À Barbara Scales
Exemple de fidélité, de tolérance et de droiture
Avec mon amitié profonde
Mon respect
Et toute ma reconnaissance
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À l’automne 2006, je reçois une invitation de la part de l’Institut d’Études Françaises de l’Université de New York, pour aller y prononcer une allocution sur le sujet de mon choix.
J’accepte de grand cœur. Mais me retrouve très rapidement confronté à un obstacle majeur ─ d’un genre que je ne rencontre pas pour la première fois (ni la dernière) : je n’ai tout simplement pas les moyens financiers de me consacrer à la rédaction du texte demandé.
C’est une amie très chère, et de fort longue date, Barbara Scales, qui m’offre d’en financer l’écriture, et qui m’annonce du même coup qu’elle m’accompagnera dans la Grosse Pomme le moment venu et tentera, tant qu’à y être, de m’arranger une rencontre-retrouvailles avec Hamilton Fish, au Nation Institute ─ lequel institut publie le journal du même nom. J’ai eu l’immense plaisir de faire la connaissance d’Hamilton là-bas, en 1985, durant le Dialogo de Todas Las Americas dont il a été l’un des organisateurs et animateurs. C’est lors du Dialogo qu’en plus d’entendre et de croiser des écrivains tels Susan Sontag, John Irving, Kurt Vonnegut et E.L. Doctorow, sans parler de la très impressionnante Alanis Obomsawin et d’Ariel Dorfman, je rencontre Alan Bolt, du Nicaragua, sous l’influence de qui j’écris ce qui fut sans doute mon tout premier texte politique, The DisneyWorld Syndrome ─ auquel, qui sait, vous aurez peut-être droit un jour.
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Le fait de savoir que, le lendemain de ma prestation à la NYU, je vais revoir Ham, perdu de vue depuis toujours, ajouté à celui de retourner à New York, où j’ai écrit Being at home, et allié au découragement féroce que je ressens à l’égard de la société où je vis, jouent à n’en pas douter un rôle majeur dans le choix du thème abordé et dans son traitement.
Je ne veux pas dire par là qu’ils m’entraînent trop loin, bien au contraire. Je veux dire que je me sens la liberté de dire les choses comme j’en ressens le besoin ─ ce qui est à peu près impossible à réussir dans ma ville natale… à moins d’avoir vraiment très envie de m’adresser à une salle vide.
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Qu’ajouter d’autre ?
Pas grand-chose sinon que le lendemain de ma conférence, me pointant, donc, au Nation avec Barbara et Phil, son conjoint, je me retrouve bel et bien devant Hamilton ─ mais pour quinze minutes à peine : au bout de ce temps, il se claque dans les mains en disant « Bon, c’est l’heure ! Allons-y ! », au moment précis où, à ma totale stupéfaction, dans les haut-parleurs, une annonce résonne. Tous les journalistes ont convoqués à la salle de conférence pour entendre… René-Daniel Dubois ! Moi qui croyais ne devoir rencontrer que Hamilton et quelques membres de son équipe immédiate !
Si je ne suis pas mort d’un infarctus sur le champ, c’est que ce n’est pas d’un arrêt de la patate que je suis destiné à crever.
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Plus tard ce soir-là, en voiture, sur le chemin du retour, en passant avec Barbara et Phil la frontière canadienne, je leurs dis ─ et je n’ai jamais compris comment j’ai pu y parvenir sans éclater en sanglots :
« Eh voilà. La promenade dans la cour de la prison est finie. Je rentre dans ma cellule. »
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Institut d’Études françaises ─ New York University
7 février 2007 ─ 18 :30
Permettez-moi de me présenter. Ou, plutôt, bien plus précisément, d’évoquer mon trajet, un trajet qui mène directement, ce soir et demain, à ce que je qualifierais de « retour sur les lieux du crime »… vingt ans plus tard.
Quel retour ? Quel crime ? Vingt ans après quoi ? Quel trajet ? À quoi est-ce que je fais référence quand je parle de « ce soir et demain » ? Et en quoi, nom de Dieu, est-ce que tout ça vous concerne ?
Laissez-moi vous raconter.
Commençons, le plus sommairement possible, par parler structure. J’en viendrai ensuite au contenu. Parlons de vague d’abord, et de surf ─ ensuite seulement, de ce que renferme l’océan.
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Je suis né à Montréal en 1955, dans ce que l’on appelle communément la petite bourgeoisie ─ mais je suis surtout né, en 1955, en plein cœur d’une double bataille culturelle sur le sujet de laquelle je reviendrai tout à l’heure et qui fait rage à cette époque au sein de la portion de la société canadienne-française qui va, quelques années plus tard à peine, se rebaptiser « québécoise ».
Je suis né en 1955. Autrement dit, en 1961, je prends le chemin de l’école primaire au moment précis où se met en branle un processus que tous depuis s’entendent pour considérer comme le phénomène socio-politique déterminant de la société québécoise au XXe siècle : la Révolution dite tranquille. Le Parti libéral qui enclenche cette révolution est porté au pouvoir en juin 1960, il commence aussitôt à mettre en place ses programmes, j’entre au primaire en septembre de l’année suivante ─ autant dire que je mets le pied hors de chez mes parents au moment exact où prennent effet les premières mesures concrètes décidées depuis un an, et donc à l’instant même où ma société se met à toute allure à se transformer de toutes parts.
Au cours de mon enfance puis de mon adolescence, à l’école, ma position dans l’œil du cyclone se maintient ─ à mesure que j’avance, le cyclone, lui, autour de moi, se gonfle, siffle, tonne, se dessouffle puis reprend vie mais surtout avance, lui aussi… à la même vitesse que moi. Toute ma vie, les sursauts de ce cyclone politique m’attendront au tournant, semblant faire écho sur la place publique aux moments déterminants de mon existence privée.
Par exemple, comme des centaines de milliers d’autres, je subis tout au long de mes études primaires et secondaires un véritable raz de marée de refontes perpétuelles des programmes pédagogiques, à telle enseigne que certains des programmes qu’au fil des ans on me force à suivre n’ont même pas le temps de recevoir un nom avant d’être abandonnés ─ je serais aujourd’hui bien incapable de vous en dresser une liste qui soit le moindrement ressemblante, la seule impression unitaire qu’ils m’aient laissée étant que, de toute évidence, ceux qui les décidaient « en haut lieu » n’avaient strictement aucune idée de ce qu’ils étaient en train de faire.
Puis, quand j’atteins le début de l’âge de la révolte, quinze ans, je suis au secondaire bien entendu, mais… en pleine Crise d’octobre ─ c’est à dire avec un ministre provincial et un diplomate britannique kidnappés, et l’armée, arme au point, dans les rues et jusque dans les couloirs de l’école publique que je fréquente.
Le moment précis, un peu plus tard encore, à vingt-vingt-et-un ans, où je termine mes études d’acteur, où j’entre cette fois dans la vie active donc, c’est aussi celui, coup sur coup, des Jeux olympiques de Montréal boum !, et… reboum immédiat ! de l’élection du Parti québécois ─ le parti séparatiste.
Encore quelques années, je vais étudier à Paris, en reviens avec dans mes bagages ma première pièce de théâtre ─ et pas grand-chose d’autre ─, le temps de dénicher les sous nécessaires pour la créer et de réunir une équipe à cette fin, pif !, quelques semaines après la première c’est… le premier référendum sur l’indépendance !
Toute ma vie, j’avance en zigzagant entre les coups de tonnerre politiques. Je continue d’écrire, de jouer, d’enseigner, de faire de la mise en scène, je voyage, je rencontre des tonnes de gens fascinants dans nombre de pays.
Arrive 1995, j’ai quarante ans tout juste. Je suis désormais, dit-on de moi à pleines pages de journaux, un incontournable de la culture québécoise ─ Ah bon, vraiment ? Merci, c’est rigolo ─ et, preuve de mon statut : un grand théâtre m’offre de remonter ma toute première pièce. Je réponds que la première, non, mais la deuxième, oui. Et… rebelotte… sans que cela ait été le moins du monde prévisible au moment où se prenait la décision de refaire la pièce… paf !, deuxième référendum sur l’indépendance ! Cette fois-ci, cependant, contrairement à la première, comme j’ai un nom ─ et, encore une fois, pas grand-chose d’autre ─ on voudrait bien pouvoir l’utiliser pour la grande Cause, ce nom. Je refuse. De ce simple fait, de ce discret refus lancé au téléphone, du jour au lendemain… je suis officiellement déclaré pestiféré. Je le suis toujours, et plus que jamais, douze ans plus tard, au moment où je vous parle.
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Mais que diable s’est-il donc passé ?
Comment un petit mousse mort de peur qui part pour la première fois pour l’école un matin de septembre 1961, qui au fil des décennies avance pas à pas dans sa société, d’un événement politique à l’autre, comme, par jour de grand vent, on traverse précautionneusement un gué, se retrouve-t-il sans transition, au bout de trente-cinq ans, à représenter soudain pour nombre de ses concitoyens, et surtout pour une très grande partie des élites de sa société, un « si beau cas »… comme disaient les inventifs psychiatres de l’ancienne Union soviétique ?
Eh bien c’est tout simple. Ce qui est entré en jeu, c’est la conjonction de deux détails presque infimes, enfouis dans ce que je viens de vous raconter à toute vapeur. Deux détails qui en dépit de leur apparente bénignité font toute la différence du monde :
D’abord, ce petit mousse là a été juste un poil trop jeune pour avoir pu faire partie de ceux qui ont pris les décisions qui vont l’affecter toute sa vie. Et il le restera toujours par la suite : juste un poil trop jeune pour faire partie de la bande qui décide tout ─ et qui n’écoute rien.
Ensuite, il est un tout petit poil trop vieux pour ignorer ce qui est en train de se passer autour de lui et même pour ignorer ce qui l’a précédé, tout comme d’ailleurs il lui est impossible de ne pas remarquer comment l’on passe de l’ancien au nouveau.
Enfin, il possède une connaissance ─ ténue mais persistante ─ des combats qu’il a vus se dérouler au sein de sa famille ─ rappelez-vous, je vous ai dit qu’il est issu de deux familles illustrant fort bien un double combat qui agite sa culture avant même que ne se déclenche la Révolution tranquille. On ne le lui a pas raconté, ce combat, il y a assisté.
En un mot : il n’a pas pu apprendre à agir, il n’a pu apprendre qu’à savoir ─ en silence.
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Allons un peu voir tout ça dans le détail.
Parlons d’abord de la Révolution et de ce qu’elle a impliqué pour lui.
Il est trop jeune pour avoir pu voter en juin 1960, cela va de soi. Et trop jeune aussi pour avoir pu agir de quelque manière que ce soit sur le déluge de réformes qu’il a plus tard subies ─ si démentes soient-elles. Il y a ainsi dans son statut, et il est incontournable que le petit mousse en développe très tôt une conscience aiguë, quelque chose qui l’apparente nettement à un rat de laboratoire : dès son arrivée au primaire, il est là, avec ses camarades de son âge, sans un mot à dire, il entend des grandes personnes en blouses blanches penchées sur leur cage commune doctement discuter de leur cas à tous, établir leur diagnostic et leur imposer traitement par-dessus traitement, pour le bien de tous ─ mais… il est assez vieux pour aussitôt discerner l’apparition de leurs effets, à ces traitements. Et ça, c’est un point absolument capital. Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant : le petit catéchisme gris qu’avant 1961 il était obligatoire d’apprendre par cœur dans toutes les classes du Canada français, lui le petit mousse, non, ne l’étudiera pas. Il le verra, là, posé devant lui, bien à plat sur son pupitre depuis des générations, il entendra son professeur ouvrir la bouche pour en entonner les toutes premières questions-réponses, et puis… zip… il verra soudain le professeur se mettre à hoqueter, refermer la bouche et être saisi par le vertige tandis que le livre… s’évanouira dans l’air. Là, devant ses yeux.
Ce ne sera déjà plus le cas pour ses cadets de quelques années à peine. Eux aussi, les subiront, les innombrables effets des « traitements », certes, mais, et c’est là-dessus que j’attire votre attention, ils n’auront pas connu ce que ça a été que de les sentir entrer en action ─ ce qui changera tout. Ils sauront certainement eux aussi ce que c’est que de voguer sur la vague, mais, dès le départ, il aura été trop tard pour eux pour avoir pu constater ce que c’était que de la sentir arriver ─ elle sera passée juste devant eux.
Même chose pour les aînés immédiats du petit mousse : eux aussi la verront arriver cette vague, certes… mais eux, ils la verront passer juste derrière eux. Quelques mètres à peine, c’est vrai ─ mais quelques mètres qui en l’occurrence feront toute la différence du monde.
Et puis il y aura encore une autre différence, encore plus essentielle, entre ses aînés immédiats et lui, et c’est qu’eux, ces jeunes gens de deux, trois ou quatre ans à peine de plus que lui et ses camarades, seront dans une très large mesure occupés à des discours ou à des pratiques culturelles qui lui seront, à lui, essentiellement étrangers. Lesquels ? Je vous en donne un seul exemple entre cent, résumé en un mot : « 1968 ».
Un de mes aînés d’à peine trois ou quatre ans vit l’année 1968 dans un tout autre univers, une toute autre sensibilité, une toute autre culture que celle où moi je me trouve. Parce qu’en mai 1968, je n’ai que douze ans et que, de ce fait, ce qui se passe dans le Quartier latin de Paris, à la Convention démocrate de Chicago ou dans le delta du Mékong ne peut tout bonnement pas m’affecter de la même manière qu’eux. Cette différence je ne la suppute pas, je n’en déduis pas l’existence, elle aussi je l’ai vécue et en ai longuement médité les conséquences en silence : je suis le plus jeune de trois enfants, il y a deux ans de différence entre chacun de nous trois ─ j’ai donc vu à la maison mes deux sœurs âgées respectivement de deux et de quatre ans de plus que moi être directement frappées, elles, par ce qui se passait en 68, par exemple, tout autrement que je pouvais l’être.
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L’immense différence entre la culture qui se développe chez mes aînés immédiats et celle qui se développe chez moi, c’est que si la-leur prend aussitôt toute la place dans la société, la mienne y passe totalement inaperçue. Une vague, mes tous jeunes aînés en sentent arriver une, eux aussi, oh oui, mais celle-là est totalement différente de celle que moi je sens passer ─ sans pouvoir rien exprimer à son sujet, à qui que ce soit.
En plus des échos de la guerre du Vietnam et des protestations qu’elle suscite, des guerres de libération nationale un peu partout, des retombées de la guerre de Six Jours, des échos des manifs de la Sorbonne et de Chicago, ajoutez encore qu’il y aura au Québec à cette époque les occupations des collèges, les méga-manifestations pour un Québec français, et j’en passe ─ ce qui advient ailleurs dans le monde venant ainsi ─ en apparence au moins ─ légitimer ce qui se passe au Québec. Le fait est que le vacarme que font nos jeunes aînés est tel que nous, ceux et celles qui recevons en plein visage les effets immédiats des réformes en cours, quand bien même nous tenterions de hurler ce qui se passe en nous au spectacle que nous offre le monde ─ personne ne nous entendrait.
Et puis de toute manière, personne n’écouterait. Parce que cette autre vague, qui déferle sous les pieds de mes aînés immédiats est d’une nature telle qu’elle fait en sorte qu’ils se parlent d’abord essentiellement entre eux. Ceux de mon âge, à leurs yeux, nous sommes… inconnus au bataillon. Ils discutent entre eux, et quand ils ont fini de se chamailler en petits comités puis de manifester en masse, ils s’adressent… à leurs aînés. Pour les premiers comme pour les seconds, nous, nous n’y sommes tout simplement pas.
Il va sans dire que ce qui passe dans le rang silencieux qui avance juste derrière celui des chahuteurs n’intéresse pas non plus les médias, qui n’en ont que pour les cheveux longs ─ qui à nos yeux à nous ne méritent vraiment pas tant d’attention ─, pour les ordinateurs lancés par les fenêtres des universités et pour les charges à fond de train de la police montée, à grands coups de matraques.
Nous… que tout le monde prétend être occupé à aider, à qui tous prétendent préparer un avenir scintillant, nous, objets de tous les rêves et de tous les soins… nous n’existons pas.
C’est pourtant nous qui verrons les tout premiers se matérialiser une race nouvelle, et qui la verrons entrer en action, cette nouvelle race : de tout jeunes professeurs qui, ces années-là, font petit à petit leur apparition, de jeunes professeurs d’un type jamais encore rencontré dans notre société, de jeunes laïques extrêmement militants, tout frais émoulus des écoles toutes neuves, des jeunes gens qui pourraient sans problème être nos très grands frères ou nos très grandes sœurs. Or ces jeunes gens là, si d’aventure ils nous racontent et commentent à notre intention ce qui se passe autour de nous ou au loin dans le monde, le font… non pas pour en discuter avec nous, mais pour nous présenter les conclusions auxquelles ils sont déjà parvenus ─ eux… et eux seulement. Même si elles nous impliquent aussi, bien entendu.
Ainsi, si je commence mon primaire avec un statut de rat de laboratoire impuissant qui écoute les laborantins discuter de son cas et les vois tester sur lui tout ce qui leur passe par la tête, j’arrive au secondaire juste à temps pour rencontrer une seconde série de mots d’ordre édictés, ceux-là, par des gens parfois à peine plus âgés que moi, mais aussi autoritaires que les premiers. Ils ont beau hurler « discussion », « comités », « révolte », « consultation » autant qu’ils veulent, ce qu’ils nous adressent à nous, ce sont… des ordres. Ils ont beau discourir jusqu’à plus soif sur « le jour où ils seront au pouvoir », pour nous qui sommes soumis à leur autorité, ils y sont déjà, au pouvoir ─ sans l’ombre du moindre doute.
Encore une fois, pour ceux qui viendront après nous, même de très près, la situation sera déjà fort différente. Il y aura pour toujours trois différences culturelles se renforçant l’une l’autre, toutes trois directement liées à l’âge et qui seront essentielles entre nous et eux qui nous suivent de si près : ils n’auront pas senti arriver la vague, ce qui anime leurs jeunes profs ce sera uniquement la version des jeunes profs qu’ils en connaîtront et ces jeunes profs eux-mêmes ne leur sembleront, à eux, déjà plus tout à fait aussi frais et pimpants qu’à nous.
J’entre dans la vie sociale camouflé dans une bulle d’invisibilité ─ je suis imperceptible ─ et incompréhensible : ce qui me caractérise n’est ni audible ni visible, ni pour ceux qui me précèdent, ni pour ceux qui me suivent. Les gens de la génération de mes jeunes profs d’antan, d’ailleurs, ne manqueront pas de me le remettre sur le nez, tout au long de ma vie ─ oh, pas dans les journaux ni à la télé ni dans leurs œuvres, bien entendu, soyez sans crainte… toujours dans le privé ─, ils ne se gêneront jamais pour faire référence à nous, les anciens rats de laboratoires, qui les avons suivis à la fois de si près et de si loin comme à… une génération perdue.
Plus tard, quelques années à peine après que j’aurai commencé à écrire, quand les enfants de mes jeunes professeurs d’autrefois commenceront à leur tour à entrer sur la place publique, ils n’auront rien de plus urgent à faire que de décréter qu’ils en ont marre des baby boomers… auxquels je me retrouverai illico identifié d’office.
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Ainsi, pour les décideurs au pouvoir dans la société où je commence à entrer en septembre 1961, je suis un rat de laboratoire ─ qui n’a aucun intérêt autre que statistique ─, pour ceux qui viennent immédiatement sur leurs pas, j’appartiens à une génération sans intérêt puisque ayant au départ échappé à leur contrôle ─ ils n’auront de véritables interlocuteurs à leur goût que le jour où ils auront pu dès le départ se les tailler intégralement sur mesure, tandis que pour ceux qui me suivent je suis immédiatement classé comme faisant d’office partie d’un ensemble… qui en réalité n’a même jamais su que je pouvais exister… et qui ne s’en est jamais soucié davantage que de sa première chemise.
Le sentiment d’étrangeté à la culture de la société où j’ai commencé à être projeté en septembre 1961, je l’ai senti au fil de ma vie se développer le long de trois axes se renforçant les uns les autres ─ et qui à eux trois prétendaient en exclure tout autre. Ces trois axes consistaient en trois affirmations qui m’ont été assénées sans le moindre recours possible de ma part :
- Ce qui est bon pour toi nous allons le décréter.
- Ce que tu as à penser, à dire et à faire nous allons le décréter.
- Et… si tu ne cadres pas à l’intérieur de ce qui a été décrété, c’est que tu n’as aucune place dans notre société… même si ce que décrète cette société par notre bouche, c’est… que tu n’as strictement aucune importance.
Appartenir au groupe de ceux qui ont reçu de plein fouet les effets immédiats de ce qui a été le moment le plus important de l’histoire du Québec au XXe siècle m’a permis une seule chose : d’apprendre dès le départ que la vie en société, au Québec ─ y compris dans le Québec soi-disant remodelé… ─ , se résume par l’obéissance à des mots d’ordre. En silence.
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À présent, revenons en 1995 : qu’arrive-t-il donc pour que notre petit mousse, à quarante ans, passe directement du statut de monument littéraire en devenir à celui de pestiféré à qui ne pas adresser la parole ? Eh bien il arrive ce qui, dans une société comme celle que j’évoque ici, est réputé devoir ne jamais arriver ─ sous peine d’exclusion : il parle pour dire quelque chose qui ne convient pas davantage à ceux qui l’ont précédé qu’à ceux qui le suivent, tout simplement.
Notre petit mousse a toute sa vie été trop vieux pour ignorer mais trop jeune pour décider. Comment appelle-t-on celui qui n’a la possibilité ni d’ignorer ni d’agir ? Un témoin.
Un témoin, ça voit les choses du dehors, quel que soit ce dehors ─ autrement ce serait un acteur. Or, dans la société du petit mousse, petits et grands aînés, de concert, ont toujours été explicites à ce chapitre : qui dit « dehors » dit « danger ».
La fonction de témoin, la seule fonction pour laquelle, dans les faits, le petit mousse a été programmé, est ainsi une fonction honnie par la société même qui la lui a imposée.
Sa vie, en clair, s’est bornée à être le parcours d’un choix : ou bien devenir enfin consciemment responsable de ce qu’il allait devoir faire de sa vie, quel qu’en soit le prix… ou bien ne pas exister du tout.
Exister, cela ne pouvait signifier qu’une chose : refuser d’appartenir à une société qui le nie.
En 1995, il n’a rien fait d’autre que dire « j’existe ». C’est ça, qui l’a transformé en pestiféré.
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Bien. À présent, venons-en au cœur du sujet. Au contenu de cette vague déferlante.
Pourquoi donc est-ce que je viens de mentionner la guerre du Vietnam et les manifs parisiennes et états-uniennes de mai 68 ? Pour évoquer le fossé que, dès ma jeune adolescence, je sens se creuser entre la culture de mes prédécesseurs immédiats et celle qui cherche sa forme en moi.
Je vous l’ai précisé au passage : ces événements-là, qui se passent au loin, sont ouvertement utilisés chez nous pour justifier ce qui s’y produit, ou qui à tout le moins s’y trouve en état de gestation avancée. L’on dit ainsi, à l’époque, que la volonté de libération nationale du Québec et celle de… de l’Algérie, par exemple, coulent de la même source. Que la lutte des jeunes Français qui occupent la Sorbonne est le pendant exact de celle des jeunes du Québec. Certains de mes jeunes profs mentionnent aussi souvent qu’ils le peuvent Frantz Fanon et ses Damnés de la terre pour justifier notre nécessaire libération, à nous aussi, comme aux Noirs d’Afrique ─ l’un des textes essentiels de la Révolution tranquille s’intitule d’ailleurs Nègres blancs d’Amérique et l’un des poèmes les plus connus à être écrits à cette époque, et à être inscrit au programme d’innombrables institutions d’enseignement, Speak White : après avoir dressé la liste de toutes les horreurs du siècle, les associant toutes, essentiellement, au fait de parler anglais, il se termine par ces mots : « Nous savons que nous ne sommes pas seuls » ─ être un francophone au Canada, c’est la même chose qu’être un Juif dans un ghetto, ou un Noir dans les rues de Watts. De la même manière encore, les bombardements américains sur Hanoï, dont nous pouvons voir les effets chaque soir à la télé, sont évoqués en classe pour faire ressortir l’entreprise génocidaire dont nous serions aussi l’objet de la part du Canada anglais. Le message est clair : ce qui se passe au Vietnam nous menace aussi.
C’est comme ça que le nationalisme entre dans ma vie : par les discours de tout jeunes profs tout frais sortis des Écoles Normales, qui nous expliquent que nous, francophones d’Amérique, sommes menacés de toutes parts. Et que, face à ces menaces, un seul comportement, à être impérativement adopté par tous sans exception, nous rendra dignes de survivre. Ce comportement, il ne peut se résumer qu’en une seule formule, très simple : « Dire oui, sans question, chaque fois que nous y incitent ceux qui savent ce qui est bon pour la nation. » Déroger à cette règle, c’est mettre en danger immédiat la survie même de la communauté.
C’est ce discours que, tout au long de ma vie, je verrai s’amplifier, se raffiner, et pousser de nouvelles branches jusqu’à occuper l’ensemble de la culture ─ jusqu’à ce que les images d’Algérie, du Congo, d’Alabama et de Hanoï n’aient même plus à être mentionnées : elles seront devenues omniprésentes, intouchables, implicitement.
Et c’est mon ébahissement, mon horreur devant ce discours qui se créée littéralement, comme un fantôme se met à apparaître soudain, là, juste sous vos yeux, qui sera au cœur de ma culture invisible, de la culture inaudible qui, pour la plus grande part de ma vie, sera mon lot. Pourquoi ? Parce qu’à mesure que les fumerolles gagnent en densité et que le fantôme prend forme… je suis parmi les tout derniers, dans notre société, à me trouver en mesure de voir encore à travers lui, avant qu’il ait fini de s’incarner, que ce qu’il raconte, que ce qui l’anime, que ce qui est sa matière même, constitue un mensonge intégral. Et terrifiant.
Pour faire une histoire vraiment très courte d’un cheminement complexe et tortueux, voici : je vous ai raconté que dès mon arrivée au primaire, je me retrouve à chevaucher la crête d’une vague qui surgit sous mes pieds et de laquelle je ne pourrai jamais me dégager tout à fait. Ce que je vous dis à présent, c’est en quoi cette crête consiste : ce dont j’ai été le silencieux témoin obligé, ça a été du surgissement d’un mythe ─ créé de toutes pièces. Je l’ai vu, là, sous mes propres yeux, apparaître d’abord sous la forme de légères fumeroles, puis gagner en densité, s’opacifier, et finalement prendre chair, en trois dimensions ─ prendre chair… et verbe ! Surgi du néant !
Année après année, j’ai été forcé de le contempler, de l’écouter psalmodier sans trêve la volonté qui le mettait au monde, de le voir chercher à nous imposer une perception de la vie taillée par lui sur mesures pour parvenir à ses fins… sachant parfaitement qu’aussitôt son incarnation achevée, pour ceux qui me suivaient ne resterait plus, à propos du monde et de la vie, que le discours mensonger du fantôme irrémédiablement devenu solide à ce moment-là, et dont il leur serait désormais quasi impossible de discerner la véritable nature.
Qu’est-ce que je vois donc, tandis qu’il en est encore temps ?
Oh ─ un million de choses. Je ne peux ici vous en donner que quelques exemples rapides. Et pour y parvenir, il me faut enfin évoquer, ici encore à fond de train, le double combat que j’ai vu se dérouler dans ma famille.
Les quatre pôles en sont, comme sur la rose des vents : humanisme contre nationalisme, et cléricalisme contre libéralisme.
Des six grandes figures adultes de ma jeune vie ─ les deux grands-parents paternels, les deux grands-parents maternels, ma mère et mon père ─, une seule continue, après le début de la Révolution, à prôner le règne de l’Église ultramontaine comme il s’est exercé de 1872 à 1960, ce règne qui a été la source véritable, effective, de l’étourdissant sous-développement culturel, social et économique du Canada français, et responsable direct, par le fait même, de l’exode qui, durant les soixante premières années de cette période, atteint une ampleur telle que, sans lui, le Québec d’aujourd’hui pourrait compter une population double de ce qu’elle est. Sur ces six grandes figures familiales de mon enfance, le grand-père paternel est le seul tenant du maintien de ce létal, de ce stérile ordre ancien. Un sur six ! Un seul : celui qui n’argumente pas, celui pour qui un ordre est un ordre et c’est tout. Celui qui a horreur de la lecture, et horreur qu’on lise en sa présence ─ s’il s’agit d’autre chose que d’ouvrages techniques, en tout cas.
Son épouse, elle, je ne le comprendrai que beaucoup trop tard, a fait de sa vie intérieure le refuge secret où elle rumine ce que sa vie aurait pu être si sa vie avait été belle, et de sa vie extérieure celle d’un garde-chiourme, celle du gardien du camp de concentration que tous les deux ont fait de leur demeure.
Ma grand-mère maternelle, de son côté, est une joueuse de bridge très chic, aux yeux de qui les enfants ne sont rien de mieux qu’un embarras, des poupées fort encombrantes une fois que nous a passé l’envie de jouer avec elles ─ j’apprendrai, bien des années plus tard, que nombre de ses partenaires de bridge sont arrivées de France au Canada tout juste après la Deuxième guerre, ayant dû fuir au moment où, les nazis partis, la Résistance s’est précipitée dans leurs beaux appartements, mitraillette au poing.
Son époux, mon grand-père, est dentiste au cœur du quartier le plus cosmopolite de la métropole ─ dans sa cuisine, au-dessus de la porte, là où dit-on aucune famille canadienne française digne de ce nom ne peut rien accrocher d’autre qu’un crucifix, il a suspendu, lui… le masque d’un diable.
Leurs enfants à tous les quatre, mes parents, sont, dès la sortie de l’adolescence, plus de dix ans avant l’élection de juin 60, au nombre de ceux qui se jettent déjà contre tous les murs, contre toutes les conventions, contre tout le poids écrasant que représentent leurs parents et leurs castes, pour que cette société quitte enfin l’état d’étouffement dans lequel elle agonise. Elle est mannequin, à New York notamment, parfois. Lui aurait voulu devenir architecte, la ruine de son père l’en aura empêché. En lieu et place, il deviendra l’un des premiers lobbyistes de sa société. Elle incarne la grâce, lui la curiosité ─ elle parle de la beauté et lui de Socrate et de Catulle. Ce sont deux militants éparpillés, écartelés, convaincus que l’appel de la beauté, de la lumière, ne pourra pas éternellement rester inaudible. Deux militants du désir, au risque d’y brûler leur vie ─ ce qu’ils feront d’ailleurs : militants de la passion, de la beauté et de la justice.
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Et maintenant, nous voici de retour en classe, au début des années 1960 : un garçonnet ahuri, terrifié, voit apparaître, jour après jour, sous les traits de jeunes profs qui prétendent lui imposer leur révolte après que leurs prédécesseurs aient lancé leur Révolution à eux, il voit prendre forme, il entend se construire… le contraire de ce qui était censé se produire ou se dire.
Ses parents ont espéré un monde où les privilèges de la connaissance et de l’accès au sens seraient enfin disponibles à tous. Ses parents ont cru les laborantins qui leur disaient que oui, oui, c’était bien ça, le projet de la Révolution. Mais ce que leur fiston, lui, voit de ses propres yeux apparaître, c’est le contraire, c’est un monstre : c’est l’autorité absolue que vénère son grand-père paternel qui déteste la lecture, accouplée à des idées calquées sur celles qu’ont apporté dans leurs valises les partenaires de bridge de sa grand-mère de l’autre couple. C’est : le projet des Collabos en Europe, utilisant le prétexte des combats contemporains pour se donner des airs convenables et, ainsi, ne pas risquer de se faire foutre une nouvelle paire de baffes.
La modernisation que le petit mousse voit se mettre en place jour après jour, ce n’est pas celle de la culture de sa société, ce n’est pas l’opportunité enfin offerte à tous d’avoir accès à une prise sur les représentations du monde, cette prise qui jusque-là a été réservée aux élites, oh non, c’en est la négation : une prise de contrôle de l’imaginaire encore plus profonde, encore plus pernicieuse, encore plus absolue, encore plus militante que celle des évêques et des chanoines héritiers directs de Pie IX et de Charles Maurras. Ce n’est pas la mise au rancart de ce qui durant la Guerre civile espagnole faisait manifester des foules montréalaises contre l’envoi de médicaments à la population de Madrid bombardée par la fascistes, ce n’est pas la mise eu rancart des foules monstres qui dans nos rues, entre 40 et 44, manifestent contre De Gaulle et pour Pétain, non, c’est la remise à flot, occupant désormais tout l’espace, dans des termes qui rendent incompréhensible quelque critique que ce soit, de ce qu’il y avait de plus odieux dans la société qu’ont rêvé de réformer ses parents.
Le petit catéchisme se vaporise sous ses yeux, certes, mais un autre apparaît aussitôt à sa place : il ne porte pas une croix, lui, non, il porte… une fleur de lys.
Les descendants des anciens habitants de Nouvelle-France auraient été l’objet d’une tentative de génocide ? Délire. Comment oser prétendre sans rire que l’empire qui en 1760 prend possession de la ci-devant Nouvelle-France, l’empire en devenir qui fonde les futurs USA, l’Australie, qui fait bientôt main basse sur l’Inde, Hong Kong et une grande partie de l’Afrique, sur lequel dans quelques années à peine le soleil ne se couchera plus… pourrait en quoi que ce soit être gêné dans ses visées sur à peine soixante mille colons éparpillés sur un territoire grand plusieurs fois comme le Royaume-uni… s’il en avait la moindre envie ? Rien qu’au Canada, ces descendants sont aujourd’hui près de huit millions.
L’essentiel des problèmes que rencontrent les Canadiens français ne tient pas à l’environnement anglo-saxon qui leur est soudain imposé à la fin du XVIIIe siècle ─ il tient au fait que presque immédiatement, l’étroite marge de liberté politique qui leur est accordée par le nouveau régime ─ étroite sans doute mais infiniment plus large que tout ce qu’ils avaient jamais connu sous le Régime français, et qui rapidement ira s’élargissant encore ─, que cette marge, dis-je, est presque aussitôt monopolisée pour systématiquement porter au pouvoir à Québec, et y maintenir, du début du XIXe siècle au début du XXIe, à peu près tout ce que leur société peut compter de réactionnaires les plus nostalgiques des privilèges absolus de l’Ancien régime. Des autoritaires qui jusqu’à l’épuisement lutteront contre l’idée même d’écoles pour le peuple, lutteront à corps perdu contre la démocratie, des autoritaires qui rejetteront le développement économique pour qui que ce soit d’autre qu’eux-mêmes, qui se jetteront à plat ventre d’admiration lorsqu’en Italie apparaîtra Benito Mussolini, Franco en Espagne, et bien entendu… Pétain à Vichy. Et qui, de nos jours, il y a quelques semaines à peine de cela, trouvaient rigolo qu’un héritier direct du clergé ultramontain, des nationalistes intégraux à la Maurras et des antisémites à la Louis Veuillot ─ dont une rue de Montréal porte le nom ─, qu’un pur produit de l’enseignement que je viens de vous décrire… se pavane dans une manifestation en brandissant un étendard du Hezbollah. Héritier d’élites pareilles, que voudriez-vous donc qu’il brandisse d’autre ?
Des « Damnés de la terre », les Québécois ? des « Nègres blancs » ? Foutaises ! Ils ne sont pas des colonisés, ils sont des colons ! Des colons dont toute l’idéologie s’acharne à nier qu’il y ait jamais eu qui que soit qu’il vaille même la peine de mentionner, sur leur territoire, avant l’arrivée de leurs glorieux ancêtres.
Qui acceptent d’admirer la Jeanne d’Arc que les élites locales se forgent : un Dollard des Ormeaux tueur d’Indiens dans les termes mêmes où, en Afrique du Sud, Pretorius est un massacreur de Zoulous. Ils ne sont pas des Nègres blancs, ils sont des Boers qui parlent français.
Parente avec celle de l’Algérie de 1960, la lutte du Québec ? Quelle sinistre blague. En 1961, Maurice Bardèche, ancien Collabo jamais repenti, ancien associé de Brasillach, publie Qu’est-ce que le fascisme ? Dans les dernières pages, emporté par son lyrisme, il mentionne deux continuateurs possibles au grand œuvre auquel il a consacré sa vie : deux jeunes militaires qui servent avec vaillance sur le territoire de l’Algérie qui doit rester française. Ce sera l’un des deux qui, à Paris, quelques années plus tard à peine, hébergera les premiers membres du FLQ ─ le Front de Libération du Québec dont les actions, en 1970, attireront l’armée dans les rues et les corridors des écoles. Le premier ministre fédéral du temps, issus des élites québécoises et qui l’envoie, cette armée, jusqu’où ira-t-il pour mater la rébellion ? « Just watch me », répond-il. Il a commencé sa carrière, au début des années 40, en luttant contre la participation du Canada à la guerre ─ il écrivait alors que dominé pour dominé, dominé par les Anglais ou dominé par les Allemands, lui, ça ne lui faisait aucune différence. À la fin des années 50, quand il a quitté Montréal pour la capitale fédérale et une nouvelle carrière, il a confié la revue politique qu’il avait créée… aux deux auteurs, trois ou quatre ans plus tard, de Nègres blancs d’Amérique. Les deux mâchoires du piège qui claque en octobre 70, kidnappings et convois militaires, sont la création de la même main. À d’autres époques, l’on s’y prenait légèrement autrement : en brûlant le parlement de Berlin, par exemple, pour ensuite faire accuser un communiste hollandais.
Révolutionnaires, les nationalistes québécois ? En 1998 un professeur de collège, chroniqueur littéraire régulier dans les pages culturelles du journal Le Devoir, fondé par l’ultramontain Henri Bourassa pour lutter contre la participation du Canada à ce qui allait être la Première guerre mondiale, prend position contre ce qu’il appelle le snobisme des signataires du Refus Global, l’un des textes, datant de la fin des années 1940, les plus essentiels de la révolte censée avoir abouti en 1960. Aux signataires de ce manifeste, le chroniqueur préfère de très loin, écrit-il, les personnages attachants du roman Les Plouffe, de Roger Lemelin, paru lui aussi fin 40. Autrement dit, cinquante ans après les faits, quarante ans après le déclenchement de la soit-disant Révolution, il prend ouvertement et fermement position en faveur d’une famille qui, en 1942, affirme contre toute logique qu’elle refuse de participer à la guerre parce qu’elle ne la concerne pas… mais qui a un portrait de l’empereur allemand Guillaume accroché au mur de sa cuisine : une famille, en un mot, qui refuse d’être obligée de combattre les valeurs qui lui sont chères. Il prend position pour cette famille réactionnaire jusqu’au trognon, fermement et ouvertement contre des artistes qui pour plusieurs devront s’exiler après s’être écrié « Au diable, le goupillon et la tuque ─ mille fois ils extorquèrent ce qu’ils donnèrent jadis. » « Le règne de la peur multiforme est terminé » et « L’écartèlement aura une fin ».
Le Québec contemporain lutterait contre la mondialisation économique et pour la multiplicité culturelle ? Ne me faites pas rire. C’est le Québec, plus que toute autre province canadienne, qui, dans les années 1980, jette tout son poids politique dans la balance pour faire adopter le traité de libre-échange entre le Canada et les USA, qui finira par comprendre aussi le Mexique. Le premier ministre nationaliste du temps, à Québec, ne voit même pas de raison sérieuse, pour le Québec, d’exclure du traité les industries culturelles. Certains chefs nationalistes déplorent encore aujourd’hui que ce traité, selon eux, n’aille pas assez loin. Parmi eux il s’en trouve pour regretter ouvertement que nous n’utilisions pas encore votre devise. C’est un de ceux-là qu’il y a quelques mois, l’ancien ambassadeur américain, nommé par le président Bush, déclarait au moment de son départ, au terme de son mandat, être le politicien canadien le plus intéressant sur la scène fédérale. Lui, ce passionnant personnage de la scène fédérale, prend les dieux à témoin de ce qu’il est de tout cœur à gauche. Ce qui ne nous laisse le choix qu’entre deux explications possibles : ou bien le reste de son corps n’écoute pas son cœur, ou bien le Québec est la seule société de la planète où l’administration Bush aura ouvertement encouragé la Gauche.
Défenseur de la culture française, le Québec contemporain ? Peut-être bien. Mais duquel des deux pans dont l’affrontement, au cours des siècles, a fait sa vigueur ? Dans quel camp ? Celui de Voltaire ? Jamais de la vie. Celui de Joseph de Maistre !
Les deux mots les plus immédiatement associés au ridicule et à l’impuissance, sur toutes les tribunes, du parlement jusqu’au fond de presque toutes les salles de classes, sont « intellectuel » et « poète ». La défense du français, oh oui. Mais attention : comme prétexte. Comme autrefois la défense de la foi ─ hier une foi sans fraternité ni charité, aujourd’hui une langue qui ne parle de rien sinon d’elle-même : prétexte à un perpétuel chantage à la peur. Prétexte à tenir la population en otage.
La culture devait être au cœur de la Révolution amorcée en 60, la création d’un ministère des Affaires culturelles figurait au point 1 du programme libéral d’alors ! Dès la prise du pouvoir, ce point-là est immédiatement évacué ─ toutes les tentatives, par la suite, pour tant bien que mal rattraper le retard seront évacuées à leur tour. Aujourd’hui la capitale culturelle du Québec s’appelle… Las Vegas. Le Québec est une société où la vie de l’esprit n’a non seulement strictement aucune importance, mais où elle est même un objet de mépris, une société où n’importent que le sentiment de puissance et le cash, et où la pensée et la beauté sont considérés comme des obstacles au développement.
La Révolution de 1960 n’a pas permis de se défaire de ce qui jusque là minait la société, elle a permis de le rendre désormais inattaquable.
Le cœur de la révolution telle qu’elle devait avoir lieu a été écarté ─ de cette révolution, on a tout réalisé… sauf l’essentiel : son esprit. Elle a été détournée (hijackée) de ses fins. Comme, si vous voulez, celle de 1917 en Russie l’a été ─ mais en sens inverse, bien entendu. Dès 1963, l’un de se principaux penseurs, George-Émile Lapalme, claque irrémédiablement la porte de la vie publique. Il a été floué. Il le sait. Il a compris le message : ce qu’à son corps défendant il a permis de mettre en branle, c’est la Révolution du silence à perpétuité. Mais un silence qui parle français.
*
Voilà, c’est ça qu’a vu le petit mousse.
C’est ce que j’ai vu apparaître, à travers les fumeroles du fantôme qui surgissait : l’ampleur de l’époustouflant mensonge. C’est ça que l’on m’a enseigné : l’interdiction de parler de ce que je voyais, l’obligation de ne parler que de ce qu’on m’ordonnait de voir ─ quitte à le fantasmer si nécessaire. Des décennies durant : une société où le droit d’exister est réservé exclusivement à ceux qui disent oui. Oui sans poser de question. Mais bien entendu, « Oui sans question », puisque l’on a dès l’enfance été privé d’apprendre ce que c’est que d’en poser de véritables. On n’a appris qu’à attendre que les réponses soient édictées.
Que pouvais-je faire ? Rien.
Rien, sinon… apprendre à réfléchir, au moins un peu, tout seul dans mon coin, de mon mieux, à des phénomènes dont tous autour de moi niaient même qu’ils puissent exister. Puis apprendre à dire, de mon mieux. J’allais vite me rendre compte que ces deux tâches, je ne pouvais commencer à apprendre à les remplir qu’à l’extérieur de ma société. Bien entendu.
Alors presque aussitôt terminées mes études d’acteur, je pars. Pour Paris.
*
C’est là, durant mes études, au fil de mes rencontres avec des artistes venus de partout dans le monde, que je prends conscience de ce que le rêve que mes parents m’ont laissé comme seul héritage n’est pas une lubie. Que nulle part peut-être dans le monde il n’a été réalisé entièrement, ce rêve. Mais qu’en tout cas les sociétés où il a été battu à aussi plate couture que dans la mienne portent un nom… un nom affreusement difficile à apprendre à prononcer en parlant de sa propre société. En tout cas, quand dans sa propre société vivent autant de gens chers à votre cœur qu’il s’en trouve de chers dans la mienne à mon cœur à moi. Et pourtant, il faudra bien un jour que j’apprenne à le prononcer, ce mot. Plus tard.
C’est aussi là, c’est surtout là, à Paris, grâce à Alain Knapp, un professeur exceptionnel, que je commence à comprendre la différence entre art et propagande. Et que, pour la première fois de ma vie, l’air pur s’engouffre dans mes poumons. C’est grâce à lui, que je peux commencer à écrire autre chose que le oui tonitruant qui dans ma société est seul mot à être exigé de moi.
Mais quelques années plus tard, toujours à Paris, puis à Limoges, où chaque année se tient le Festival de théâtre des francophonies, et plus tard encore lors de mes voyages en Afrique du Nord, en Amérique latine, je comprend aussi, hélas, et avec horreur, que ce qui a si bien réussi dans ma société n’en pas pour autant, hélas, présent que chez elle. Que le projet de métamorphoser la splendide langue française en objet de chantage à la peur, pour justifier tous les abus, se retrouve aussi, bien vigoureux, en d’autres régions du monde que celle où je suis né. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’insiste à l’époque, mais en vain, pour qu’à l’avenir les artistes de langue française cessent de ne parler français qu’entre eux.
Il y a deux langues françaises, voyez-vous : il y a celle qui ne parle que des menaces qui planent sur elle, et il y a celle qui parle du monde, de sa prodigieuse complexité, et des rêves, des espoirs, des combats qui le secouent sans trêve.
Il y a celle qui mène tout droit à se mettre à grelotter en rêvassant aux oniriques grandeurs passées, et il y a celle qui donne les clés d’accès au monde tel qu’il pourrait être si nous regardions autour de nous plutôt que de sans cesse regarder derrière.
C’est à la seconde, que va tout mon respect. C’est elle, qui m’a permis de ne pas mourir d’inanition. L’autre, tôt ou tard, finit par organiser les rassemblements dans les vélodromes d’hiver.
Profitant de la brève renommée que me valent quelques succès, j’insiste à cette époque pour qu’à l’avenir, les festivals internationaux francophones de la parole, du théâtre, se tiennent là où il est dans la nature même du français de se tenir : à la grandeur du monde, sous les yeux de tous. Pas à Limoges, pas entre nous : à Pékin, à New York, à Sao Paulo. Le silence qui répond à mes discours est malheureusement bien éloquent. Mais je n’ai pas le temps de m’attarder plus longtemps à ce combat-là ─ qui devra pourtant bien finir par être mené un jour : j’ai à découvrir ma parole à moi. J’ai à apprendre jusqu’où ce que je commence à être capable de nommer pourra bien me mener.
C’est pour cela qu’être devant vous ce soir, et parler publiquement, en français, à New York, de ce qu’il est impossible d’évoquer publiquement en français dans ma ville natale revêt à mes yeux une telle importance symbolique. Vous dire : si vous croyez que « sauver » le français peut se faire en marchant dans les pas du Québec moderne, allez un peu relire les textes de 1914 et demandez-vous lesquels, à l’aube du carnage, étaient les plus porteurs d’avenir : ceux de Jaurès, ou ceux de Maurras ?
Le force du français n’a jamais résidé dans sa capacité à se défendre ni à se venger, mais dans sa fertilité, dans la capacité qu’il offrait de nommer les objets qui composent le monde, et de le rêver, ce monde.
Demandez-vous ensuite comment il peut bien se faire que depuis quelques années la renommée de Céline semble connaître un tel regain…
Eh puis. Un autre événement, qui lui aussi aura participé à me sauver la vie. Que dis-je ? Qui m’aura ouvert la porte sur un pan immense de la vie.
En 1985, le Nation Institute organise dans cette ville le Dialogo de Todas las Americas, où se rencontrent des penseurs et des artistes venus de tout l’hémisphère. On m’y invite. Je suis le seul représentant de ma société : « Tout seul de ma gang », comme nous disons chez nous. Et, malgré l’épouvantable douleur qui s’exprime souvent lors du Dialogo, venant de tous les azimuts, sur tous les tons, je me retrouve jeté en plein ouragan. Sans plus rien à quoi me raccrocher. Mais cet ouragan-ci est le contraire, point pour point, du cyclone qui souffle sur ma société à moi depuis que la connais. Je pourrais vous parler des heures durant de toutes les fascinantes questions abordées. Mais je dois me contenter d’un seul événement.
Le Dialogo s’ouvre le jour même où prend effet le minage des ports du Nicaragua décrété par le président Reagan. Et dès ce premier jour, je me retrouve dans le même atelier qu’un homme de théâtre venu, justement, du Nicaragua. Rien que de lui, je pourrais vous parler des heures durant. À la fin de la journée, nous nous croisons. Il a l’air harassé, accablé par le coup qui frappe son pays, épuisé par les efforts qu’il déploie pour que les participants à cette grande rencontre prennent position publiquement, pour faire bouger les choses. Au moment où nous nous croisons, il est en train d’aller d’un participant à l’autre, serrant les mains, se présentant, demandant les noms, les pays. Il arrive devant moi, me tend la main, je me nomme, je dis « Québec » et… il s’arrête net. Il me dévisage. Il hésite. Il est très clair qu’il veut me dire quelque chose, mais que ce n’est pas le moment. Il m’invite à le retrouver au bar, dans… je ne sais pas… une demi-heure, peut-être ? Quand nous nous retrouvons, il attend un long moment, cherchant ses mots. Puis il me fixe des yeux, et me lance : « Je suis allé chez vous, déjà. Il y a peu de temps de cela. Et quelque chose de très fort m’a frappé. Je voulais… vous poser une question que je n’ai pas osé formuler à haute voix, durant mon séjour. J’ai observé les gens, là où j’allais. Et je me suis demandé… de quoi est-ce que vous avez donc si peur, tous, tout le temps ? »
Deux ou trois jours plus tard, j’assiste à une assemblée à laquelle se retrouvent presque tous les participants du Dialogo. À cause de la question de cet homme-là, je fais une chose… insensée… inouïe ! Je ne compte pas au nombre des orateurs officiels, je suis dans la salle, tout simplement. Et même… tout au fond de cette salle. Quand les orateurs principaux ont terminé, l’animateur de la discussion demande si dans l’assistance quelqu’un ne voudrait pas à son tour prendre la parole. Et je lève une main… tremblante. Je sors quelques feuillets de ma poche, que j’ai noircies au cours de mes deux nuits d’insomnie précédentes, depuis ma discussion avec un homme de théâtre de Tegucigalpa. Je dis « Je voudrais lire quelque chose, avec votre permission. Quelques pages. » Quelques personnes, curieuses, se retournent dans ma direction pour voir à qui appartient cette voix, dans leur dos. Je dis : « Je suis du Québec » et aussitôt presque tous ceux et toutes celles qui viennent de se tourner vers moi reprennent leur position antérieure : « Le Québec… » Lorsque je termine ma lecture, presque tout le monde, dans la salle, me regarde.
Par sa question, cet homme, deux jours plus tôt, m’a fait comprendre une chose toute simple, mais impitoyable. Que je n’ai pas le droit de rester silencieux. Ni celui de n’écouter que la peur dans laquelle j’ai grandi.
Ce soir, je reviens sur les lieux du crime… vingt ans plus tard.
*
Il m’aura fallu plus de vingt ans, à m’en arracher les yeux et à en faire bouillir tous les neurones de mon pauvre cerveau, à me demander de quoi parlait ma société à moi, et ce que c’était, au fond, qu’une société qui parle, et encore comment parler quand on est en complet désaccord avec le consensus régnant dans sa propre société, pour que soudain je me retrouve devant vous, et que ─ à moins de vingt-quatre heures d’intervalle ─, je puisse enfin, après ces vingt années d’études acharnées, répondre à deux mondes coup sur coup ─ sans parler du mien.
Demain midi, je rencontre le Comité éditorial de la revue The Nation.
« Vingt ans plus tard… » et « Ce soir… et demain »…
Et je dirai merci. Merci pour la peste. Il vaut mieux être un pestiféré qu’un fantôme.
Je reviens ce soir dire en français : la culture française n’a pas le droit de devenir synonyme de la peur de l’autre. Ce qui n’est déjà plus possible depuis si longtemps au Québec, ne faites pas en sorte que cela devienne impossible en français. Si nous devons parler français, faisons-le ici, à New York, ici à Pékin, ici à Rio. Peut-être que comme ça nous arriverons enfin à parler entre nous d’autre chose que du fait que nous parlons français.
Je viens dire demain au Nation : parlez plus fort, s’il vous plait. Hurlez ! je vous en supplie ! De l’extérieur, nous ne vous entendons pas ─ et nous avons besoin de votre voix. Sinon, les USA n’en ont qu’une ─ à laquelle nous ne pouvons que nous opposer. Comment dialoguer avec vous si nous ne vous entendons pas ? S’il y a le moindre espoir de sortir un jour du cauchemar dont les journaux tiennent la chronique, ce ne peut être que celui du dialogue entre les individus, d’une société à l’autre. J’en suis la preuve… vivante.
Je reviens, ce soir et demain, prendre à New York un bouffée d’air, avant de retourner étouffer dans ma propre société.
Depuis vingt ans, j’encourage de toutes mes forces à partir un aussi grand nombre que possible de mes cadets. Je les pousse à aller voir le monde. À apprendre à le goûter au risque de l’aimer tellement qu’ils n’auront plus jamais l’envie de revenir là où ils sont nés et ont grandi.
Mais moi, je ne partirai pas. Il faut que l’un d’entre nous, au moins, demeure. Autrement, les traces de ceux qui sont partis seront, encore une fois, effacées à mesure.
Je n’aiderai sans doute pas beaucoup, en restant. Mais j’aurai fait mon devoir.
*
Je vous ai demandé la permission de me présenter à vous, je me présente :
Vous avez devant vous un exilé en vacances ─ pour trois jours. Un exilé intérieur. Qui vient vous remercier de l’accueillir un instant au dehors, lui permettant ainsi de se ramasser, de faire le point à nouveau, puis de retourner travailler. Au milieu des âmes qui meurent. De l’espoir qui s’éteint. Des rêves qui pourrissent sur pied. Dans l’indifférence intégrale. Mais en français. Alors… youpi !
(Janvier-février 2007)