Durant l’été 1998, et tout particulièrement en juillet, se tient à Ottawa une série d’événements publics commémorant la proclamation de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme par les Nations Unies, en 1948.
Au fil des jours, nombre de personnalités prennent la parole.
Pour n’en nommer que quelques-unes à avoir été particulièrement mémorables : John Polanyi, Taslima Nasreen…
… et le juge Richard J. Goldstone, d’Afrique du Sud, qui livre un témoignage bouleversant sur les auditions de la Commission de la vérité et de la réconciliation qui s’est penchée dans son pays sur les effets de l’apartheid.
Pour ma part, je suis invité à intervenir, avec plusieurs autres, lors de la soirée de clôture, le 25 juillet. Et je lis le texte que voici.
***
Cinquantenaire
de la
Déclaration Universelle
des Droits de l’Homme
Ottawa – 1998
« Tous les Hommes naissent égaux en dignité et en droits. »
Tous.
Cette phrase est sans doute l’une des plus nobles qui se puissent articuler. Ce principe, l’un des plus émouvants, des plus extraordinairement lumineux et charnels qui se puissent concevoir.
« Tous les Hommes naissent égaux en dignité et en droits. » Tous.
Je la répète cinq fois, trente fois et, chaque fois, l’écho qu’elle éveille vient d’une autre région de la conscience, de la mémoire, de l’imagination. De l’espoir. C’est une phrase inépuisable. Elle énonce une vérité, toute simple, que chacun ─ et combien s’en privent ? ─ peut bafouer comme bon lui semble…
Elle veut tant dire que peut-être bien qu’après tout elle ne veut rien dire de plus qu’une immense carte de vœux de prompt rétablissement, par pure politesse, envoyée à un moribond. Peut-être. Mais.
« Tous les Hommes naissent égaux en dignité et en droits. » Tous.
Je vois, je vois des nomades et des citadins, des prolétaires et des éleveurs de bétail, des laboureurs et des fonctionnaires, des gens des plaines et des savants, des montagnards et des prêtres, des mineurs, des soldats et un enfant, un seul, debout sur une plage et qui lance des cailloux dans un lac. Tous, ils dansent, ils courent, ils lisent ou ils sculptent, ils fument la pipe, ils labourent ou ils chantent, ils se chamaillent ou s’engueulent, ils rient, ils mangent ou, le cœur arraché, se jettent, tête première, contre la terre fraîchement remuée de la tombe d’un être cher.
Même seul dans ma bibliothèque, je murmure « Tous les hommes naissent égaux en dignité et en droits » et si je reste, bien sûr, comme toujours, seul avec l’idée de ma propre mort, avec ma folie et mes infirmités de tous ordres, même si je reste toujours aussi essentiellement seul, je le suis pourtant moins. Et le monde n’est plus le même.
« Tous les Hommes naissent égaux en dignité et en droits. » Tous.
Et j’espère, que, la prononçant, d’autres hommes, d’autres femmes, d’autres enfants, sur cette pauvre planète se sentent, eux aussi, moins seuls au sein de cette implacable solitude que c’est, être un Homme.
Deux, trois, cinq, six millénaires de civilisation. Ur, Alexandrie, les temples dans la forêt du Cambodge, Troie, Athènes, Rome, la Cité des Incas, la Grande Muraille, Paris, la Cité Interdite et Samarkand. La pierre, le feu, le bronze, le fer, la roue, la rame, le vent et la vapeur, l’électricité, les ondes hertziennes, le radar et l’atome. L’Homme a appris à voler dans les airs un demi-siècle AVANT que les élites du monde n’acceptent de reconnaitre que la phrase « Tous les Hommes naissent égaux en dignité et en droits » ─ tous ─ valait d’être reconnue comme objet universel de méditation. Et de méditation seulement, puisqu’elle n’a pas force de loi.
Nous sommes réunis pour célébrer.
Et il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’il y a bel et bien lieu de célébrer. Cette victoire a été longue, longue, longue à venir, elle est mince, elle est aussi légère que le souffle, mais elle est une victoire. Tout cela. Et rien que cela.
Je me demande.
Les philosophes du Siècle des Lumières se doutaient-ils de ce que cette petite phrase dont ils allaient rédiger la première version, elle était à peine moins difficile à admettre, en principe, qu’aller sur la Lune cueillir des cailloux et revenir sur Terre signer des autographes ?
Je me demande.
Pouvaient-ils concevoir, même dans leurs pires cauchemars, ces philosophes, qu’au moment-même où enfin… enfin… les riches, les puissants et les savants du monde allaient un jour accepter au moins de ne pas la rejeter, cette phrase, une autre phrase commencerait à fleurir sur des lèvres qui sourient, hautaines : « Oh, oui, bien sûr, oui, c’est joli. Oui, bien entendu. Mais la modernité, bon, tu sais. C’est une chimère. Il faut aller bien au-delà. Il faut devenir adulte et cesser de rêver. La modernité. Tu me fais bien rire. Grand enfant, va. »
Oh non. Non.
« Tous les Hommes naissent égaux en dignité et en droits. » Tous.
Pourquoi est-ce que cette phrase m’émeut tellement ? Et qu’elle éclaire en moi des régions où il n’y a que par le recours à elle que j’ai accès ?
Voici pourquoi : parce qu’il n’y a pas seulement ce qu’elle porte qui parle, il y a aussi le fond devant lequel elle se découpe.
Quel est-il, ce fond ?
L’enfant lève les bras. Quoi de plus banal ? Sauf qu’il les lève à Varsovie, qu’il a une étoile jaune cousue à sa veste, et des fusils pointés sur lui.
L’enfant court. Quoi de plus normal ? Sauf qu’il fuit les adultes qui le poursuivent, des machettes à la main.
La fillette court. Quoi de plus joli ? Sauf qu’elle cherche un abri qui n’existe pas, où se cacher des bombes qui tombent déjà du ciel et qui, dans un tout petit instant, vont engloutir son village sous un déluge de flammes.
La jeune femme, à bout de souffle, court dans un pré. Elle va rejoindre son amoureux, sans doute, enfin revenu au village ? Non, elle fuit les envoyés du Seigneur sur les terres de qui elle a trouvé bon de naître, le Seigneur qui dans quelques heures se sera prévalu de son droit de cuissage.
L’écrivain est protégé par la police sans répit depuis des années et des années, il change sans cesse de domicile et passera le restant de ses jours à se terrer, dans un pays étranger, pour avoir osé écrire un livre qui plaisantait avec les anges.
La femme pleure son homme, qui vient de mourir. Oui. Mais elle pleure aussi parce que la dépouille de son homme a été rejetée hors des murs de la ville. L’homme avait refusé de cesser de lire les livres interdits.
L’homme reçoit la bastonnade pour ne s’être pas décoiffé au passage d’un noble ou d’un prélat.
Le savant passe en jugement et risque d’être brûlé vif. Pourquoi cela ? Pour avoir aidé à la fabrication d’engins de mort ? Oh non, pour avoir affirmé que la Terre est ronde, et qu’elle tourne.
Des villages entiers, des pays entiers, fuient dans la forêt les marchands d’esclaves qui les cherchent.
Des policiers, poursuivant des malfaiteurs, se prennent les pieds dans leurs lacets et le coup part tout seul. Trois fois sur quatre, le hasard veut que la balle frappe quelqu’un dont la peau n’a pas la couleur de celle du policier et de ses maîtres.
L’autobus passe, s’arrête mais le tiers seulement des gens qui l’attendaient montent. Pourquoi ? Parce que les autres doivent atteindre le prochain, ils ne sont pas de la bonne couleur.
Dans le village, sous la lune à peine voilée, des hommes, des femmes et des enfants hurlent. Ils sont moins en moins nombreux à hurler, de minute à minute, à mesure que les égorgeurs progressent dans leur besogne. Dieu a soif.
Toute l’école attend, rangée, debout dans la chaleur cuisante, au pied de l’estrade. Un à un, les enfants s’avancent, grimpent les marches, s’agenouillent devant le gros fauteuil de l’homme, tout en violet, et baisent la bague à son doigt. Dieu a faim.
Un homme politique s’écrie : « L’éducation, c’est comme l’alcool, il y a du monde qui ne supportent pas ça. »
Un régime prescrit que les individus qui portent des lunettes sont suspects d’avoir lu.
La foule de jeunes gens en colère défile en hurlant : « À bas la Communisme, à mort les Juifs ». Dans un hôtel, tout près de là, le médecin qui avait compté, ce soir, collecter des fonds pour acheter des médicaments, et qui en est empêché par cette foule, pense aux mille femmes et enfants d’une autre ville, au loin, bombardée, qui vont mourir sans qu’il ait pu les aider.
Le médecin pratique une incision dans la cuisse de la femme, et y introduit des éclats de bois. Sur le sujet précédent, c’était un peu de limaille de fer. Comme il sera intéressant d’observer les progrès de l’infection.
Des hommes et des femmes réputés sains d’esprits et civilisés conçoivent une bombe qui tue les humains à petit feu, dans d’atroces souffrances, mais sans abîmer les usines.
« Tous les Hommes naissent égaux en dignité et en droits. »
Tous.
*
Nous sommes réunis pour célébrer, et il y a lieu de célébrer. Sans doute. Mais je crois que la célébration est d’autant plus profonde qu’elle ne masque rien.
Des hommes et femmes ont rédigé ce texte, que nous célébrons. Et je leur rends hommage, un hommage plus profond que mes mots ne peuvent l’exprimer. Ils nous ont fait, à tous, un don d’une incomparable beauté.
Je les remercie en tant que femmes, en tant qu’hommes. Et non en tant que citoyens de ce pays-ci ou de celui-là.
Je suis bouleversé à l’idée que des femmes et des hommes, en 1789, en 1948, au sortir d’épouvantables catastrophes humaines, se soient penchés sur l’horreur, l’aie regardée dans les yeux et soient revenus de ce tête-à-tête avec cette phrase :
Mes amis, je crois que, sous l’horreur, il y a cette vérité : les Hommes ne savent pas qu’ils sont frères.
Et, ne le sachant pas, ils deviennent, les uns pour les autres, la peste et le choléra.
*
Pour que la première Déclaration voie le jour, il a fallu les siècles de tyrannie de ce que nous appelons aujourd’hui joliment l’Ancien Régime français. Pensez à ce qu’a coûté de sang et de souffrance humaine chacun des bosquets de Versailles.
Pour que la seconde Déclaration, elle, voie le jour, il a fallu la Deuxième Guerre Mondiale. Et ses trente-huit millions de morts. Cette guerre aurait pu être évitée. À la fin de la Première, quand se fonda la Société des Nations, on discuta longuement l’un des articles de sa Convention, l’article 10. S’il avait été adopté, tous les signataires auraient été tenus de se porter à l’aide d’un pays attaqué. Il est probable que les forces de l’Axe n’auraient pas osé passer à l’action. Il est aussi probable que la Société des Nations n’aurait pas connu le sort lugubre qui a été le sien. Et que, peut-être, il aurait fallu un tout petit peu moins de temps ─ et de souffrance ─, pour que les Droits de l’Homme soient reconnus. En principe.
Mais l’article 10 fut battu. Par une voix. Celle de mon pays.
Et ce pays est aussi celui qui se trouve tout au bas, sur la liste de ceux qui, par ordre d’importance en nombre, ont accueilli des réfugiés fuyant l’Europe avant la Deuxième Guerre et pendant. Aucun Juif, c’était encore trop ─ voyez-vous.
Je voulais simplement vous dire ceci. La Chartre des Droits et les Casques Bleus n’effacent rien. Aucune dette, aucun manquement, aucun détournement prude du regard, aucune raison d’État. Ils n’effacent rien. Ils sont notre devoir. Notre devoir d’Hommes. Et nous devons refuser solennellement de les voir servir de contrepoint comptables à l’horreur : quatre ignominies moins deux élans du cœur ne donnent pas « une situation somme toute acceptable ».
*
Pardonnez-moi, je suis un malappris. On me dit qu’il faut fêter. Je le reconnais. Et je le voudrais. Mais c’est plus fort que moi. Il monte un cri de mes entrailles. Un hurlement de terreur. Devant ce que nous sommes.
Célébrer ? Mais célébrer quoi ? Ce qu’il n’aurait même jamais fallut ressentir le besoin d’écrire ?
Je vous propose plutôt un tout petit moment à la mémoire de ceux et de celles, innombrables, dont les souffrances, les angoisse, la torture, l’ignorance entretenue, le mépris dont ils ont été les objets, les sévices, les flagellations, les bastonnades, les écartèlements et les bûchers, les gifles et les crachats, les injures, le travail en usine dans des conditions infectes, les précipitations en bas des hélicoptères dans l’océan, les kidnappings et les vies passées à se faufiler entre les coups de bâtons et les grenades lacrymogènes, qui leur ont été réservés par leurs semblables, ont rendu nécessaire la rédaction de ce texte.
Excusez-moi. J’ai honte.
J’ai honte qu’après Auschwitz, après Hiroshima, après My Lai, après Sabrah et Chatila, après les pyramides de crânes de la jungle cambodgienne, après le Rwanda, les Gardes rouges et la Loubianka, nous en soyons encore, comme les Encyclopédistes, à compter les points.
Je suis injuste, je sais bien. Et je ne vois que le mauvais côté des choses, oh sans doute. Mais.
Voyez-vous, je pense à un homme, un homme entre des millions d’autres. Qui s’est battu pour un peu de lumière. Il est dans son cabinet de travail, quelque part, à cheval sur la frontière entre la Suisse et la France. Et il écrit un texte. Il vient d’enlever sa grosse perruque. Et il écrit. Pour dénoncer la condamnation d’un homme appelé Calas. Un homme condamné au supplice de la roue, parce que les autorités politiques ont besoin d’un scandale religieux et que cette victime-là fera très bien l’affaire. Voltaire se révolte. Le plaisant courtisan, le brillant causeur, change de ton et part en guerre. Il ne parviendra pas à sauver Calas lui-même. Mais il alertera l’Europe qui a un cœur. Et sauvera au moins les proches de Calas.
Je me demande. Malgré la remarquable réussite des manœuvres de Voltaire, là, sur la place publique de Toulouse, quand le bourreau rompt les articulations de Jean Calas à coups de barre de fer… y a-t-il lieu de célébrer ?
*
Permettez-moi de conclure avec un tout petit extrait d’un texte d’un homme dont l’œuvre m’a aidé, sans doute plus que toute autre, à comprendre ce que cela peut signifier : « être un Homme ». Albert Camus.
─ Je sais ce que tu penses. Que d’histoires pour la mort d’une femme! Non, ce n’est pas cela. Je crois me souvenir, il est vrai, qu’il y a quelques jours, une femme que j’aimais est morte. Mais qu’est‑ce que l’amour ? Peu de chose. Cette mort n’est rien, je te le jure; elle est seulement le signe d’une vérité qui me rend la lune nécessaire. C’est une vérité toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter.
─ Et qu’est‑ce donc que cette vérité, Caïus ?
─ Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.
(1998)