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La Prière du Renard
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La mort de Max – racontée par Gaston
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GASTON : Vous avez raison, Simon : on ne meurt pas d’amour. Ni de douleur. Pas nous, en tous cas. Ni la plupart de nos semblables. On s’arrange. On s’habitue. Mais on ne vit pas non plus. Rien ne se vit hors le souvenir. Le moment fugace est insipide. Sauf celui, ah, celui, imprévu, où nous sommes saisis par la remémoration… et qui ne dure pas tant, lui non plus. Mais un peu, tout de même. Qu’importe qu’il soit de ce que nous prenons pour le bonheur – qui n’est jamais, après tout, que du plat contentement –, ou de haine. Ou de douleur.
Seule la mémoire donne une saveur aux jours. Nous ne vivons rien. Nous créons, ou il se crée, une perspective a posteriori. Nous ne vivons pas, nous nous souvenons.
Max, lui, vivait. Mais ne faisait rien. Rien d’autre que d’être vivant. En perpétuel combat pour faire advenir le possible en respectant les autres. Le respect. Sans cesse aux aguets. Je l’ai tué parce qu’il prétendait savoir. Avoir trouvé un sens à la vie. Et que la vie n’a pas de sens. J’ai mis un terme à ses prétentions. J’ai mis un terme aux questions que ses jours me posaient et qui étaient des mirages. Rien, Simon. Il n’y a rien d’autre que la désolation perpétuelle. Et juste ce qu’il faut de confort pour ceux qui savent se l’accorder. Nous vivons par réflexe. Par instinct. Je n’en ai plus pu d’entendre les exhortations du gourou.
Gaston s’approche de la fenêtre et regarde les passants,
dans la rue, très loin en contrebas.
GASTON : Ils cherchent un sens : un amour, une messe, une prière, une renommée.
Les mystiques parlent du vertige de la révélation.
Simon ? Le vertige ! Un gouffre, un abîme, voilà ce qui se tient derrière les apparences : le néant.
Alors, qu’on me laisse en paix avec la vérité. Je n’ai aucune envie d’aller y faire du parachutisme. J’ai tué Max parce que chacun de ses instants tentait de m’arracher mon seul bien : le monde des apparences et de rien qu’elles. Je suppose que vous voulez savoir comment ?
SIMON : Je ne sais pas.
GASTON : Tant pis : je lui ai écrasé le crâne.
Et ça, ça, enfin, ça a été un moment immédiatement goûté.
Mais d’un goût… imprévu.
Je croyais bien que j’arriverais à passer ma vie entière à entretenir cette haine sans jamais la dépenser. De temps à autre, comme un fœtus brûlant, je la sentais se retourner. De plus en plus jouissive. Je me surprenais à rêver l’extase permanente que serait ma vie dans vingt ans, à haïr d’une haine adulte. À pleine maturité. Mensonge.
« Il y a des gens, parfois, comme ça, dont la beauté nous rend impuissant. Nous coupe les jambes. Et le souffle. Et la perspective. Et on se dit qu’on n’a peut-être jamais appris à vivre, mais que si une cause avait l’air de ça, il vaudrait la peine de mourir pour elle. Qu’on ne va pas être capable de vivre bien longtemps si cet air-là n’entre pas dans nos poumons. Qu’il est idiot, révoltant, à vomir, de ne pas mourir si ces bras-là ne nous serrent pas le thorax à nous en faire craquer les vertèbres. Que tant qu’à se faire chier, dans la vie, autant que ce soit pour quelque chose qui en vaille la peine, et qu’un sourire de ça est ce qu’on peut s’imaginer de plus près de ce qui en vaut la peine. »
Il avait dit ça, en parlant de Yves. Mensonge. Je l’avais entendu prononcer ces mêmes paroles à propos de tant de garçons et de tellement d’hommes. Max n’était qu’un viveur déguisé en saint. Des prières et des odes à l’humanité pour s’empêcher de voir la merde et la pourriture qui sont notre lot. Il se morfondait des mois durant, des années, pour des garçons qui se fendaient la gueule au souvenir de ses fameuses prières, aussitôt qu’ils sortaient de chez-lui et se précipitaient pour aller conter ça à leurs copains.
J’en ai rencontré des ce qui en vaut la peine-là. Qui m’ont parlé de lui, sans savoir que je le connaissais. « Il y a un schnock qui me court après. » « Ah non, demain je ne peux pas te voir, j’ai un souper. En tête-à-tête. Un bonhomme qui est après moi. Ça n’a aucun sens, ce qu’il peut raconter. Mais il a du fric que ça lui en sort par les oreilles. » Et le surlendemain, le lendemain du souper en tête-à-tête, j’appelais Max, comme ça, par hasard. Pour prendre des nouvelles. Et il me parlait de ce dieu qu’il avait rencontré. De cette merveille. De l’importance de l’espoir. Et de ne rien brusquer.
Quand il m’a parlé de la mort possible de l’un de nous quatre, je n’ai plus pensé à rien. J’ai senti l’enfant s’éveiller, en moi, et se saisir de moi en un instant. Je me foutais de savoir si Yves, Rodrigue, moi ou même les trois ensemble allions mourir. Mais. Mais si c’était Max, qui allait mourir ? De lui-même ? Ma haine, ma raison de vivre, mon dégoût, s’effondrait. Je savais fort bien, je ne suis pas dupe de moi-même, que je n’avais séduit Yves que pour pouvoir le lui passer à mon gré sous le nez. Max était de ces gens que l’émoi guide. Je le savais bouleversé. Mais pas, comme il le prétendait, par la beauté. Par le cul. Il m’avait confié un jour qu’il n’arrivait plus à se laisser aller aux aventures d’un soir s’il ne ressentait pas la possibilité de toucher l’autre ou d’être bouleversé par lui. Excuses d’impuissant. Il vieillissait, c’est tout. Il développait une théorie de la tendresse considérée comme prière. Un sommet de singerie.
Ce soir-là, en décembre, j’ai su qu’il me fallait agir. Et agir vite. Si je ne voulais pas risquer de voir la maladie me couper l’herbe sous le pied.
(…)
Nous sommes allés nous promener dans le port. Je comptais le jeter à l’eau. Sur la glace mince. Nous parlions d’amour. Moi, surtout. Lui, ne parlait guère. Nous nous sommes arrêtés sous une de ces grues géantes, sur rails, qui servent au transbordement des conteneurs. Il s’est appuyé à l’une des colonnes d’acier gris. Je vois les rivets. Il y a eu un long silence. Les images. Qui me dansaient dans la tête. Tous ces noms de.. de dieux, que je voulais lui cracher au visage. Toutes les horreurs qu’ils m’ont dites sur lui. Et alors, je l’aurais regardé et ma joie aurait été sans borne. J’aurais dit : « Parle-moi encore des dieux. Imbécile. Tu vas mourir. Tout seul. Objet de dérision. Où sont-ils, tes dieux ? Où est-il, celui-là dont tu m’annonces la venue depuis si longtemps : “Ah, je sais qu’il existe.” Eh, bien ? Où est-il ? »
Je lui ai dit : Je te hais.
Il m’a répondu :
MAX : Je sais.
GASTON : Je lui ai dit : Ta vie est un mensonge. Il m’a répondu :
MAX : Je sais que tu le crois.
GASTON : J’ai dit : Je vais te tuer. Il a dit :
MAX : Je sais.
GASTON : Et il n’a pas bronché.
Vous dire le gouffre qui s’est ouvert sous mes pieds. C’était la première leçon de Max : la maîtrise de la surprise.
Il a dit, en regardant les déchets pris dans la glace et la neige souillée :
MAX : Quelle importance ? Les cimetières sont pleins de gens qui se sont crus ou que l’on a crus… indispensables.
Je n’ai jamais visité DisneyWorld mais un Tunisien, grand amateur de tabac à pipe, m’a fait connaître et un peu – à peine, mais c’était beaucoup, en deux heures – comprendre la Médina : le vieux marché couvert et les échoppes d’artisans qui bordent la Grande Mosquée et les bâtiments de l’administration civile. Tu te souviens, j’ai longtemps et souvent fait ce gag : quand on m’annonçait un événement qui allait être difficile à vivre, j’éclatais de rire en disant, feignant de me lever pour sortir : « Bon, eh bien vous viendrez me chercher à Kuala Lumpur. »
Je n’ai pas vu Kuala Lumpur, qui m’a longtemps semblé être le bout du monde – mieux : qui m’a longtemps semblé être érigée sur un autre versant du monde – mais, il y a bien des années, une Ivoirienne m’a fait goûter un poulet aux arachides qui m’a transporté, en un clin d’œil, bien plus loin que cela. J’ai été témoin d’injustices et de crimes; j’ai constaté, de visu, que l’homme peut être un loup pour l’homme. Et je n’ai pas pris les armes pour tenter d’établir sur terre la cité d’un homme se prenant pour dieu, au nom duquel je serais devenu chasseur de chasseurs, ni ne suis devenu, ni même n’ai tenté de devenir, un saint, même pas, surtout pas, un saint laïc, un saint‑homme‑et‑rien‑qu’homme, sans auréole, sans ailes, de ceux qui entendent des voix compréhensibles aux oreilles des seuls détenteurs de trois doctorats et plus en sciences politiques et à leurs amis. Au lieu de cela, au lieu de devenir Mère Thérésa, le Docteur Schweitzer ou un qui sait ce qui est bon pour les autres et le clame, l’ordonne, le jappe, je suis devenu… inutile. C’est‑à‑dire que si je vois une utilité à être ce que je suis, je ne veux pas la démontrer et que je refuse qu’on la démontre en mon nom.
Je ne suis devenu ni Robin des Bois ni celui qui, en assassinant un Archiduc décrété criminel, a donné le signal du déclenchement de la Première Guerre Mondiale, causant la mort prématurée de neuf millions d’individus, comme si la vie n’était pas déjà assez brève comme elle est. Ni Lénine. Ni même Papineau. Mais j’ai rencontré des humains qui croient ceci, ou le croyaient de leur vivant : l’effort nécessaire pour tracer une phrase, une seule, qui arrive tant bien que mal à traduire ce que tu es – ta pensée ou ton émotion – vaut bien des hurlements sur les barricades.
Je crois que s’il est, hélas, vrai que la passion qui fait tracer à l’artisan les figurines de ce coffret laqué n’efface pas la douleur de l’enfant au ventre gonflé qui meurt de faim, de malnutrition, empoisonné par les gaz qui fuient de cette usine, il est monstrueux de les renvoyer tous deux, l’enfant et l’artisan, dos à dos. Je crois aussi monstrueux d’affamer ou d’empoisonner un humain ici que d’en empêcher un autre, là, de tracer les figurines de son coffret. Je ne m’inscrirai pas à titre de héros dans le livre de la grande marche de l’histoire qui, dit‑on, est en route pour l’Eden, quel qu’il soit, mais j’ai connu des peintres de figurines qui vivent aujourd’hui ou ont vécu hier, qui font ou ont fait ce qu’ils peuvent ou ont pu pour que, le jour où dans un coin du monde on cesse de mourir de faim, les… vivants ! aient autre chose à se mettre sous les yeux que des murailles de béton au faîte hérissé de tessons de bouteilles et tendu de barbelés. Nous sommes émus, à la vue, à la description de cet enfant difforme, moribond, parce que nous pressentons que cette difformité, ce mal qui le ronge, aura été tout ce qu’il aura connu de la vie. Ou, devant les interminables alignements de pierres blanches, à perte de vue, dans les cimetières militaires, par le sentiment que des générations entières n’ont pas eu droit à un matin de plus. Devant ce vagabond, par son retrait de la vie telle que nous la connaissons, par sa station au bord du gouffre. Qu’aurait été ce matin-là ? En marge de quelle vie se tient le sans-abri ? Que n’aura pas connu l’enfant qui va mourir ? L’artisan qui peint les figurines est détenteur de certaines des clés ouvrant la porte qui peut mener aux réponses à cette question. Ma vie se sera résumée à le regarder tracer.
Nous vivons un temps où les rêves sont semés de cadavres, de doigts accusateurs, de dédales absurdes, de défilés de chars et de soldats aux coins de la moindre ruelle, de bombes dans la foule de passants, de monceaux de cadavres pourrissant à ciel ouvert entre des montagnes de dents, d’ossements, de portefeuilles, de poupées, au portes des camps et dans les replis du moindre champ. Parce que… la vie, j’ai haïs la mort. Je n’ai pas eu envie de hurler « Feu ! », « À bas ! », « Assez ! ». J’ai eu envie de hurler « Regardez », « Écoutez », « Sans même entrer dans les galeries d’art, ou même y entrant, regardez les passants. » C’est ce que j’ai tenté de faire.
Nous sommes tous coupables. Sans rémission. Nous le sommes dès la naissance, parce que nous sommes nés et qu’au moment précis où la vie surgit en nous, nous devenons partie prenante à une horreur dont même la mort sacrificielle n’absout pas, ni en rangs derrière les fanions ni seul dans la foule, pendant la parade du roi, une bombe à la main. Je n’ai que faire de l’Histoire. Je n’ai que faire de l’Humanité. Les humains ne parlent les langues des humains que lorsqu’ils parlent un à un, jamais en chœur. Je n’aime pas l’Humanité, qui est un monstre plus terrible que Baal. J’aime des humains.
J’ai préféré les hommes. L’ombre de leur effroi, parfois, au fond des yeux. Une tendresse si souvent ignorante – et se sachant l’être – des sentiers qui mènent à l’abri. Tous ces garçons que j’ai aimés étaient frères dans l’effroi.
Mourir ? Il n’y a pas de quoi en faire un plat. Sauf. Sauf. Oh, pas parce que la brandade de morue va me manquer. Pas parce que j’ai tant aimé, après une bonne nuit de sommeil, la joie de me lever tout doucement, encore engourdi. Pas parce qu’il reste tant de promesses que je crois m’être dues… je veux dire tant de promesses que je crois m’avoir été faites par la vie et qui n’ont pas encore été tenues. Non. Parce que, malgré les horreurs dont les dictionnaires tiennent la liste à jour, il y a des gens, assis là, devant moi, parfois, oh rarement avons-nous eu l’intelligence de nous rendre jusque là, à qui j’ai voulu hurler : « je t’aime. »
J’ai cru parfois que tu avais raison quand tu disais « Tu n’es rien, je ne suis rien; l’espèce, l’histoire, sont tout. » J’ai cru. Mais un garçon est entré…
Il n’y a qu’une horreur, vraiment : que je ne sois, dans mes jours, jamais parvenu à aimer, à donner l’amour qui me tient debout, m’anime, mais n’est pas à moi, je le lui dois comme je l’ai dû à d’autres à qui je ne suis parvenu à le remettre que bien peu, si mal et trop rarement. Oui. Voir le terme de mon existence sans être parvenu à supporter mon infirmité, qui me fait, seul comme tous, et comme tous témoin des signes dont nous sommes porteurs qui disent notre essence commune, mon infirmité, qui m’a fait croire que dans ses bras, et dans ses bras seulement, j’aurais pu trouver un chemin qui mène, hors du désert, à lui. Au cœur même de ce que c’est qu’être lui. Mon infirmité d’homme aux abois. L’espoir de dormir dans ses bras, mon incomplétude voyant en lui atteint, caressé, rejoint, une terre d’asile où être aurait suffit. Le sentiment de n’avoir rien à apporter en échange de ce voyage permis par lui. Mon infirmité comme le sentiment d’une différence faisant de moi un malvenu sur les terres du côté desquelles je lorgne; mais aussi une foi incontournable qu’un jour….; puis une terreur panique : si ma foi était une illusion ?
GASTON : Il m’a regardé droit dans les yeux.
MAX : Je ne fais pas de lui un dieu. Je fais de lui un Homme. Dieu, je puis le prier, le presser, sacrifier à lui. De Dieu, je puis exiger. Mais d’un homme ? Il porte un fardeau qui n’est pas si différent du mien. Comment pourrais-je lui en faire reproche ? Quand il est arrivé, je l’ai reconnu parce qu’il y avait des bribes de lui qui avaient couru devant lui dans mes jours.
GASTON : J’ai dit : Tu n’as pas peur. Il a dit :
MAX : Je ne crois pas, non.
GASTON : J’ai dit : Tu te suicides par moi ?
MAX : Non, je ne me suicide pas, Gaston. J’ai fait ce que j’avais à faire. Rien qu’une chose, qui reste. Nous sommes en guerre, toi et moi. Si tu ne me tues pas, ce soir, tu en tueras d’autres. Beaucoup d’autres. Yves. Rodrigue. Il vient un moment où l’on doit accepter que ce que l’on croit prenne forme, devienne acte. C’est ce que je tente, en espérant sauver d’autres vies.
GASTON : J’ai. J’ai placé ma main, ouverte, sur son visage. Je sentais son expiration, chaude, dans ma paume. Il n’y avait plus de haine, en moi. J’étais sidéré. Je comprenais que ce que j’avais souhaité, c’était sa peur. Pas sa mort physique. Mais la destruction de ses certitudes, l’effondrement de son personnage. J’avais, des nuits entières, souhaité le voir, l’entendre, se débattre. Tenter de survivre. Appeler à l’aide. Mais. Mais même avec ma main plaquée sur sa bouche et ses yeux, il restait calme et pensait à l’amour. Ça n’avait peut-être pas été un bluff. Il n’avait pas peur. Et c’était moi qui me retrouvait coincé. Il m’obligeait à devenir ce que je croyais être. Et. Je savais qu’il avait raison. Que, si je retirais ma main, le lendemain, ou la semaine suivante, la haine reviendrait.
J’ai murmuré : Il le faut.
Je n’ai pas entendu sa réponse mais j’ai senti ses lèvres, contre ma peau, faire…
MAX : Oui.
GASTON : J’ai molli le bras. Sa face est restée appuyé contre ma paume.
Gaston fait trois fois le geste
de violemment frapper la tête de Max contre le pilier d’acier.
GASTON : Il est tombé comme tombe un arbre. Sans bruit, à cause de la neige.
Je l’ai laissé là.
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