LÈS ZAVENTURES DE TAINTAIN Ô PÉGUY DÉ ZAVAUKA
ou
ZUT DE ZUT DE TRIPLE ZUT !
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À la fin de janvier (de cette année) un ami éditeur m’envoie le manuscrit d’un roman à paraitre bientôt en anglais, et me demande : « Ça te tenterait-tu de le traduire ? »
Comme j’adore travailler avec lui, qu’il a un discernement très sûr, et que par là-dessus faire de la traduction, de romans, de nouvelles ou de théâtre, est pour moi un pur plaisir, je plonge illico dans la lecture.
Au bout de dix pages, j’ai sur la face un sourire en soleil et les yeux qui brillent : le roman est super ! Et puis, ce qui ne gâche rien, bien au contraire, le traduire constituerait un magnifique défi – j’ai déjà la cervelle qui tourne à fond pour chercher les chemins par lesquels passer pour rendre « ça ».
Je lui réponds donc : « Yé ! Je commence tout de suite, si tu veux ! Comme il faudra absolument que j’aie terminé pour le début de mon contrat à l’Uqam, le 1er juin, en commençant sur le champ… voyons voir… 400 pages au total… février-mars-avril, trois mois… 130 pages par mois… quatre pages et quelque par jour en moyenne… premier jet remis à la fin d’avril, on corrige en mai… Oui, m’sieur… c’est jouable ! Je me lance ?! » Je suis fou comme un balai.
Lui, me répond : « Woolà ! Désolé, mais n’est pas pour tout de suite – ce serait pour publication en 2019, et le contrat avec la maison d’édition en version originale n’est même pas encore signé. »
Zut – me fais-je et lui dis-je. Si ce n’est pas tout de suite, ce sera trop tard : après, je vais être à l’Uqam durant deux ans, il ne m’attendra sûrement pas tout ce temps, et je le comprends. Quel dommage. Et je fais mon deuil.
Dommage, vraiment – ç’aurait pu être une bien belle aventure.
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Presque deux mois après cet échange, le 21 mars, l’ami éditeur me réécrit : « C’est réglé avec l’éditeur en v.o. ! Es-tu toujours partant ?! »
Oups. Cette fois, quand bien même mon enthousiasme se rallume, intact, en un clin d’œil, je prends deux-trois jours pour bien y penser – parce que je ne veux pas risquer de mettre ni l’éditeur ni moi dans l’eau bouillante en faisant une promesse que je me rendrais compte plus tard ne pas pouvoir tenir.
Alors, nous disons donc… qu’il me reste avril-mai de libre avant le début de l’Uqam. Que si j’accepte, il faudrait donc faire le boulot en deux mois ? C’est-à-dire pondre à raison de presque 7 pages par jour, 7 jours par semaine, pendant deux mois ? Non, impossible : j’arriverais à l’Uqam sur les genoux.
Sauf que… je pourrais… voyons voir… Si je fais le pari qu’à l’Uqam les mois avant la rentrée d’automne ne seront pas trop chargés, on pourrait dire : avril-mai à 5 pages par jour – il y aurait donc 300 pages de faites au 1er juin. Ensuite, si je prenais juin-juillet pour les 100 restantes… ça me ferait 2 pages par jour… et nous pourrions faire les corrections tout doucement, au fil des mois suivants. Hummmm ?
Oui ! Je tente le coup ! C’est risqué, mais j’y vais – j’ai trop envie ! Je réponds donc « Oui ! »
Le copain éditeur me répond sur le champ, et sur un ton tout aussi enthousiaste.
Je préviens aussitôt mon agent, pour qu’elle ne soit pas étonnée quand – très bientôt, j’en suis certain – les représentants de la maison d’édition vont l’appeler pour le contrat.
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À partir de là, je suis convaincu que ce ne sera qu’une question de jours avant que tout soit réglé et que je puisse me lancer. Alors en attendant, je règle un maximum de questions de tous ordres, dans ma vie, pour avoir l’esprit et tout mon temps disponibles quand il me faudra m’élancer, et je prépare le matériel : mise en page à mon goût de l’original, préparation des fichiers, relecture de passages particulièrement « crunchy », mais sans leur chercher de solution, tout en détente – comme ça, quand le OK viendra, je serai prêt à démarrer sur les chapeaux de roue… mais ! je ne « travaille » pas ! Ces dernières années, cette règle est devenue absolue, chez moi : pas une ligne d’écrite sans contrat. Pourquoi ? Je n’ai pourtant pas toujours été aussi pointilleux.
Pourquoi ?! Eh bien parce qu’il y en a justement tellement eu, de projets « absolument sûrs et certains » sur lesquels j’ai travaillé à tous les coups des mois de temps, dans ma vie, et qui ont fini par écrapoutir sans que j’aie eu de contrat, sur lesquels j’ai donc bûché un temps fou mais en définitive en pure perte, qu’à un moment donné j’ai bien dû décider que ça suffisait ! C’est formidable, les promesses de mers et mondes, mais essayez donc de les refiler à votre proprio, le 1er du mois, pour payer le loyer, quand du jour au lendemain le ou la responsable du projet qui vous occupe depuis des semaines ou des mois vous rappelle pour vous annoncer que… « Sais-tu, finalement, j’ai changé d’idée… sais-tu… non, le projet ne se fera pas »… ou quand il se met, le projet, à devenir tellement compliqué que la tête vous en chauffe à vous en faire frôler la dépression, parce que, finissez-vous par comprendre, la personne responsable n’a aucune espèce de sacrament d’idée de ce qu’elle veut – ou qu’après avoir tout essayé dans tous les sens imaginables, ce qu’elle vous demande se révèle parfaitement infaisable.
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J’ai calculé, l’an dernier, que, croyez-moi-croyez-moi-pas, entre le tiers et la moitié – sans doute bien plus près de la moitié que du tiers – de ma vie professionnelle s’est passée à faire du bénévolat ou à travailler comme un dingue pour des cachets ridicules.
Un tiers ou la moitié de 45 années, donc – faites le calcul ! Ça commence à bien faire !
Ergo ? Je serai fin prêt à travailler à fond la caisse sur la traduction aussitôt que le OK arrivera. Mais pas avant.
La tank est pleine, le moteur tourne à fond – il ne reste plus qu’à enlever le break.
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Une semaine passe. Vroum vroum, j’attends.
Je me dis que l’appel de mon agent ne va certainement pas tarder à venir.
Deux semaines passent. Le moteur chauffe tellement que je commence à avoir de la sueur qui me pisse sur le front.
Et je commence aussi à trouver que ça prend du temps en chien… du temps que c’est moi qui vais bientôt devoir rattraper. Mais je prends quand même mon gaz égal.
Trois semaines de passées !
Je n’y tiens plus – j’écris un petit mot à mon agent, en tentant d’avoir l’air le plus cool possible : « Qu’est-ce qui se passe ?! »
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Elle me répond : « Euuuh ? Qui devait faire le premier pas, eux ou nous ? »
Les bras m’en tombent – parce que la réponse, c’est bien sûr « Eux », mais que sa réaction m’apprend que, justement, « Eux » n’ont pas encore bougé d’un poil ! Pendant trois précieuses semaines ! Trois semaines sur deux mois de jetées aux vidanges ! Je le lui écris, elle répond sur le champ : « Je vérifie ça et je te reviens. »
À peu près une demi-heure plus tard, quelqu’un de l’Agence me revient en effet, pour m’apprendre que la maison d’édition va commencer à parler avec nous… au cours « des prochaines semaines » – parce que les histoires légales avec l’auteur ne sont pas terminées !
La mâchoire m’en décroche : moi qui étais sûr que j’allais apprendre que notre négociation à nous achevait, et que ce n’était plus qu’une question d’heures avant que tout soit signé et que je puisse me lancer (et recevoir un chèque fort bienvenu)… je découvre qu’alors que les négos avec la partie anglaise doivent durer depuis février, elles n’ont toujours pas abouti !
Deux mois et demi, pour ne même pas avoir fini de négocier les droits sur une œuvre que je peux traduire en trois mois ! Sacrament ! Si les Britiches avaient dealé avec leur roi à cette vitesse-là, la Magna Carta ne serait pas encore signée ! C’est quand même pas un accord de Libre-Échange international, bâtard !
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Quoi qu’il en soit, j’ai désormais ma réponse.
Ce jour-là, j’étais déjà dans l’eau bouillante, côté temps, quand j’ai écrit à mon agent en début d’après-midi, et cinq heures n’a pas encore sonné que je sais que le projet, pour moi en tout cas, est foutu : si je dois attendre encore deux semaines pour la négo avec les anglos, plus une autre pour notre négo à nous, nous serons arrivés à la première semaine de mai, et cette fois je n’aurai définitivement plus le temps.
Alors je réécris à mon agent : c’est à moi que revient la tâche, rigotte s’il en est, de tirer la plug.
Je suis bleu de rage. Le projet est sur la table depuis le début de février – et en deux mois et demi, ils n’ont toujours pas trouvé le moyen de pouvoir commencer à négocier la traduction elle-même.
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Pourquoi est-ce que je vous raconte ça ?
Parce que, même si elles sont profondément déterminantes, il n’y a pas que les conditions idéologiques qui règnent dans la société qui influent sur ce qui se retrouve ou pas sur nos scènes, sur les tablettes des librairies, ou sur nos écrans et nos ondes.
Il n’y a pas non plus que la haine pour la culture, laquelle haine prend mille formes – l’une des plus frappantes étant bien entendu celle dont fait montre depuis plus d’un siècle la classe politique québécoise dans sa presque totalité, et que j’ai évoquée pratiquement à chaque ligne de ce blogue.
Il y a aussi…la bureaucratisation.
Les démarches de plus en plus compliquées, pratiquement à l’infini, pour négocier les droits, les conditions, les permissions, les paiements. Tout ou presque, dans les milieux culturels, est devenu compliqué, lent, lourd. À en être décourageant : vous n’avez pas encore écrit un traître mot que vous êtes déjà écœuré.
Les gestionnaires se multiplient, partout. Certains sont formidables, dynamiques, fervents – et je compte bien évidemment parmi eux les gens de l’Agence qui me représente, et qui sont, sans blague, vites et dynamiques comme l’éclair, et le copain éditeur.
Mais nombre d’autres ont tout l’air de se foutre carrément des conséquences de leur lenteur, du poids qu’ils et elles font peser sur les actions des autres.
Or, ce sont les seconds, pas les premiers, qui au total donnent le rythme.
J’ai vu leur influence augmenter partout, depuis vingt-cinq ans.
Dans les années 2000, il a fallu huit ans – huit ans ! – avant que ma pièce Bob soit enfin créée !
Je pourrais multiplier les exemples jusqu’à vous en faire dresser les cheveux sur le crâne.
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En 1992, le soir de la Première du film que Jean Beaudin a tiré de ma pièce Being at home with Claude, j’avais expliqué au public qu’avant – avant de toucher au cinéma « de l’intérieur » –, je m’étais bien souvent demandé pourquoi il n’y avait pas davantage de bons films québécois, mais qu’à présent que je savais comment ça marche, faire un film au Québec, ce qui m’étonnait c’était qu’il parvienne à s’en faire un seul.
Aujourd’hui, je dirais la même chose pour le théâtre et les romans.
Au milieu des années 80, on pouvait écrire une pièce à l’automne et la voir sur scène un an après, pile ! Je vous le jure ! C’est ce que j’ai connu au Quat’Sous avec Being et chez Duceppe avec Mr Deslauriers, pour ne donner que deux exemples. Aujourd’hui, à moins de créer sa propre compagnie, en encore !, oubliez ça ! Ce sera dans deux ans, ou dans trois… ou dans huit !
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Alors pourquoi est-ce que je vous raconte ça ?
Parce que, presque chaque fois que vous trouvez qu’une pièce, un roman ou un film est trop ceci ou pas assez cela, et que ça vous excède, il y a de fortes chances pour que vous ne soyez pas le moins du monde conscient d’une série déterminante de facteurs qui sont intervenus au cours de sa mise au monde : celle induite par l’omniprésente et toute-puissante bureaucratie.
Et de ces facteurs, personne ne parle. Jamais, ou presque.
Alors qu’ils continuent sans cesse de gagner en influence.
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Quoi qu’il en soit… dommage. Très.
Un autre beau projet qui tombe à l’eau.
Pour rien.
Juste parce que « C’est La Machine qui veut ça », et que ne sont certainement pas les artistes qui décident des conditions de leur travail, mais Elle.
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Allez, allez, dites un beau bonjour à La Machine.
Avant longtemps, la seule chose qui va se publier ça va être les contrats si longuement et si joliment peaufinés – les auteurs, eux, écœurés d’attendre ou de se faire parler uniquement de paramètres et de cahiers de charges techniques, vont tous être roulés en boules dans le fond de leurs garde-robes, à finir de gruger leurs bas.
PS : Voulez-vous savoir la meilleure ? Vous savez le poste de prof invité à l’université, dont j’ai appris à la fin de novembre que je l’avais décroché ? Eh bien cinq mois plus tard, j’attends toujours la lettre officielle qui confirmera la chose…
(16 avril 2018)