Le bruxime de Lorenzo

 

Et vlan, nous revoici en 1991, au moment de la parution des résultats de l’étude Samson-Bélair sur le financement public des arts, commandée par la féroce mais souriante Lucienne Robillard du temps où c’était la culture qui constituait son terrain de chasse.

Vient aussi d’être annoncée la tenue prochaine des travaux du Groupe Arpin.

Pour faire changement, je suis en furie.

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Quand ils se retrouvent dans un état pareil, il y en a qui partent faire des tours d’auto, d’autres qui lèvent des poids ou font de la course à pied, certains se mettent à draguer tout ce qui leur passe dans le champ de vision, moi… j’écris.

Des petits textes comme celui-ci, par exemple. Histoire de me défouler un peu. Et quand bien même à peu près pas un chat n’en lira les mots avant que vingt-cinq années ne se soient écoulées.

Remarquez que c’est une activité qui a du bon : l’image du personnage de Polonius qui surgit ces jours-là à travers les flammes de ma colère, par exemple, me suivra tout le restant de ma vie. Et je me suis toujours dit que si un jour j’allais être invité à mettre en scène Hamlet – on a bien le droit de rêver, bordel ! –, je me poserais très sérieusement la question de faire de lui (Polonius) un personnage central de la pièce – une espèce de super prof des HÉC, présent même à des moments que Shakespeare n’avait pas prévus, une espèce de grande Ombre suivie partout et en tout temps par des flopées d’assistantes, de secrétaires et de conseillers, tel un Caligula accompagné par sa Garde prétorienne.

Cette idée de Polonius en tant que prototype du gestionnaire caché derrière un masque de logique soi-disant imparable et mettant en œuvre sans sourciller catastrophes par-dessus désastres, je la reprendrai au moins deux fois au fil des années à venir. En 94 d’abord, lors de la rencontre de psychanalystes lacaniens « Parole et Institutions », puis en 2000 pour célébrer d’une manière toute personnelle les 20 ans de la maîtrise de théâtre à l’Uqam.

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Le lecteur qui se donnera la peine de parcourir les trois textes remarquera sans l’ombre d’un doute que, comme aucun de ces textes ne connut de large diffusion, je ne me gênai pas le moins du monde pour me contenter de copier-coller de larges pans de ma présentation du personnage.

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LE SYNDROME DE POLONIUS, LE COMPLEXE D’ORGON ET LE BRUXISME DE LORENZO

Considérations étiologiques sur la diathèse de la vacuité et ses effets sur les bien-portants
(Brouillon de réaction au rapport Samson-Bélair, et de réponse aux questions du Comité Arpin)

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0 – PRÉAMBULE

Nous nous attarderons ici sur trois questions :

Que dit l’Étude sur le financement des arts que nous avons sous les yeux ?

En réponse à quelle question le dit-elle ?

Et que signifie une telle réponse à pareille question ?

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Dans cette Étude, on trouve l’affirmation selon laquelle les arts doivent être gérés comme s’ils constituaient une industrie pareille aux autres. On y lit aussi que, selon les rédacteurs à tout le moins, cette obligation tient à la nature des arts, lesquels constituent, justement, une industrie, au même titre que les autres secteurs de production de biens meubles et immeubles que compte notre société – une industrie, d’abord et avant tout.

Ces affirmations prétendent être formulées en réponse aux pressions qu’exercent les artistes, et d’autres acteurs de la société en leur nom ou en appui à leurs exigences, dans le but d’obtenir de l’État un soutien plus important pour leurs travaux.

Elle se veut donc porteuse d’une promesse faite aux artistes, en vertu de laquelle ces derniers pourraient obtenir un meilleur soutien, à la condition toutefois d’encourager une présence accrue, au sein de leur communauté, d’émissaires, non pas de l’État lui-même – ce seraient alors des fonctionnaires –, mais de la pensée prédominante de l’État : des gestionnaires.

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Ne nous attardons pas au fait que les propositions les plus importantes de l’Étude coûteraient, structurellement, fort cher à appliquer en temps, en énergie et aussi en argent, et qu’ainsi le modèle proposé consommerait vraisemblablement une très grande partie des profits qu’il permettrait de générer, ce qui revient à dire que l’application des propositions qui le constituent profiteraient d’abord aux gestionnaires.

Ne nous attardons pas non plus sur notre analyse à l’effet que cette Étude a été suscitée, et que le présent Comité siège, en réalité, non pour améliorer les conditions de travail des artistes mais dans le but de trouver des arguments qui permettraient au Prince de justifier ses prétentions au rapatriement de sommes importantes que l’autre capitale investit pour le moment dans les arts [I]. Nous savons que le Prince de cet État-ci ne lit pas les mêmes livres que nous, et que ceux auxquels il consacre ses longues nuits de veille ont dû lui faire miroiter les sommes qu’il pourrait dépenser à d’autres fins et à bien meilleur escient si seulement il arrivait à convaincre son bon peuple de ce que les arts, pour nous, c’est sacré, n’est-ce pas, et qu’il est immoral que l’Autre dépense tout cet or à sa place à lui, qui saurait tellement mieux y faire.

Glissons encore sur le fait qu’il est oiseux de tenter de définir une pensée – ce que devrait être une politique – en la déduisant d’un livre de comptes, quelque bien tenu soit-il, or celui-ci ne l’est guère.

Ne disons qu’un mot du fait que le Comité des riches va encore une fois se pencher sur l’intérêt bien compris des pauvres et remercions-les pour leur dévouement désintéressé.

Passons rapidement, enfin, sur le peu de compréhension des mots que semble, chez certains, susciter une vie consacrée aux chiffres [01], et venons-en à ce qui, derrière cette Étude et ce Comité, est – au sens premier du terme – en jeu.

 

1 – LE SYNDROME DE POLONIUS

Pour trahir, il faut d’abord avoir été dépositaire.

 

Dans l’une de ses pièces de théâtre, l’Anglais William Shakespeare a imaginé un personnage qu’il a baptisé du nom de Polonius et dont la fonction, à la Cour royale d’un certain pays, aurait été celle de Lord Chambellan, c’est-à-dire qu’il aurait été chargé du service de la chambre du Roi – qu’il aurait agi dans l’intimité du Prince régnant, donc.

Dans cette pièce, le Roi en question a, peu de temps avant le moment où se déroule l’action, usurpé la Couronne par malversations et sous de fausses représentations, mais là n’est pas notre propos. Ce Roi a épousé la Reine, devenue veuve il y a peu; or, cette Reine a un fils. Un jour, ce fils apprend que la vie n’est pas ce qu’elle semble être; que l’intérêt, l’hédonisme passionné, le mensonge, la fourberie, la dissimulation, entre autres, sont non seulement choses de la vie – non en tant que concepts mais en tant qu’agir – mais aussi qu’ils sont, en l’occurrence, le fait de sa mère elle-même et de son nouvel époux. Sous le choc de la révélation d’une telle proximité de la turpitude, le jeune homme vacille, titube même, métaphoriquement. Partagé entre l’incrédulité et l’horreur, qui forment un couple célèbre de cousines, il tente de susciter la preuve, dans les faits, de la réalité, chez des êtres d’autre part chéris, de tels potentiels qui se retrouveraient parfois à se concrétiser. À cette fin, il élabore tout un jeu qui lui permet de porter des coups à gauche et à droite pour faire sortir le chat du sac, dissimulant le but de son entreprise sous le manteau d’une folie soudaine.

 

*

Que vient faire Polonius dans cette histoire ?, demanderez-vous. Eh bien, voilà :

Le Chambellan Polonius est un lettré, un homme de vaste expérience, de grande intelligence et d’imposante culture, témoin privilégié de tout ce drame tant par le fait de sa position d’observateur de l’intimité de tous les protagonistes que par celui de l’outillage intellectuel qui est le sien et qui devrait lui permettre d’interpréter les signes du spectacle qui se déroule sous son nez. Seulement, pour une raison ou pour une autre, la curiosité de Polonius, qui semble bien s’être exercée dans sa jeunesse, est désormais enrayée : Polonius ne cherche plus à comprendre, il se contente de faire étalage de son savoir. Il serait peut-être trop audacieux d’affirmer qu’ici son intelligence et son intérêt se trouvent en conflit et que ceci explique cela, aussi nous en garderons-nous. Le fait demeure cependant qu’il ne saurait y avoir d’observateur neutre, surtout dès lors qu’un pouvoir est en jeu. Dans cette pièce, justement, c’est le pouvoir dans sa représentation la plus mythique, la plus absolue, la Royauté, qui est en jeu.

Polonius, du fait même de sa position privilégiée à la Cour, ne peut demeurer hors de l’action qui se déroule; bon gré mal gré, il doit prendre parti et l’immobilité elle-même, ou la fuite physique, influerait sur le déroulement de l’action. Examinons le parti qu’il adopte.

Polonius utilise sa science et son intelligence à tenter de démontrer qu’il ne se passe rien qui puisse porter à de sérieuses conséquences. Il nous est d’ailleurs montré comme étant davantage hanté, à cet âge-ci de sa vie, par le harnachement de la vie des autres que par l’enthousiasme à l’égard de leurs potentialités.

« Nier quoi que ce soit qui puisse porter à sérieuses conséquences » signifie, ici, que le Chambellan Polonius réduira la portée des gestes que pose le jeune fils de la Reine – appelons-le « H ». H est dans un état de choc tel qu’il hésite à se donner la mort malgré l’envie qu’il en ressent, de peur qu’après avoir quitté la vie un peu de conscience ne continue à nous être accordée de ce qu’elle a été. C’est assez dire qu’il ne badine pas. Pourtant, Polonius préfère voir dans son trouble le signe d’un amour passionné qui le rongerait et dont l’objet serait la propre fille de Polonius, Ophélie. Polonius ne démordra pas de son interprétation des faits, pas même lorsqu’elle se sera avérée indéfendable [02], et il s’en tiendra à elle malgré les doutes dont fait montre le Roi, soupçons de plus en plus précis à mesure qu’avance l’action et qui démontrent bien que le problème ne tient pas à quelque illisibilité intrinsèque des actions de H mais bien à l’impossibilité personnelle de les lire dans laquelle se trouve Polonius.

Nous croyons que Polonius peut être considéré comme le prototype de l’homme d’intelligence et de culture qui cesse de mettre en œuvre son talent et sa curiosité pour ne plus se contenter que de se servir d’eux plutôt que d’être porté par eux. Dès lors qu’il a cessé d’être agi de l’intérieur, en fonction des principes et des aspirations qui étaient les siens, Polonius s’est trouvé être agi de l’extérieur. Ceci est d’autant plus vrai que, se tenant dans les coulisses immédiates du pouvoir, il est soumis à son influence de manière extrêmement forte.

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Tentons l’énoncé d’une règle sommaire : tout homme de culture se tenant à proximité du centre de l’exercice du pouvoir et refusant désormais de constater chez les autres la soif de beauté qu’il a accepté d’abdiquer en lui-même court le risque de voir lui échapper la compréhension des enjeux des situations dans lesquelles il se trouve plongé, et l’intelligence, en de telles circonstances, risque d’amplifier les risques de perte de contact avec la réalité de la nature des forces en présence.

De ces deux symptômes – acceptation du fait d’être agi de l’extérieur de soi et refus de prendre en compte les aspirations des autres sous prétexte que l’on a renoncé aux siennes propres –, nous prétendons qu’ils constituent autant de signes d’un trouble du comportement que nous appelons « SYNDROME DE POLONIUS ».

 

2 – LE COMPLEXE D’ORGON

D’une autre pièce de théâtre, française celle-ci, et due à la plume d’un auteur s’étant fait appeler « Molière » (sic), nous tirons l’exemple d’une affection symétrique au Syndrome de Polonius que nous appelons « COMPLEXE D’ORGON ».

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Monsieur Orgon est un riche bourgeois, en pleine ascension sociale, qui désire acquérir la noblesse d’âme. Or, cette noblesse, il la possède déjà – mais elle ne le satisfait pas parce qu’elle ne paraît pas suffisamment. Monsieur Orgon se livre donc, bouleversant de sincérité, à des exercices de noblesse, sous la férule d’un autre personnage – appelons-le « T » – qui possède en effet tous les signes extérieurs de cette noblesse, en tout cas aux yeux d’Orgon.

Il faudra qu’Orgon frôle la catastrophe pour peut-être prendre conscience de la bêtise qu’il y a à vouloir revêtir les signes superficiels de la profondeur.

La scène de l’Exempt, à la fin du Tartuffe de Molière – dans la mise en scène de Roger Planchon, en 1977. Orgon, à gauche, jeté dans une trappe, échappe de justesse à son arrestation par la toute puissante police du Roi Soleil.

 

3 – LA DIATHÈSE DE LA VACUITÉ

Le Syndrome de Polonius et le Complexe d’Orgon [03] représentent deux avatars parmi d’autres d’un phénomène que nous coiffons du titre générique de « DIATHÈSE [04] DE LA VACUITÉ ».

Ce trouble, sous quelque forme qu’il se présente, tend, chez le sujet atteint, à faire de la gestion du signe l’objet privilégié de l’attention, à l’exclusion de la prise en considération du sens.

Ainsi, par exemple, la gestion des biens d’une communauté deviendra-t-elle, en cas d’épidémie de Diathèse de la vacuité, importante en soi, c’est-à-dire plus importante que le bien de cette communauté ou que le respect de ses valeurs.

Pour qui souffre de Diathèse de la vacuité, ce n’est pas la question « Quoi ? » qui importe – elle est d’ailleurs aussi souvent que possible écartée ou, mieux encore, tournée en ridicule, ce qui exclue que l’on soit tenté de revenir à elle dans un avenir prévisible –, mais la question « Comment ? », quand bien même la première question n’aurait non seulement pas trouvé de réponse, mais n’aurait même pas été posée, fût-ce sous le libellé le plus métaphorique ou le plus abscons. Des adeptes du Culte de la vacuité – comme on les appelait autrefois –-, on avait coutume de dire qu’ils officient par le truchement de la négation du sens de la vie, se faisant promoteurs de l’absence : absence de passion, parfois; refus de toute interrogation à leur propre égard, souvent; absence de vagues, quoi qu’il en soit; mais, surtout, rejet de la conscience et, donc, de la responsabilité.

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Donnons un exemple, concret encore que fictif.

Imaginons un petit pays, enclavé au cœur d’un empire dont il se distinguerait par la culture. Si le Prince [05] de ce petit pays-là considérait que c’est dans la tension qui s’exerce entre la proximité physique et la différence des valeurs (celles ayant cours dans Son pays à Lui et celles de l’empire voisin) que se trouve la force de Son peuple; si, en conséquence, Il décrétait qu’il faut nourrir l’expression des valeurs de Son pays et explorer ce qui différencie Son peuple de ceux qui l’environnent; et s’Il ordonnait que des moyens au moins décents soient mis à la disposition de celles et ceux qui, au sein de Son peuple, souhaiteraient se livrer à ces tâches d’exploration et d’expression, on serait en droit de penser que ce Prince croit que, sous une forme ou sous une autre, la vie recèle un sens.

Si, par contre, un tel hypothétique Prince déclarait, tel Orgon, qu’il suffit de l’apparence d’un attribut – ici : de la culture – et de l’apparence de sembler lui accorder quelque valeur; s’Il décidait de ne systématiquement demander conseil qu’aux Polonius de Son royaume, pour être bien certain par avance de ce que Ses conseillers ne parleront de rien qui puisse troubler Ses certitudes; si, enfin, les Polonius réunis en Conseil décrétaient qu’il faut se garder de prendre trop au sérieux les H de ce royaume-là et qu’en conséquence, ils suggéraient au Prince de trouver une occupation saine à H, histoire de lui changer les idées – lui faire suivre des cours de gestion, par exemple – et que le Prince trouvait cette idée brillante, aveuglante de clarté, alors nous serions vraisemblablement en présence d’une Diathèse de la vacuité.

Et il est probable que H, en plus des maux dont il souffre déjà, se mettrait à présenter les signes de ce que nous appelons le « BRUXISME DE LORENZO ».

 

4 – LE BRUXISME DE LORENZO

Le Bruxisme [06] de Lorenzo se différencie du bruxisme ordinaire en ceci qu’alors que celui-ci se donne généralement libre cours la nuit, en état de sommeil, celui-là s’observe le jour, en état d’éveil. On a même pu dire que la force de ses crises était fonction de la qualité de l’éveil.

Lorenzo est, lui aussi, un personnage de théâtre. Il est apparu grâce aux bons soins d’un Français, encore une fois, répondant, lui, au nom d’Alfred de Musset.

Lorenzo, jeune homme de bonne famille, autrefois studieux, est aujourd’hui porté sur la bonne chair, le bon vin et, en général, la bonne vie, après s’être retrouvé un jour surpris de constater que la Cité qu’il habite est gouvernée par… un goujat – encore que les termes qu’utilise Lorenzo à son égard soient nettement plus crus que celui-ci.

Gérard Philippe dans Lorenzaccio.

À compter du jour de cette constatation, Lorenzo a entrepris, privé de la paix de l’âme et incapable de laisser faire, de jouer le jeu de l’inconscience – disons qu’il feint de souffrir du Syndrome de Polonius – afin d’amener le Prince à le prendre en amitié, dans le but ultime, une fois ayant été admis dans son intimité, de mettre un terme à son règne. En d’autres termes : Lorenzo feint le Syndrome de Polonius pour avoir accès aux prérogatives attachées au poste de chambellan.

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Le Bruxisme de Lorenzo trouve sa cause dans la tension extrême que ressent cet homme au cours de son entreprise, tension entre la force de l’obligation où il se trouve de dénoncer la vie telle qu’elle est, d’une part, et le dégoût de lui-même que provoque se stratégie de jouer le jeu, d’autre part.

Le Bruxisme de Lorenzo ne peut connaître que deux traitements efficaces, chacun d’eux s’exerçant sur l’un des pôles créant cette tension. Ou bien, dans un cas, Lorenzo cessera de se dégoûter en renonçant à la conscience qui provoque son dégoût, soit en se laissant réellement sombrer dans le Syndrome de Polonius, soit en coulant à pic dans la folie, soit en mettant un terme à ses jours, ou encore à ceux du Prince. Ou bien, dans le cas opposé, il renoncera à la connaissance qu’il a de l’état des choses et décidera, s’il le peut, d’exercer ses facultés sur un objet autre que la condition de ses semblables. Il est à noter que, dans les deux hypothèses, il existe un très fort risque de voir le Syndrome de Polonius, d’abord feint, apparaître vraiment.

Quoi qu’il en soit du choix que fait Lorenzo dans la pièce du dénommé Musset, nous avons voulu illustrer par cet exemple que, si nous sommes conscients de ce qu’il est vain de demander aux Princes de faire la révolution dans leurs propres palais, nous n’en savons pas moins que « Les bons conseils, d’où qu’ils viennent, procèdent toujours de la sagesse du Prince, et non la sagesse du Prince de ces bons conseils », ainsi que l’a écrit un Italien du nom de Machiavel dans les pages d’un recueil de préceptes sur le pouvoir politique, et en guise de péroraison à un chapitre intitulé « Comment on doit fuir les flatteurs ».

 

5 – PREMIÈRES CONCLUSIONS

Voilà. C’était ce que nous avions à dire des pensées qu’a suscitées chez nous la lecture du document, sur lequel nous nous sommes penchés avec concentration extrême de toutes nos facultés, tirant de lui ce qu’il est notre habituelle occupation de tirer des phénomènes : le sens. Vous nous reprocherez peut-être de n’avoir, en ce cas-ci, pas répondu à vos attentes. Mais pouvions-nous vous faire comprendre plus clairement autrement que le document et vos travaux sur lui ne répondent pas davantage aux nôtres.

Or, comme, d’une part, nous avons, plus souvent qu’à notre tour, déjà fait l’exercice de parler leur langage étrange et angoissant aux gestionnaires sans que jamais ceux-ci ne semblent aptes à nous rendre la pareille dans notre langue à nous, et sans non plus que ces exercices épuisants nous aient en quelque mesure que ce soit bénéficié; comme, aussi, nous savons déjà qu’il nous faudra bientôt, dès l’automne, recomparaître, une fois de plus, devant vous ou devant ceux à qui vos maîtres auront confié de poursuivre votre tâche; nous nous sommes permis cette petite incartade qui consistait à parler avec vous du sens des choses – ne fût-il que désir – plutôt que d’encore un fois nous contraindre, en échange d’espoirs illusoires mais comme vous l’auriez sans doute souhaiter, à nous laisser guider par les vents, imprévisibles aussi bien que puissants, de la vacuité.

Ne nous reste qu’à souhaiter que le ton badin de cet impromptu, s’il avait dû vous heurter, ne vous aura au moins pas voilé la rage – passion dévorante s’il en fût, et qui ne dit que trop le peu de détachement face aux choses de ce monde auquel nous pouvons prétendre – qui habite notre cœur sitôt que nous considérons, étourdis chaque fois sous le choc de la révélation répétée, le mépris dans lequel nous et nos semblables sommes tenus en ce bas monde, qui est celui de la politique, mépris qui, nous targuons-nous de croire, à travers nous vise l’intelligence elle-même.

Quittons-nous sur cette pensée que nous a léguée un Allemand – puisque l’Allemagne, comme l’Angleterre, la France et l’Italie, est un pays riche, ce qui explique, n’est-ce pas, que là, et pas ici où nous sommes si pauvres, on puisse croire que l’Art recèle un sens qui n’est pas uniquement celui que l’on accorde au commerce. Cet Allemand-là s’appelait Johann Wolfgang von Goethe et il s’écria un jour – comme quoi le mal de l’un peut, parfois, constituer un baume pour le mal de l’autre : « Contre la stupidité, les dieux eux-mêmes luttent en vain ».

 

6 – ULTIMES CONSIDÉRATIONS

Nous quitter là-dessus ?

Non. Ce serait trop simple. Et trop cruel.

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Que Lorenzo n’ait le choix qu’entre la mort et la perte de la plus belle part de lui-même, cela est sans doute vrai, ne serait-ce qu’à ses propres yeux. De quelle autorité lui nierions-nous le droit à ce regard, qu’il paie du prix le plus élevé ?

Qu’Orgon fasse montre, dans sa quête, d’une bêtise ahurissante, cela aussi est vrai. Mais sa frénésie lui fera tout perdre, et d’abord sa capacité de voir son propre reflet sans rougir. De cela, il faut sûrement, de quelque façon, tenir compte.

Que Polonius ait abdiqué la compréhension, la perte de sa vie d’abord, de celles de ceux qu’il croyait protéger ensuite : Roi, Reine, Hamlet, et jusqu’à sa propre fille [07]

La mort d’Ophélie par Delacroix (1853)

… et à son propre fils, nous en indique le prix à payer. Devrions-nous, en plus, honnir sa mémoire ? Nous ne le croyons pas. Nous le croyons d’autant moins que le faire signifierait de notre part l’acceptation du risque de voir se refermer sur nous les mâchoires du piège-même qui l’emporte, et tout son monde à sa suite : le piège du renoncement au sens.

Quelque contraignantes ou absurdes que soient les conditions dans lesquelles nous nous retrouvons placés, nous ne nous sentons aucun droit d’abdiquer la recherche de la compréhension. S’il ne saurait s’agir d’accepter sans broncher, le recours au fiel nous est interdit puisque l’accusation est négation de celui qu’elle frappe. Nous devons comprendre, puiser en nous la fraternité avec Polonius, Orgon et Lorenzo. C’est ce que font les artistes. En faut-il une autre preuve que le fait que Lorenzo, Orgon et Polonius peuvent vivre sous nos yeux, dans toute leur complexité, par le fait d’auteurs dont la productivité et l’apport économique à la société de leur temps n’ont pas été les traits les plus déterminants ? Nous pouvons imaginer la douleur de Polonius s’il avait dû assister aux délires de sa fille; constater l’atterrement d’Orgon comprenant qu’il a été joué par ces apparences dont il s’est montré si friand; Lorenzo n’avoir plus que la lune à qui s’adresser. Nous n’aurions rien de tel si les auteurs à qui nous devons ces personnages avaient cru devoir dresser les réquisitoires que d’autres, à leur place, eussent à coup sûr trouvé convenir à de tels êtres.

Il ne saurait, donc, être question de combat entre nous et vous. Et notre pari lui-même nous fait vous laisser le champ libre. Tout autre choix tiendrait de l’abjuration.

Mesdames et messieurs, régnez.

*

Une dernière chose, cependant. Un conseil, rien de plus.

Songez si vous souhaitez que lors de vos funérailles il n’y ait rien d’autre à lire sur votre dépouille qu’une liste de chiffres tirés de vos états financiers. Demandez-vous si la naissance de votre fille ou de votre petit-fils ne méritera que la récitation des cotes de clôture de la bourse de New York. Rappelez-vous le jour où, étourdis de joie ou de révolte, vous avez découvert l’amour ou l’injustice, et demandez-vous si le questionnement sur la productivité des sanglots est vraiment la seule qui soit porteuse de sens.

Quand vous aurez quitté cette pièce, ce soir, demain, un autre jour, seul, regardez votre ville, vos voisins, et demandez-vous si quatre cent cinquante ans de combats ici, mais des centaines de milliers d’années, par ailleurs, de combats pour le sens, pour parvenir à en déterrer une brindille dans le fouillis que sont les vies des humains, si ces combats ne méritent vraiment que d’être pris par le bout de la gestion, le jour où un peuple décide enfin, pour la première fois, de réfléchir, de nommer et d’exprimer pour les favoriser les formes que prennent chez lui la soif de la beauté.

*

Cinq secondes, pas plus, et pas même un geste dans un sens ou dans un autre, cinq secondes consacrées par un seul ou une seule d’entre vous à contempler cette question, et le temps mis à rédiger notre texte ne l’aura pas été en vain, et notre présence ici aura eu un sens.

 

(Mars 1991 – Révisé en janvier 94)

 

 

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