ah ? » « Mais oui, tu dois te souvenir de lui. Tu te rappelles, nous sommes allés l’entendre répéter, un dimanche, il était avec… » Et là, il me lance une ribambelle de syllabes parfaitement incompréhensibles. À la vue de la tête que je fais, il rit encore plus fort, et passe près de moi en me faisant signe de le suivre. Il va jusqu’au bout du salon, fouille parmi les disques. Et finit par en tirer un qu’il brandit vers moi : « Lui… »

.

.

*

De là, nous sautons quelques années. Pour un adulte : deux ou trois. Pour un bambin : tout plein.

Nous habitons ailleurs, à présent.

La fois des cartes de Noël, c’était à Brossard. Nous voici à Saint-Léonard – dans quelques mois ma mère sera morte.

 

*

Mes parents fêtent beaucoup. Vraiment beaucoup.

Mais la vie que nous menons, je n’en ai aucune autre à laquelle la comparer.

Il y a des incidents terribles.

Ma mère qui a encore soif, mais qui a oublié que cette bouteille-là, qu’elle vient de dénicher, une fois vidée d’alcool, a été remplie de varsol. Et qui en prend une grande rasade.

Des huissiers, auxquels mes sœurs ou moi allons répondre les samedis matin. « Non, nos parents, ils dorment. Donnez-nous-le, votre papier, on va leur donner quand ils vont se lever. »

La police, parfois.

 

*

Mais aussi. Et surtout.

Des récits formidables.

Comme cette fois-là, où ils nous racontent qu’ils sont allés voir un film, la veille au soir, un documentaire dans lequel on voyait des gens, dans un pays lointain, qui mangeaient du serpent. Mes sœurs se mettent à hurler de dégoût. Et moi je suis fasciné, mais il n’est pas question que mes parents poursuivent leur récit s’ils ne veulent pas déclencher une émeute autour de la table.

 

*

Et puis d’autres récits encore. De spectacles qu’ils ont vus.

Je sais déjà que ma mère côtoie plein d’artistes d’ici – Robert Demontigny, Michel Louvain, Joël Denis, et puis bien sûr Margot Lefebvre, sa grande amie – quand maman l’écoute chanter à la télé, elle l’encourage à pleine voix, comme si elle assistait à un match de boxe et que l’autre pouvait l’entendre : « Oui, oui, bien ! C’est ça ! Comme ça ! Bravo ! » J’ai même un souvenir – extrêmement flou –, de maman m’expliquant un soir, après une émission où nous venons de voir chanter Margot, qu’il y a un des trucs qu’elle réussit particulièrement « Tu sais, quand elle fait ça… », que c’est elle, maman, qui lui a enseigné.

Et puis il y en a d’autres, des spectacles. Des gens de passage à Montréal. Qui ont souvent de drôles de noms. Comme un gars… il s’appelle Brel. Et il me semble bien qu’un soir, il est venu terminer la soirée à la maison, après un spectacle qu’il donnait. Et que finalement, il a dormi sur le divan du salon. P’t’ êt’ ben qu’ oui, p’ t’êt’ ben qu’ non, en tout cas c’est un restant de souvenir que j’ai. Et il date de fort loin.

 

*

Tout ça pour vous dire que la vie chez nous, aux heures de soleil ou sous la lune, est souvent surprenante.

C’est comme ça qu’une bonne nuit, me réveillant dans le noir total avec une grande envie de pipi, je pars pour la salle de bain. Allume la lumière. Et pense mourir sur place en entendant un beuglement qui, derrière la porte ouverte, vient de surgir… de la baignoire !

Je regarde derrière la porte ! Il y a un homme, là, tout habillé, à moitié recroquevillé, qui agite la main devant les yeux pour me signifier d’éteindre au plus sacrant. Je ne l’ai vu qu’un petit instant, mais je vous jure que, dans l’image qui s’est gravée en moi, il est… en smoking. Veste, et tout. Mais sans le nœud, quand même. Je ferme les yeux, là tout de suite, et je le vois : noir et blanc sur fond rose.

J’éteins, bien entendu, et après avoir fait ce que j’avais à faire en espérant que je n’ai pas trop visé à côté, je pars faire un petit tour d’exploration dans la maison. En arrivant dans le salon, je découvre qu’il y a aussi quelqu’un sur le divan, et une ou deux autres personnes sur le sol. Le concert de ronflements est… assez impressionnant.

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que je ne conserve pas la moindre souvenance d’avoir jamais discuté par la suite de cette nuit-là ni avec mon père ni avec ma mère. Quelques mois plus tard à peine, pourtant, dès après le décès de maman, quand je me retrouverai déporté chez mes grands-parents, dans Villeray, chaque fois, et pour le restant de mes jours, que j’entendrai les mots « Charles Aznavour », la première image à me venir à l’esprit sera celle d’un homme en tenue de soirée affalé dans une baignoire couleur de poumon frais.

Chaque fois.

 

*

Paris. 2004. Fin d’avril. Nuit.

Je suis dans ma chambre de l’hôtel Lafayette. Il n’y a pas une lampe d’allumée. Je regarde la ville, en contrebas. Je repense à la brève rencontre que nous venons d’avoir dans les loges du Palais des Congrès.

Et je me demande.

Est-ce que je lui pose la question, quand je vais le revoir ?

Ou plus tard, si jamais le projet allait prendre forme ?

Est-ce que je le lui demande ?

Vous vous souvenez ? À Montréal ?

En… 62, sans doute.

Un dimanche.

L’hiver.

Vous répétiez avec Pierre Roche.

Et il y a une de vos connaissances de là-bas qui était venue vous voir ?

Un homme de 31 ans – 32 au max ?

Regardez, il avait l’air de ça.

.

.

Ça c’était lui, et sa femme, je pense que vous l’avez rencontrée, elle aussi, non ?

Ils devaient avoir à peine 10 ans de plus que ça, quand vous les avez connus ?  

Désolé, ce sont les seules photos d’eux que je possède.

Son fils était avec lui ?

Vous avez discuté un bon moment ?

Je ne sais pas de quoi ?

Mais c’était très animé, en tout cas – et de bien bonne humeur ?

Il est resté copain avec Pierre durant de longues années ?

Non ?

Et ?

Plus tard ?

En 65 ou à peu près ?

Vous ne vous rappelez pas être venu chanter à Montréal, et… et avoir fini une nuit dans une baignoire rose ?

Vous êtes sûr ? Bien certain ?

 

Tout cela n’est peut-être rien du tout.

De la bouillie de souvenirs. Et rien de plus.

 

*

Mais ce matin…

J’ai une amie très chère, il y a quelques années, peu après le décès de sa mère, qui m’a raconté, émouvante comme vous ne pourriez pas croire, qu’elle avait, sa mère, coutume de dire que

« Quelqu’un qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ».

 

*

Ce matin.

En lisant « Charles Aznavour est mort ».

J’ai eu l’impression que.

 

Que la dernière passerelle donnant accès à un continent disparu.

Venait d’être avalée par un gouffre.

 

***

 

(31 janvier 2021)

.

Tiens, aujourd’hui la publication par une amie, sur Facebook, d’un lien vers un document d’archives de Radio-Canada me remet Pierre Roche à la mémoire et me fait repenser à cet article du blogue écrit il y a plus de deux ans, lors du décès d’Aznavour. Aussi tôt dit aussitôt fait, je le remets à niveau.

.

 

.

.

.

.

 

 

 

 

 

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.