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J’ai fini !

 

Ça y est !

Ça m’a pris presque 40 ans, mais j’en suis venu à bout !

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Pendant près de 40 années, j’ai fouillé, pris des notes, fait des dizaines de croquis et de tentatives, lu, réfléchi, creusé, cherché comment exprimer le plus simplement possible, comment mettre en forme, en l’attrapant par quel bout, ce que cette société m’inspire…

… ce que me raconte, à moi, la haine qui s’y affiche tous les jours, sous de multiples formes, à l’égard des artistes, des intellectuels, et des leurs entreprises…

… ce que je comprends des discours qui y sont dominants…

… l’effet qu’ont sur moi les fables politiques qui occupent la presque totalité de l’espace public. Ces fables qui, j’en suis convaincu depuis longtemps, embrouillent profondément le rapport au monde de ceux et celles qui leur prêtent foi, parce qu’elles constituent autant de tentatives pour manipuler les esprits, pour orienter, canaliser, encadrer et s’il le faut empêcher la réflexion, plutôt que l’encourager et la nourrir.

*

Ça a été un boulot dingue.

Je suis parti d’un malaise qui a commencé à se saisir de moi alors que je n’avais même pas encore atteint la moitié de l’âge que j’ai aujourd’hui, et j’ai bûché.

Ce foutu malaise est revenu, et revenu, et revenu encore, me hanter à tous les âges de ma vie d’adulte.

Il m’a obligé à suspendre, à retarder ou à abandonner nombre de projets qui me tenaient à cœur.

Parce qu’il me fallait non seulement comprendre mais aussi parvenir ensuite, à quelque prix que ce soit, à exprimer ce qui me heurte autant dans cette société où je suis né, où j’ai vécu. Et où je côtoie, de près ou de loin, tellement de gens qui me sont chers.

Que je découvre enfin comment évoquer l’effroyable tristesse qu’elle m’inspire, cette société. Et la déchirure qu’elle m’impose de vivre entre ce que je sais et comprends d’elle, et les limites étroites qu’elle trace à ce que j’ai le droit d’énoncer à son sujet.

*

Pour m’approcher de mon but, j’ai dû étudier des centaines de livres, des montagnes d’articles de nombreuses époques.

J’ai dû comparer, soupeser, critiquer ce que des foules d’historiens ont dit des événements.

Tenter de me recréer en esprit les moments, les affrontements, les discours en présence, les fois, les espoirs et les révoltes.

Et j’y suis parvenu.

De mon mieux, en tout cas.

*

Ce que vous pourrez lire ici, c’est le résultat.

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Je vous offre le choix :

Le lire, lui, ce résultat.

Ou bien parcourir les morceaux qui tous ensemble composent la trame sous-jacente de ce casse-tête insensé et, de ce fait, se veulent d’une manière ou d’une autre éclairants à l’égard du texte final.

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Sur cette page-ci, vous trouverez le texte-synthèse de mon trajet.

Tandis qu’au sommaire de ma page intitulée Politique, vous trouverez sous les titres La grande Bataille et La grande Cause les différents textes qui jusqu’à présent composaient mes deux blogues politiques désormais réunis, auxquels je commence ici à ajouter le brouillon de mon essai inachevé des années 90, Les Cahiers du Hobbit, dont la mise en ligne continuera progressivement au fil des prochains mois — au gré de mes disponibilités. Tous ces textes, chacun à sa manière, constituent autant de gros-plans sur un aspect ou un autre du texte que voici.

 

Faites de tout ça ce que bon vous semble.

Ou n’en faites rien du tout.

Moi, j’ai fini.

 

RDD

28 avril 2018

Mises à jour le 12 février 2019 et le 6 septembre 2020

 

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L’Image complétée

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Je n’ai jamais rencontré face à face l’homme qui m’a prodigué l’un des enseignements les plus éclairants que j’aie reçus dans ma vie.

Il s’appelait Jean Cocteau.

Les quelques courtes phrases de lui que j’entendis soudain dans mes écouteurs ce jour-là de 1989 où je fouillais dans les archives sonores de la radio de Radio-Canada s’imprimèrent instantanément en moi.

Pas parce qu’elles venaient de m’apprendre quelque chose d’inédit ou d’étonnant, pas du tout – bien au contraire, même : ce qu’elles me permettaient, c’était d’enfin identifier une réalité qui m’était familière mais dont, jusque-là, j’avais été incapable de formuler une description satisfaisante, ce qui avait rendu quasi-impossibles une observation d’elle et de ses conséquences et, bien sûr, la réflexion à son sujet.

Il ne suffit pas d’avoir une idée !

Encore faut-il que cette idée nous ait. Nous occupe. Nous hante. Nous devienne insupportable et encombrante. Pour que nous l’expulsions. Et qu’elle se mette à vivre d’une existence qui lui soit propre.

Alors… il n’est pas rare qu’elle se retourne contre nous.

*

Ce que vous allez lire ici est la démonstration, la preuve tangible du bien-fondé de son affirmation – dans ma vie en tout cas.

Je vais tenter de résumer le plus rapidement possible le parcours d’une hantise qui à partir de l’âge de 25 ans s’est emparée de moi, a petit à petit gagné en profondeur et en ampleur, avant de, des années entières à la fois, mener la barque de ma vie plus qu’aucune autre pensée y est jamais parvenue – même pas celle de « réussir » quoi que ce soit – qu’il s’agisse de gagner assez d’argent pour payer mon loyer, ou le fantasme d’enfin prendre l’avion pour Stockholm afin d’y cueillir le Nobel qui m’attendrait là-bas à coup sûr… pour peu que je m’y mette sérieusement.

Non seulement je n’ai jamais souhaité étudier les sujets dont je traite ici, ils sont même aux antipodes de ce qui me parait précieux dans l’existence.

Moi, mon but, dans la vie, c’était d’écrire des histoires, de raconter des bouts de vies imaginaires empreintes de rêve, d’espoirs, d’aspirations. Et je me retrouvai contre mon gré à devoir plutôt plancher des décennies durant sur des monceaux et des tissus de mensonges, de lâchetés, de frénétiques power trips, parce que… parce que…

Parce qu’on ne peut pas inventer la vie dans une société où le discours public repose presque exclusivement sur le mensonge – voilà, pourquoi !

*

Le mensonge est partout, bien entendu. Je veux dire : aucune société ne peut prétendre en être totalement exempte. Celles qui prétendent l’être devraient même être examinées avec un soin tout particulier.

Le mensonge est partout et j’en suis tout à fait conscient. MAIS ! Il n’y a habituellement pas que lui. Sur la place publique, j’entends.

Ce n’est pas le fait que le mensonge soit présent qui est déterminant, mais son poids, la force de sa présence à lui en comparaison avec celui et celle de la vérité.

C’est en tout cas ce raisonnement-là qui a constitué l’hameçon auquel j’ai mordu au départ de ce voyage extravagant – de ce véritable détournement de vie que j’ai connu : je me dis alors que je devais, rien que pour moi, étudier ce que j’avais sous les yeux dans ma société et qui me troublait si profondément, tout simplement parce qu’on ne peut pas rêver à haute voix dans une société qui est un omniprésent délire imposé. Si je voulais pouvoir un jour poursuivre à fond la caisse mon vrai travail – celui dont j’avais envie –, je devais donc impérativement commencer par comprendre ce qui animait ces phénomènes qui me chicotaient tellement, afin de pouvoir, dans ma vie, tenter d’en désamorcer les effets.

Seulement voilà. On ne peut justement pas étudier un sujet de ce genre-là rien que pour soi. Et il y a deux raisons au moins pour qu’on ne le puisse pas.

D’abord parce que les images qui surgissent en cours de travail, pour les comprendre d’abord puis pour pouvoir les étoffer, il faut les formuler, leur faire passer l’épreuve de l’énonciation. Il faut pouvoir les déposer sur la table, sous d’autres yeux que les siens seuls. Presque chaque fois, d’ailleurs, le tenter conduit à un résultat étonnant : d’autres idées, d’autres images surgissent soudain, toutes prêtes à être dites mais dont, il y a un instant encore, on ne soupçonnait pourtant même pas la présence en coulisses.

Ensuite, parce que, comme l’a écrit Carl Jung…

… et cette phrase de lui en est une autre parmi les plus précieuses que j’aie croisées sur ma route :

Pour parvenir à la libération de la tyrannie des préconditionnements de l’inconscient, il faut deux choses : s’acquitter de ses responsabilités intellectuelles aussi bien que s’acquitter de ses responsabilités morales.

[Ma vie, p. 219]

De sa phrase, je compris ceci : pour éventuellement atteindre l’objectif vers lequel, dans la représentation que je m’en fais, tend toute vie humaine, et donc parvenir à accoucher de l’être potentiel que chacun de nous porte en lui ou en elle et qui cherche sa forme dans le monde, nous devons tâcher de comprendre – se comprendre soi-même autant que le monde qui nous entoure – ET agir ensuite de la manière qui, au plus profond de nous, nous parait la plus juste. Sans cachotteries. Quel qu’en soit le prix.

Cette phrase-là aussi, comme celle de Cocteau, me tomba dessus comme une tonne de briques. Parce qu’elle aussi venait éclairer un phénomène que je connaissais au plus profond de moi depuis déjà longtemps mais dont je n’étais là non plus jamais parvenu à me tracer un profil adéquat : la radicale nécessité d’agir au meilleur de sa connaissance.

Il ne suffit pas de comprendre. Ce que l’on a compris, on doit ensuite l’agir. Quel que soit le prix à payer.

Cette nécessité n’a rien à voir avec un quelconque culte du martyr, ni même avec un esprit de sacrifice, c’est tout simplement une exigence dynamique : nous sommes doubles – à la fois pensants et agissants. Une connaissance qui n’a pas été mise en action sous une forme ou sous une autre ne saurait donc donner sa pleine mesure dans notre vie.

*

Depuis près de 40 ans maintenant, j’ai donc été « possédé » périodiquement par une quête. Oh, elle était constamment présente mais, à certaines époques, elle sortait du coin d’ombre où un temps elle avait pu se replier, s’emparait à deux mains du crachoir, éclipsait du jour au lendemain tout autre sujet à tenter de se présenter à mon esprit, et détournait à son seul profit la quasi-totalité de mes énergies.

Ces résurgences n’étaient pas occasionnées uniquement, peut-être même pas « surtout », par l’énergie interne de la hantise elle-même, mais par la présence continuelle, sur la place publique, d’agissements et de discours qui la réveillaient, par des affirmations et des gestes qui venaient sans trêve me rappeler que le délire ambiant en réaction à quoi elle est apparue à l’origine avait toujours cours – et se portait à merveille. J’avais beau tout tenter pour éviter d’en croiser des signes, peine perdue : ils étaient à toutes fins utiles partout. Mon désir de parvenir à nommer en quoi ils me heurtaient et me désolaient était donc sans cesse renouvelé. Et, de réveil en réveil, les travaux auxquels m’obligeait ma quête me laissaient plus découragé au constat de la complexité effarante de la tâche que je me suis assignée.

*

Je savais, parce que plusieurs éléments, au fil du temps, me l’avaient confirmé, que cette tâche visait un but – la chose devenait même impossible à ignorer chaque fois qu’elle reprenait en moi le devant de la scène : elle était porteuse d’un objectif précis, concret mais encore innomé, et durant une bonne quinzaine d’années je cherchai à le déduire ou à le discerner, mais sans y parvenir.

Tout ce temps-là, je ne savais donc rien du but qu’elle visait et, par conséquent, ne connaissais vraiment d’elle que son point de départ : la certitude, confirmée et renouvelée presque chaque fois que je sortais de chez moi, allumais la radio ou la télé, ouvrais un journal, ou lors de pratiquement toutes les soirées auxquelles je participais, que cette société n’est pas ce qu’elle prétend être. Que l’identité qu’elle affiche et pavane est une fiction, un masque forgé de toutes pièces.

Mais, si tel était bien le cas, qu’y avait-il donc derrière le personnage collectif que tous endossent et brandissent pour chanter en pleurant Gens du pays ?

Mystère.

*

En ce qui avait trait au but qu’elle visait, cette quête, la première hypothèse que je pus écarter avec certitude fut, vers 1992, celle selon laquelle je devrais peut-être me lancer en politique active – merci à vous, Ô Vishnou et Fée Clochette de m’avoir épargné ce calvaire ! Peu importe ici comment j’en acquis la certitude, un beau jour la chose fut patente : non, ce n’était pas dans cette direction-là que me poussait le cœur de mon désir. Soulagement. Sans borne.

Plus tard, plusieurs autres possibilités purent à leur tour être successivement mises au rancart, jusqu’à ce qu’une évidence, mais aux tenants et aboutissants encore ténus et flous, prenne forme : ce que j’avais à faire, le point vers lequel semblaient converger toutes les constituantes de la quête qui s’imposait dans ma vie, semblait bien devoir être… un récit.

Si la chose allait se vérifier, mon but – que je l’aie choisi ou non, peu importait : il vivait en moi, j’en étais seul responsable et je devais en conséquence l’assumer jusqu’au bout – serait donc de raconter.

Mais raconter quoi ?

Et le raconter comment ?

Rien que parvenir à m’approcher, et encore, à peine, de pouvoir répondre à ces deux questions fut une tâche herculéenne – en regard de mes capacités, en tout cas. Cela exigea à la fois un investissement en temps et en énergies, une concentration intellectuelle et une souplesse dans l’argumentation avec moi-même dont jamais je ne me serais cru capable. Mais il faut croire que l’adage dit vrai, qui prétend que « nécessité fait loi ».

*

Le quoi commença à se dessiner – assez littéralement : une craie à la main – dans la deuxième moitié de la décennie 90. Avec le recul, je pense bien, en effet, que l’essentiel s’en profilait déjà très nettement dans les conférences que plusieurs années de suite, à cette époque, Thierry Hentsch…

… m’invita à prononcer à l’Uqam dans le cadre de ses cours de science politique – conférences dont on trouve de bons pans d’une des éditions sur le DVD d’accompagnement au documentaire un sur mille de Jean-Claude Coulbois.

Cette conférence – trois heures, sans notes – était structurée le plus simplement du monde. J’expliquais d’abord aux étudiants que j’allais me pencher sur un phénomène précis : la fréquence, et la redoutable efficacité, de l’utilisation qui est faite chez nous de l’épithète de « Christ d’intellectuel » (et aussi, accessoirement, de celle de « Câlice de poète ») lorsqu’on souhaite rendre irrecevables les propos d’un individu cherchant à énoncer une position communément réputée néfaste a priori.

Je traçais ensuite une longue ligne horizontale sur le tableau, et la marquais de trois points : tout à gauche « 1789 », en plein centre « 1900 », et à droite complètement « 1996 », « 98 », ou « 99 », selon l’année où nous étions…

… puis, je me lançais.

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Je visais simultanément deux objectifs.

D’abord, un officiel : celui de faire la démonstration de ce que le discours politique dominant qui a cours au Québec, quand bien même il prétend être « le nôtre » et être porteur de « ce que nous sommes » n’est pas ici, ce n’est même pas ici qu’il s’est d’abord développé – il constitue très nettement un article d’importation. Je faisais le plus rapidement possible l’historique des continuels échanges d’idées entre ses terres d’origine, la France, et le Québec, en partant des prémices de la Révolution de la fin du Siècle des Lumières et en remontant vers nous, de décennie en décennie, de dogme en slogan.

À en croire les témoignages que j’ai reçus, l’effet sur les auditeurs pouvait être passablement frappant. Plusieurs étudiants à y avoir assisté m’en ont reparlé au hasard de rencontres, même des années plus tard – jusqu’en mai 2017, soit après vingt ans, pour ce qui est de l’occurrence la plus récente.

Je m’efforçais bien sûr d’être le plus clair possible au profit de mon auditoire mais c’était le second objectif qui m’était vraiment essentiel, et celui-là ne concernait que moi. Il faisait partie intégrante de ma quête : tenter, live, au débotté, au fil des idées, la synthèse, dont je ressentais l’absolue nécessité, des formidables masses de concepts et d’informations que j’avais rencontrées depuis quelques années dans le cadre du travail sur mon énorme essai inachevé, Les cahiers du Hobbit. Je me servais donc de ces conférences comme d’un terrain de récapitulation à fond de train.

*

Deux traits qui se répétèrent lors de chacune d’elles devaient plus tard me revenir à l’esprit et retenir mon attention.

Le premier était un phénomène que j’étiquetai rapidement à mon propre usage du nom de « scène de la prune ».

À chacune des conférences, tandis que j’avançais dans mon propos, je remarquais qu’un des étudiants – généralement assis loin vers le fond de la salle, et souvent à proximité d’un des profs du département qui à l’évidence en voulait sérieusement à Thierry d’avoir eu le culot d’inviter en cette enceinte sacrée une bibitte telle que moi – se mettait à changer de couleur : au bout de vingt minutes à peu près, il (c’était chaque fois un gars) virait d’abord à la fraise, ensuite à la framboise, arrivait enfin à la cerise et, juste avant de faire explosion, atteignait un violet profond du plus bel effet.

L’explosion en question pouvait prendre l’une ou l’autre de deux formes : ou bien l’étudiant s’élançait en silence et au galop vers la porte qu’il franchissait brutalement à la vitesse de l’éclair, les lèvres serrées comme s’il partait vomir dans le couloir, ou bien, deux fois au moins, j’eus droit juste avant la galopade à une harangue essoufflée lancée d’une voix de fausset. Pour autant qu’il m’en souvienne, les deux fois l’entrée en matière fut la même : « On se demande bien pour qui vous travaillez ! » Le sous-entendu était on ne peut plus clair : pour dire des horreurs pareilles sur le compte de notre beau pays, je ne pouvais être qu’un suppôt de la GRC.

Un peu lassé, en prévision de la prochaine explosion je me souviens m’être à un moment donné préparé un petit laïus de réponse, dans lequel j’aurais expliqué que « Ah non, je ne travaille pas pour la GRC ! Vous n’y pensez pas ! Au prix que je coûte, ils n’ont absolument pas les moyens de m’engager. Et le Mossad non plus. En fait, pour pouvoir payer ce que je coûte, il a fallu que les services secrets de trois pays se mettent ensemble et raclent leurs fonds de tiroirs – je vous sais gré de m’offrir ici l’occasion de les remercier. L’Albanie, la Mongolie et le Lesotho. La chose étant tirée au clair, reprenons. » Mais malheureusement, je n’eus pas, pour autant que je me souvienne, l’occasion de le prononcer.

[Parenthèse : ceux qui visionneront la captation partielle de la conférence réalisée par Jean-Claude Coulbois en 97 remarqueront sans doute qu’on n’y trouve pourtant pas de trace apparente d’une explosion comme celles que je viens d’évoquer. Le jour où eut lieu le tournage, ce fut en effet la seule fois qu’il n’y en eut pas – et je suis aussi convaincu qu’on peut l’être que la présence de la caméra y fut pour quelque chose. Cette fois-là, seul un pâle équivalent de la scène de la prune se déroula, tout à la fin, lors des échanges informels avec quelques étudiants qui souhaitaient poursuivre un peu la discussion – lesquels échanges ont été captés par Jean-Claude. Écoutez bien l’étudiant, debout près du bureau, qui ricane, prêtez l’oreille aux accusations à peine voilées qu’il me lance, et ensuite imaginez-vous-le virer à moitié fou et se lancer dans les grandes largeurs, vous aurez une petite idée de ce à quoi j’avais affaire quand une caméra qui passait par là ne risquait pas d’enregistrer la scène pour la postérité.]

Le deuxième point commun, quant à lui, fut beaucoup plus difficile à remarquer, d’abord, puis à prendre en compte et à analyser.

Il consista en ceci : il me fallut déployer des efforts immenses, bander toute ma concentration avant chacune des conférences, puis au fil de son déroulement, pour parvenir éventuellement, sur mon graphique… à dépasser le début de la Première Guerre mondiale pour à me rendre jusqu’au déclenchement de la Deuxième et, plus tard encore, jusqu’à 1960. Aller jusque-là me prit tout mon petit change – et je ne réussis jamais à dépasser ce point.

Il m’aura fallu la bagatelle de 20 ans pour que, ces derniers jours, le sens de cette difficulté m’apparaisse enfin : lors de ces conférences, je commettais une double erreur fondamentale. En m’imaginant d’abord que, justement, je devais me rendre jusqu’à aujourd’hui dans ma récapitulation, comme si ç’avait été le présent qui s’était trouvé au cœur de mon exposé. Le déroulement, j’aurais plutôt dû le prendre à contresens chronologique, puisque la clé du récit que j’ai à faire n’est pas le présent, mais le passé. Ensuite, en croyant que je devais présenter l’ensemble du trajet, alors que le choix d’un seul moment, mais représentatif, s’il était rapidement mis en contexte, pouvait amplement suffire.

Je reviendrai plus loin sur le sujet – c’est l’objet même du texte que vous êtes en train de lire.

*

Dès la deuxième moitié des années 90, j’avais donc déjà en main tous les morceaux essentiels du récit que je devais faire – je veux dire : tous les points principaux de la narration vers laquelle me pousse ma satanée quête.

Et mes deux questions – le Quoi ? et le Comment ? – signifiaient désormais :

Dans le cas de la première… une frousse de tous les tonnerres de Zeus.

Et, dans celui de la deuxième : non plus quelle histoire raconter, mais en l’organisant sous quelle forme ?

Je vous redis ça.

Je n’avais au total que deux problèmes à résoudre. Mais chacun des deux était énorme.

Le premier : ce que je savais devoir raconter m’inspirait une chienne bleue.

Et le second : aussitôt que je me demandais par quel bout commencer mon histoire, un flot blanc uniforme et onctueux me remplissait le crâne comme si l’on venait d’y déverser d’un coup une pleine citerne de crème fraiche. Comment raconter ça, je n’en avais… aucune espèce de sapristi d’idée – la cervelle me barrait net rien qu’à évoquer le problème !

Il va sans dire que chacun des deux renforçait l’autre à fond la caisse.

*

Je vous dis quelques mots à leurs sujets.

La forme, d’abord.

Vouloir raconter quelque chose, c’est simple. Chez moi, en tout cas, des idées, il peut en venir quinze à l’heure. Ce n’est absolument pas de ce côté que réside la difficulté.

La difficulté, elle commence à se pointer le nez aussitôt que, ayant eu une idée, surgit le désir de la raconter. La véritable difficulté, c’est donc… raconter comment ?!

Je vous donne un exemple – tout simple, déjà écrit et que vous connaissez sans doute d’avance : Le petit chaperon rouge.

Vous avez envie de le raconter ? Bon, très bien. Mais… pour quoi ? Pas pourquoi : pour quoi ? Pas pour quelle raison, mais dans quel but ? Ce qui n’est pas du tout la même chose.

Le chaperon rouge, voulez-vous… vous en moquer ? Prouver à quelqu’un que vous en connaissez l’histoire par cœur ? Faire peur ? Faire une démonstration ? De quoi ? De ce que les enfants doivent écouter attentivement les mises en garde des grandes personnes ? De ce que s’habiller de manière trop voyante peut vous attirer de terribles ennuis ? De ce que les grands-mères, en laissant entrer des loups chez elles, mettent leur descendance en danger ? De ce qu’il faut toujours avoir un chasseur à long couteau sous la main lorsqu’on vient porter des tartines à mère-grand ?

Il coule de source que selon le but visé, votre manière de raconter risque fort de changer, peut-être même du tout au tout.

Si vous voulez simplement faire la démonstration de votre connaissance, vous vous lancerez sans doute à toute vitesse, déboulant les phrases et les paragraphes, faisant fi des punchs et des rebondissements, pour finir, tout essoufflé, par vous écrier « Et… ta-daaaaam ! La tête de la gentille vieille dame sortit, toute souriante, du ventre ouvert du vilain loup qui poussait son râle ultime ! » Si vous voulez plutôt critiquer la grand-mère, ou faire l’apologie du chasseur, il y a de bonnes chances pour que vous commenciez par la fin, question de bien mettre en place les piliers du récit en présentant d’entrée de jeu les protagonistes centraux de votre démonstration. Si c’est faire peur qui vous intéresse, vous adopterez une voix grave, parlerez lentement, en détachant bien les mots pour vous assurer que chaque image porte. Vous prendrez à tout bout de champ de longues pauses en secouant la tête de plus en plus énergiquement mais sans jamais expliquer pourquoi, histoire de faire mousser le suspense. Et sans doute vous échappera-t-il vers la fin des hurlements affreux évoquant l’agonie de la pauvre vieille bouffée vive et celle de son monstrueux bourreau poilu à longues dents et à long nez.

Bref… la forme, le rythme, la structure, entre autres, parlent au moins autant que les mots du récit. Et « Par où commencer ? » est sans doute la question la plus complexe et la plus capitale à résoudre avant de se lancer.

À présent, augmentons d’un cran le niveau de difficulté.

Imaginez que l’histoire que vous voulez raconter, vous ne la connaissiez même pas d’avance. Que vous ne sachiez d’elle rien d’autre que… que la couleur ou le timbre qu’elle devra avoir, disons. Ou bien encore, imaginez que vous ayez dès le départ une idée de sujet ou de thème, mais qu’aucun indice ne vous vienne au sujet de l’histoire elle-même. Où se passe-telle ? Qui en est l’acteur ou l’actrice ? À quelle époque vivent-ils ? Comment sont-ils ? Quel temps fait-il par chez eux ? Neige ? Pluie ? Ouragans ? Sécheresse ?

Vous voulez inventer une histoire… de loup-garou, tiens. Une histoire sur la violence aveugle qui ravage les vies. Mais laquelle, violence ? Quelle forme prend-elle ? La voyons-nous, elle, la violence, se déchainer ? Ou bien ne voyons-nous que les effets que son déchainement a déjà engendrés ? Lesquels ? Ceux sur les victimes ? Ceux sur les gens qui découvrent les corps atrocement mutilés ? Ou celle… que ressent la bête ? Et même là : celle qu’elle ressent… quand ? Avant ses forfaits ? Pendant ? Après les carnages ? Et puis cette douleur qu’elle ressent, la bête, comment avons-vous accès à elle ? C’est elle, la bête, qui la raconte ? À qui ? Pourquoi ?

Un homme découvre un cadavre déchiré de bout en bout, mordu, griffé, bouffé par endroits. Or, plutôt que d’être horrifié comme on pourrait s’attendre à ce qu’il le soit, il est immédiatement saisi par une terrible colère. Pourquoi donc ? Parce qu’il a instantanément reconnu les blessures : il est lui-même un loup-garou, il en a déjà infligé de semblables des centaines de fois, mais il y a cinq cents ans maintenant qu’il lutte avec succès contre sa propre nature – et il est furieux qu’un de ses congénères, au lieu de l’imiter et de se retenir, se « laisse aller » à suivre ce qu’il y a de pire en lui.

Ou bien un homme, dans une belle maison tranquille et cossue, raconte à un enfant une histoire épouvantable : comment les loups-garous se sentent quand ils ont faim, qu’ils ne peuvent plus se retenir, et qu’ils passent à l’attaque. L’enfant est ravi : c’est formidable, les histoires de peur, il raffole de ça ! Il en trépigne. Jusqu’à ce que l’homme saute sur lui.

Dans les deux cas, les « morceaux » sont presque les mêmes. Alors si tout ce que vous avez, c’est la certitude que c’est d’un loup-garou qu’il va s’agir… comment diable vous y prendre pour décider de laquelle des deux histoires il s’agira ? (Sans même parler des soixante-treize autres qui risquent en cours de route de venir vous faire des grimaces par la fenêtre.)

C’est tout simple.

En racontant la première version qui vous vient. Celle qui s’impose, un soir, dans un party, alors que vous ne vous y attendiez même pas. Vous la racontez. Et encore trois jours plus tard dans un café. Et puis lors d’un souper. Et encore. Et encore. À chaque occasion qui se présente. En en changeant tout ce qu’il faut, chaque fois, pour qu’elle en vienne enfin, éventuellement, à faire écho, à chaque mot, au désir, en vous, que vous sentez chercher sa forme.

Comment savoir alors que la version à laquelle vous aurez abouti un jour est bel et bien « la bonne » ?

Là aussi, c’est tout simple : LA fois où vous allez avoir trouvé l’histoire exacte qui cherchait à sortir de vous… sa sortie s’accompagnera d’un sentiment incomparable, le sentiment que ce n’est plus vous qui la racontez mais elle qui se sert de vous, et qui fera qu’ensuite vous n’aurez plus jamais envie de la reprendre. Ce sera fini, elle aura été dite une fois pour toutes. Elle sera sortie de vous.

En attendant… vous recommencez.

Et encore. Et encore.

Jusqu’au jour où, racontant pour la quatre-vingt-huitième fois peut-être le récit du monsieur et de l’enfant, soudain une connexion s’établisse dans votre esprit, que vous saute aux yeux une évidence qui jusqu’à cette fois-là vous avait toujours évité : « Mais bien entendu ! Mais sacré nom d’un chien, mais bien sûr ! Mais ça coule de source, bordel ! »

Et que l’enfant s’écrie en applaudissant et en riant aux éclats, fou de bonheur :

– Wow ! c’est super ! Merci, pour l’histoire. Wow ! Mais… vous savez quoi ?

– Non, quoi ?, répond l’homme.

– Vous avez tout faux – lui lance le bambin. Juste avant de lui sauter à la gorge

*

Eh bien, voilà.

L’histoire que je veux vous raconter ici au sujet de notre société, ça faisait des dizaines d’années que je l’avais… presque. Et c’est une histoire qui, dans sa totalité, est d’une ampleur et d’une complexité inouïes : des centaines de personnages, des milliers d’événements, une infinité de détails hautement significatifs. Ça faisait des décennies que j’en racontais à tout bout de champ des passages, des reprises ou des déclinaisons. Mais qu’il y avait toujours, chaque maudite fois, un bout qui retroussait – j’avais beau la raconter comme ceci un jour puis comme ça le lendemain, le moton ne passait pas : je n’étais jamais parvenu à en exprimer le cœur.

Jusqu’à ce que. Il y a de ça deux jours à peine, l’image-déclencheur équivalant au flash de l’enfant bondissant sur l’homme plutôt que l’inverse, me vienne finalement – je l’espère du moins – je verrai bien comment je me sentirai une fois que je l’aurai dite.

Il y a de ça deux jours à peine, eh oui.

Alors qu’il a plus de 20 ans que je sais de quoi il s’agit.

J’écris donc ce préambule avant d’écrire l’histoire sous la forme où elle s’est enfin présentée à mon esprit.

Pourquoi en écrire le préambule avant et pas plutôt après, comme il semblerait beaucoup plus logique de le faire ?

Tout simplement parce qu’après, si mon intuition et mon expérience disent vrai – et je ne me sens aucunement enclin à en douter –, je n’aurai vraisemblablement plus aucune espèce d’envie de l’écrire, ce préambule, alors qu’il me semble essentiel de me prêter à l’exercice de le rédiger.

*

La chienne, à présent.

Je commençai à prendre pleinement conscience de son ampleur et de l’importance capitale de ce qu’elle avait à m’enseigner, le jour de ma fête, le 20 juillet 2003.

Ce jour-là, un ami très cher avait organisé chez lui, pour l’occasion, un party de jardin d’après-midi, auquel il avait invité plusieurs de mes proches. À la tombée du jour, nous passâmes dans la maison et nous mîmes à table – rendus à cette heure-là, nous n’étions plus que quatre, constituant en quelque sorte un dernier carré de la Garde.

Tout se passa formidablement jusqu’à ce que… la conversation arrive sur le sujet de la politique. 2003, c’était, souvenez-vous, l’époque où un médecin répondant au nom de Philippe Couillard faisait son entrée sur la scène partisane québécoise. Mes trois camarades se lancèrent allègrement dans des remarques sur le personnage en particulier et sur l’actualité en général, jusqu’à ce qu’il se produise sans prévenir un phénomène… comment dire ?… fort troublant.

Appelons les choses par leur nom : je fis explosion ! Cette fois-là, la prune, ce fut moi – et elle était nucléaire ! Je me mis littéralement à hurler à pleins poumons. J’étais dans un état de rage… totale.

Cela dura je ne sais combien de temps précisément, mais une éternité, en tout cas. Puis, quand j’eus épuisé le tombereau de gentillesses que j’avais ressenti le besoin de déverser, je partis en claquant la porte.

Je marchai alors durant quatre heures, m’apprennent les notes que je pris dans mon Journal en arrivant chez moi.

Pourquoi ? Pour me défâcher ?

Du tout. Ma colère, elle s’évanouit aussi rapidement qu’elle avait surgi, dès la porte refermée dans mon dos.

Pour venir à bout… de ma panique.

Parce que je compris d’abord, instantanément, aussitôt arrivé dans l’air délicieusement frais de la nuit, que ce qui venait de s’exprimer sous la forme d’une tempête de colère surgie apparemment de nulle part avait en réalité été l’expression d’un vertige abyssal… de terreur !

Une terreur triple. Chacun de ses trois pans se nourrissant des deux autres tout en les renforçant à son tour.

*

D’abord, le déclencheur.

Ce qui avait mis le feu aux poudres, ç’avait été la nature des commentaires politiques que je venais d’entendre. J’avais un long moment écouté mes trois amis discuter devant moi de la situation québécoise comme si tout ce que depuis des années je leur avais raconté de mes travaux, de mes recherches, de mes réflexions… n’avait jamais existé. C’est ça, qui me fit péter un câble : je compris en un éclair que des heures, et des heures, et des jours, et des mois durant, j’avais ni plus ni moins que parlé dans le vide. Pas un seul câlice de mot que j’avais pu prononcer sur les sujets dont ils débattaient là devant moi n’avait chez aucun d’entre eux laissé la trace même la plus fugace.

Comprenez-moi bien : le hic, ce n’était pas du tout qu’au cours de la discussion ils n’aient pas repris mes idées et mes positions en les épousant comme de sages élèves ayant bien étudié leur leçon pour faire plaisir au prof. Pas du tout. Il était que ces positions, à les entendre, n’avaient même purement et simplement jamais été formulées en leur présence… alors que le gars qui les leur avait exposées était assis là, à la même table qu’eux !

Ce fut comme si tout un immense pan du temps passé en leur compagnie depuis des années venait, zouf, de s’effacer d’un coup. Incrédule, je les écoutais échanger, et je me sentais d’une seconde à l’autre me transformer… en fantôme, ni plus ni moins. Je pâlissais, je me dématérialisais. Je n’existais pas, et pas un seul mot de ce à quoi j’ai travaillé d’arrache-pied et dont ils étaient tous les trois parfaitement informés n’avait laissé en eux la moindre trace perceptible !

D’une certaine manière, ma crise de colère avait donc été une manière pour moi de tenter de reprendre chair, de lutter contre le courant de néant qui risquait de m’aspirer et de m’engloutir : je leur balançai par la tête ce que j’avais déjà en moult occasions énoncé en leur présence et à leur endroit, mais, cette fois-ci, en gueulant : « Ne faites pas semblant que je n’y suis pas ! Cette fois, vous allez m’entendre ! » Et, quand j’eus terminé, je passai la porte comme le fait tout fantôme qui se respecte dans n’importe quelle bonne histoire de fantôme : bang, la porte qui claque sans l’intervention du moindre courant d’air.

Sauf que…

Et c’était là le deuxième pan…

Je compris en marchant que ce qui venait de se produire avait en réalité été bien plus complexe que ça.

D’abord, parce qu’il y avait eu, les jours précédents, que j’avais été plongé dans des lectures extraordinairement lumineuses, qui n’avaient strictement rien eu à voir avec les fumeux discours politiques indigènes dont mes trois copains venaient de me servir une ixième mouture. Ces jours-là, je les avais passés sur les terres, en moi, desquelles sans cesse, depuis 1980, m’a arraché la sacrament de quête à chacune de ses sempiternelles reprises de contrôle. Ce qui revient à dire que ce que j’avais entendu à table ne s’était pas borné à effacer mes propos en faisant comme s’ils n’avaient jamais été proférés, mais à les effacer surtout à un moment où j’étais tout particulièrement conscient du coût effroyable que j’ai dû payer pour parvenir à les formuler : des années entières de ma vie.

Ma crise ne signifiait donc pas seulement « Cette fois-ci, allez-vous m’entendre, oui ou merde ?! », elle signifiait aussi et surtout : « Au prix que je paye pour parvenir à les formuler, mes sacraments d’hypothèses, si vous êtes pas d’accord, ayez au moins la décence de le dire ! Argumentez, câlice ! Répondez-moi ! Faites n’importe quoi… sauf semblant que j’ai rien dit ! Si j’en parle, c’est que je trouve la chose importante. Alors ayez au moins le respect minimal de pas faire comme si ça existait pas ! »

Aussitôt que tout en continuant de marcher cet aspect-là m’apparut, s’en dévoila encore un autre par-delà lui, plus poignant encore.

Je me mis à comprendre que ma douleur était d’autant plus cuisante que toutes les innombrables fois, au fil des ans, où j’avais parlé à n’en plus finir à je ne sais combien d’individus des sujets historico-politiques avec lesquels je me suis débattu dans ma vie, un désir profond m’avait animé, mais un désir que jusqu’à cette nuit-là je ne m’étais jamais avoué. Il était resté secret, même à mes propres oreilles. Celui… que quelqu’un d’autre que moi s’en saisisse, de ce discours que je cherchais à formuler, et le mène à bon port. N’importe qui, sauf moi ! Que quelqu’un d’autre la fasse, la tabarnak de job ! Je n’en avais strictement rien à cirer !

Or, je réalisais soudain que là, ce soir, une réponse sans doute définitive venait de m’être implicitement servie : non seulement personne n’allait prendre le relais, toutes les probabilités étaient même plutôt pour que cette job, ce soit bel et bien moi qui doive la mener à bien. Et qui doive la mener à bien… pour rien ! Pour qu’elle continue d’être effacée à mesure, noyée dans le silence. Y compris par certains des êtres qui me sont les plus chers.

Si ce que j’énonçais était si peu clair et si peu convaincant que même mes intimes, après m’avoir si souvent entendu, n’en avaient strictement rien retenu, comment diable qui que ce soit d’autre pourrait-il décider d’en reprendre le flambeau ?!

Je ne souhaitais rien tant que pouvoir repasser le puck à quelqu’un d’autre… mais cela n’adviendrait jamais. Je devrais continuer le boulot. Tout seul. Et, à terme, il ne resterait très vraisemblablement de moi qu’un souvenir assez désincarné pour passer à travers les murs en faisant des « wouhou » et un bruit de chaines agitées, les soirs de grands orages d’automne.

Ce destin-là n’était pas une hypothèse – ou en tout cas, s’il en était une, elle était de fort loin la plus probable de toutes celles qui pouvaient être envisagées. Alors comme ma quête ne me lâcherait certainement pas tant que je n’aurais pas atteint le but qu’elle visait, j’avais tout intérêt à me partir sur le champ une sacrebleu de grosse collection de draps.

En somme, je venais de comprendre que le reste de ma vie avait toutes les chances d’être une alternance presque à perte de vue de scènes de la prune que j’aurais à subir, durant lesquelles on m’accuserait de faire chaque nuit tourner les tables en invoquant l’esprit de Claude Ryan, de Robert Bourassa ou de Jérôme Choquette, et de silence ambiant, solide à vous en faire virer fou, même avec mes proches.

Si vous pensez que ça ne suffit pas largement pour sacrer à un gars une chienne de tous les tonnerres de Brest, qu’est-ce qu’il vous faut ?!

*

Il allait encore falloir plus de dix ans pour que je comprenne enfin vraiment, sacrée cloche, que ce silence dont je venais ce soir-là pour la première fois peut-être de subir consciemment les effets, et de commencer à prendre la mesure, était tout ce que vous voudrez sauf muet. Il était même d’une éloquence époustouflante… pour peu qu’on le mette en contexte et se donne la peine de le lire. Pour que je comprenne, en somme, que le silence massif dont je venais de constater le règne uniquement grâce à l’effet de contraste avec ce que j’avais vécu les semaines précédentes, est une conséquence obligée de la situation que je cherche à décrire ou à évoquer depuis l’âge de 25 ans !

Autrement dit : même si après l’avoir compris il allait me rester un sacré bout de chemin à parcourir, c’est cette nuit-là que je commençai à prendre la vraie mesure des profondeurs insensées, en nous, desquelles tire sa force ce que l’on appelle une culture.

Une culture, c’est bien plus qu’une collection de comportements partagés, tout autre chose que la rencontre d’une manière inusitée de brasser la soupe et d’une technique de gossage de bouts de bois. Une culture, c’est une représentation du monde en commun. Si elle est implantée jusqu’à une profondeur suffisante, et qu’elle n’est jamais discutée, surtout, donc, si les individus assujettis à elle sont inconscients de sa puissance et des attendus sur lesquels elle repose, ils ne pourront jamais ne serait-ce que concevoir ce qui ne cadre pas avec elle. Ils pourront peut-être bien se souvenir parfois avoir un jour lu ici ou là une remarque ou une autre sur tel ou tel vague sujet, mais si ces remarques ne cadraient pas avec leur culture préexistante, elles ne s’y intégreront jamais ! Elles ne feront jamais partie de l’image que, dans cette culture, l’on a « spontanément » du monde dans lequel on vit !

En clair :

Il me fallut des années pour comprendre que, ce soir-là, ce qui avait éveillé ma chienne bleue et l’avait rendue folle, ça n’avait bien sûr pas été en soi mes amis eux-mêmes et leur apparent oubli de ce dont je les avais si souvent entretenus, mais leur culture ! Notre culture ! À laquelle le hasard de mes lectures des semaines précédentes m’avait cette fois-là permis d’échapper, ce qui tout à coup me l’avait rendue perceptible parce qu’objectivée ! Ce soir-là, plutôt que de simplement la subir et la reconduire, je l’avais vue ! Vue à l’œuvre, vue en plein déploiement, en plein exercice ! Et j’avais été totalement terrorisé par les implications de ce qu’elle signifiait !

*

Plus tard, j’établirais encore un nouveau lien. Cette fois, ce serait entre les crises de prunes que j’ai eues à subir dans ma vie, entre autres durant mes conférences chez Thierry, et celle que j’ai moi-même fait subir à mes copains, ce soir-là de 2003.

Et si… et si… les étudiants qui avaient pratiquement viré fous à m’écouter parler avaient eux aussi été pris de panique au ressentir du danger d’être engloutis par le néant – mais qu’eux aient été menacés par le tableau que je venais à peine de commencer à brosser devant eux, plutôt que par le silence comme ça avait été le cas pour moi ?! Je compris vite que oui, il était très possible que ça ait été exactement de ça qu’il se soit agi. Et que, par conséquent, il était probable que leurs crises et la mienne aient été de même nature, même si elles avaient pris racine dans des terreaux diamétralement opposés : ma crise de prune avait été symétrique des leurs. Moi, j’avais viré su l’ top à cause du silence, de la négation, et eux à cause de la parole. De quoi je déduisis qu’après quelques minutes de ma conférence, ce qu’ils avaient pressenti devoir suivre, non seulement ils le connaissaient déjà au moins un peu – autrement, comment diable auraient-ils pu le reconnaitre ? – mais que la menace de risquer d’avoir à l’entendre évoqué était, pour eux, aussi terrible que, pour moi, l’absence de parole.

Dans les deux cas : la panique. Dans le premier : se déclenchant à l’idée que l’on puisse soudain oublier quelque chose que l’on sait pourtant, ou en tout cas qu’on a déjà su, tout simplement parce que ça ne fitte pas dans le portrait qui se met en place automatiquement dès qu’on aborde la politique, l’histoire ou la société. Dans le deuxième : déclenchée par l’approche de l’énoncé de quelque chose qu’on ne veut pas, qu’on ne peut pas entendre, que l’on sait déjà au moins en partie mais ne veut justement pas savoir, pour rien au monde.

*

Je l’ai dit plus haut, presque dès le départ :

« Cette société n’est pas ce qu’elle prétend être. L’identité qu’elle affiche et pavane est une fiction, un masque forgé de toutes pièces. Mais, si tel est bien le cas, qu’y a-t-il donc derrière le personnage collectif que tous endossent pour chanter en pleurant Gens du pays ? »

Ce qu’il y a, c’est, sur certains sujets capitaux pour la vie en commun, une véritable muraille… de surdité obligée.

L’histoire que j’ai à raconter est donc celle, entre autres, d’une société au cœur de laquelle règne l’impossibilité d’entendre et a fortiori d’enregistrer et de prendre en compte certains faits ou certaines idées, et qui rend du coup impossible la perception de pans entiers de la réalité, même quotidienne. Si quelqu’un tente de forcer et de malgré tout exprimer ces idées en leur présence, cela revient à sembler vouloir anéantir les seules certitudes disponibles pour nombre de citoyens, et risque donc de ne pouvoir rien engendrer d’autre de leur part qu’une réaction violente.

Attention ! Je ne prétends absolument pas que mes concitoyens seraient sourds à tout, et vides de pensées et de réflexions ! Jamais de la vie !

Ce que je dis, c’est que chez nombre d’entre eux, aussitôt que les thèmes « société » et « politique » sont abordés, la culture qui règne ici sur ces sujets se déclenche automatiquement, prend le contrôle, et remplace toute curiosité et toute intelligence qu’ils pourraient avoir par une mélasse gluante de silence et de lieux communs. Il n’y a rien d’autre au menu – c’est : lieux communs ou mélasse. Si ce n’est pas un, c’est l’autre – il n’y a pas de troisième possibilité. Et prétendre le contraire, c’est menacer l’identité !

Or, ce qui a mené à cette situation, c’est précisément ce dont je tente depuis près de 40 ans de faire le récit !

*

Pourquoi, dans cette société pourtant réputée moderne, le fait de traiter quelqu’un de « Christ d’intellectuel » – ou pis encore de « Câlice de poète » – suffit-il à le faire taire quasiment à tout coup, et surtout à rendre inacceptable tout ce qu’il a dit, dit ou dira ?

Pourquoi les seuls poètes acceptables sont-ils ceux et celles qui ou bien rapportent du cash à pleins trucks ou bien font brailler les foules quand on hisse le drapeau ?

Pourquoi y règne-t-il une telle haine de l’art et de la pensée ? Une haine tellement profonde qu’on a pu éviscérer le projet de la Révolution Tranquille en sacrant aux vidanges son point I, capital, et que non seulement personne ou presque n’a rien trouvé à y redire l’époque, mais que de toute façon personne ne sait plus aujourd’hui en quoi consistait ce Point I d’un programme pourtant censé représenter le fondement du Québec moderne ?

Pourquoi les artistes québécois peuvent-ils dénoncer les politiques culturelles fédérales d’un parti dirigé par un Stephen Harper, par exemple, sans se rendre compte le moins du monde que ce que lui propose de faire repose essentiellement sur les mêmes principes que la politique culturelle québécoise en vigueur, adoptée à l’unanimité par l’Assemblée – et qu’ils ont refusé de combattre ? Et pourquoi personne ne relève-t-il le fait, pourtant aussi énorme qu’un éléphant shooté à l’hélium ?

Pourquoi à peu près tous les problèmes du Québec sont-ils réputés être les fruits des agissements du monde extérieur ou de ses agents ?

Pourquoi à peu près toutes les discussions politiques autres que celles sur la nécessaire indépendance nationale se cassent-elles la gueule ?

Comment peut-on s’imaginer sans demander de preuves à l’appui, qu’un médecin ayant fait son cash dans le privé peut vraiment, sérieusement, vouloir se faire élire Premier ministre pour rénover un système public de santé ?

Pourquoi aucun mouvement efficace visant à renipper l’enseignement du français n’est-il jamais parvenu à s’établir et à marquer des points, alors que la langue est pourtant réputée être en principe la clé de voute de l’identité collective, mais que les carences de son enseignement, et leurs conséquences, à ces lacunes, sont à faire dresser les cheveux sur le crâne ?

Pourquoi, à la plupart des questions – parmi nombre d’autres tout aussi prégnantes – que je pose ici, la réponse est-elle systématiquement que « C’est pareil partout » ?

Pourquoi, si je fais remarquer en réaction à cet argument que dans d’autres contrées, en tout cas, des solutions sont activement cherchées, m’est-il presque chaque fois rétorqué qu’ « Ici, c’est pas la même chose » – sans paraître se rendre compte que les deux réponses fournies l’une après l’autre sont un peu… euh… contradictoires entre elles, disons ?

Pourquoi le Québec parvient-il à se convaincre, selon les besoin de l’heure, de ce qu’il peut être anticolonialiste un jour et s’effondrer en larmes aux pieds du monument à Dollard le lendemain, devenir anti-américain à midi et cinq mais faire massivement passer le Libre-Échange avec les USA à une heure moins le quart, être altermondialiste vers deux heures moins huit mais exiger la fermeture des frontières aux immigrants illégaux à trois heures et demi – sans que qui ce soit ne voit dans ces incessantes pirouettes le moindre indice de quoi que ce soit ?

Pourquoi, au Québec, brandit-on aussi souvent une nature soi-disant pacifiste qui serait la nôtre pour expliquer les crises de la Conscription de 1917 et 1942, lorsqu’il s’agissait de combattre des régimes anti-démocratiques, mais oublie-t-on à tout coup de rappeler que lorsque ce fut de plutôt de combattre la démocratie qu’il s’agit, de jeunes Québécois s’enrôlèrent allègrement dans les Zouaves ?

Pourquoi, aussitôt qu’on tente de parler des Zouaves pontificaux et de l’enrôlement enthousiaste de jeunes Québécois dans leurs rangs, est-il chaque fois rétorqué que « Ben, voyons donc ! Tout’ ça, c’est des vieilles histoires dont plus un maudit chat ne parle ! » ? Alors qu’une rue fort connue de Montréal célèbre toujours aujourd’hui une défaite de Garibaldi ? Et que les deux Crises de la Conscriptions, elles, sont considérées comme… euh… d’actualité ?

Pourquoi, au Québec, se montre-t-on aussi véhéments quand il s’agit de déplorer les effroyables lacunes de l’enseignement de l’histoire dans nos écoles – mais pousse-t-on aussitôt de hauts cris dès que sont évoqués des événements passés qui battent en brèche la version officielle, auquel moment le rapport à l’histoire vire bout’ pour bout’ et se résume soudain par « Tout’ ça, c’est rien que des vielles affaires qui intéressent pus personne » ?

Nous savons tous que n’importe quel témoignage, sur quelque sujet que ce soit ou presque, n’est qu’une version parmi des masses d’autres – n’importe quel souper de famille où sont évoqués les souvenirs d’enfance de trois-quatre-cinq frères et sœurs (sans même parler des parents… et des oncles, tantes et cousins-cousines) le démontrera en moins d’une demi-heure. Alors comment est-t-il possible qu’ici, sur la place publique, une seule version de l’histoire ait le droit de circuler, qu’elle prétende englober des siècles entiers en quatre ou cinq phrases, mettre en scène des milliers d’acteurs et d’actrices, alors qu’elle devrait nécessairement avoir engendré des myriades de récits contradictoires ?

Pourquoi le fait de refuser – ou d’être incapable – de se jeter à plat-ventre devant la seule version officielle de l’histoire fait-il nécessairement de vous un agent étranger ou un traître, mais en tout cas un ennemi à coup sûr ?

Pourquoi, depuis la fin de Deuxième Guerre mondiale, aucun mouvement de Gauche n’est-il parvenu à s’enraciner au Québec – alors que c’est à Montréal que durant la Guerre le seul député communiste de l’histoire canadienne a été élu ? (À moins bien entendu de considérer le PQ comme de Gauche – et on ne va quand même pas s’en priver sous prétexte qu’un de ses tout premiers gestes, aussitôt élu pour la première fois, en 76, a été de ressortir de boules à mites la statue de Duplessis, père de la Loi du cadenas, et de l’installer à Québec-Ville sur la Grande-Allée…)

Etc, etc, etc…

*

Oh, et j’allais oublier de le préciser :

Non, je ne crois pas que les questions dont je viens à toute vapeur de formuler une brochette, et qui ne sont que quelques exemples pigés au hasard au cœur d’un véritable foisonnement, soient les seules qui se posent à un individu vivant l’époque que nous traversons. En regard, entre autres, des catastrophes écologiques en gestation, elles peuvent sembler carrément dérisoires – et le sont peut-être bien en effet. Qu’est-ce qu’on en a à cirer, des esties de blocages psychologiques du Québec, alors que les océans sont en train de commencer à déborder et que nombre de penseurs et d’observateurs sont prêts à déclarer que l’humanité achève ?

Eh bien, voilà : elles sont essentielles, ces questions, parce qu’elles ont toutes trait aux fondements de la culture ambiante qui règne dans la société où je vis. De ce fait, elles permettent, si on se penche sur elles et qu’on les étudie comme je l’ai fait depuis un sacré bail, de tirer au grand jour les principes sur lesquels elle repose, cette culture. Or, la culture d’une société, c’est le filtre à travers lequel toutes les questions sont abordées sur la place publique – et souvent même dans la sphère privée.

Les déraillements de la pensée que peut imposer une culture au pouvoir influeront sur toutes les questions qui se poseront sur le territoire symbolique qu’elle sert à contrôler. Ne pas avoir identifié les a priori culturels avant d’aborder les grandes questions fait donc courir le risque de voir les discussions sur ces sujets prendre le champ sans qu’on parvienne à comprendre pourquoi.

Je le répète, et je souligne huit fois en rouge :

Je n’aborde pas ces sujets parce qu’ils m’intéressent et me semblent essentiels dans ma vie privée – pas du tout. Je les étudie parce que leur étude est essentielle aux yeux du citoyen que je suis. Parce qu’ils sont révélateurs de blocages, qui, dans la société où je vis, empêchent, si on ne les résout pas, d’enfin – bout d’ ciboire ! – passer à autre chose de câlicement plus essentiel !

C’est clair, oui ou crotte ?!

Si on ne résout pas d’abord ces questions-là, on n’en résoudra aucune autre !

Point final !

Par ailleurs, que l’humanité soit ou non condamnée ne change strictement rien au fait que jusqu’à preuve du contraire, nous ne sommes pas encore morts !

Et que la vie, elle finit quand elle finit, pas avant. Jamais.

D’ici là, vivons !

Et vivre, ça inclut nécessairement de se poser des questions. Y compris sur la substance d’un brun verdâtre, semi-liquide et fortement parfumée dans laquelle trempent nos pieds collectifs, ô Gens du Péguy !

*

Il ne suffit pas d’avoir une idée !

Encore faut-il que cette idée nous ait. Nous occupe. Nous hante. Nous devienne insupportable et encombrante. Pour que nous l’expulsions. Et qu’elle se mette à vivre d’une existence qui lui soit propre.

Alors… il n’est pas rare qu’elle se retourne contre nous.

 

II

 

Au tout début de l’année dernière, j’ai créé La Guerre Perdue…, le premier de mes deux blogues politiques, en présentant ainsi l’entreprise dans laquelle je pensais alors être en train de me lancer :

Je crée cette page sur l’impulsion du moment. Le 3 janvier 2017.

À la lecture d’un article publié récemment par un jeune auteur, je suis une fois de plus saisi par le sentiment de révolte qui m’a si fort et si longuement habité-animé au fil de ma vie.

Et il me vient l’idée de rendre presque publics quelques jalons de son cheminement, à ce sentiment.

Voilà — c’est tout. Je ne m’attends à rien.

Après quoi, dans le premier véritable billet, venait la mise en situation :

Dans le cri du cri du cœur auquel j’ai fait référence dans mon avant-propos, le jeune auteur en question, Gabriel Plante, déplorait les conditions actuelles dans lesquelles les artistes, les auteurs de théâtre en particulier, doivent travailler, en les mettant essentiellement sur le compte du manque d’argent – autrement dit : du manque de financement public. Or, cette explication, pour n’être pas fausse, me semblait – et me semble aujourd’hui plus que jamais – tellement superficielle et tellement incomplète, elle me semble laisser de côté tellement d’éléments essentiels, qu’en bout de ligne elle engendre bien plus de problèmes qu’elle n’éclaire de pistes de solutions possibles.

Mon but en le faisant ressortir n’était absolument pas de blâmer Gabriel, mais de dire en somme : « Faux, mon vieux ! Désolé, vraiment – je sais bien que cette explication-là c’est celle qu’on ressort automatiquement à tout bout de champ, mais elle ne tient pas la route. Elle ne la tient même pas du tout. Parce qu’elle ne permet absolument pas d’expliquer pourquoi les artistes se trouvent toujours aujourd’hui dans cette situation… qui est la-leur depuis des générations entières. »

En clair : s’entêter à ne parler que de cash comme il l’avait fait dans son article revient ni plus ni moins qu’à permettre à la situation actuelle de se maintenir pour l’éternité.

*

Au point où en sont les artistes québécois après toutes les défaites sur lesquelles ont débouché les combats souvent acharnés menés tout au long des presque 60 années écoulées rien que depuis la création du ministère des Affaires culturelles en 1961, se contenter de déplorer le manque de cash ou ne rien dire du tout, c’est presque du pareil au même – en pire. Parce que ce qu’il nous faudrait plutôt expliquer, c’est ce qu’il raconte, ce manque de cash perpétuel.

Les jeunes le subissent aujourd’hui, c’est vrai. Mais moi aussi, qui ai le double de leur âge, je l’ai connu et ai dû me débattre avec lui. Et, avant moi, mes ainés ont eux aussi eu à supporter les conditions qu’il imposait. Ça fait donc un sacré bout de temps qu’il dure – tellement longtemps qu’on peut aussi bien dire qu’il a été là de tout temps. Et ce fait-là, cette durée-là, cette permanence-là de la situation ne peut pas être écarté du portrait : il faut se demander à présent non seulement ce que signifie en lui-même ce manque d’argent catastrophique, mais au moins autant ce que signifie sa durée et, même, le fait que la situation continue de se dégrader de plus en plus – pas uniquement à cause de la question financière, à cause de la situation dans son ensemble et dont le cash n’est qu’une seule facette.

Des plaques bleues sur la peau ou des éruptions à profusion de boutons purulents qui non seulement refusent de s’en aller mais s’aggravent et s’étendent, ce n’est pas la même chose qu’une petite plaque qui vous vient pendant 3 jours à cause de l’herbe à poux ou que des boutons apparus du fait d’une alimentation qui pendant un temps a reposé un peu trop exclusivement sur la pizza et les biscuits au chocolat.

Au bout d’un an, si vous dites à un copain « Je ne sais pas ce que j’ai, aujourd’hui, regarde : j’ai plein de boutons », si le copain vous veut le moindrement du bien, il a de maudites bonnes chances de vous lancer par la tête : « Heye, allume, ciboire ! C’est pas d’à matin ! T’avais déjà des plaques grandes comme des soucoupes à Noël, on est rendus à la Saint-Jean pis ça continue d’empirer, baptême ! Tu vas-tu finir par y aller, chez le doc, bout d’ christ ?! »

Eh bien, sur moi, le texte de Gabriel a eu précisément le même effet que l’étonnement à répétition du boutonneux sur son ami : « C’est pas d’hier, Gab ! Ça fait quésiment 60 ans – rien que pour la période dite moderne ! Les artistes vont-tu, un bon jour, bout d’christ, arrêter de se faire accroire que c’est jus’ une ‘tite plaque qui est apparue à matin ?! Ça fait proche 60 ans ! SOI-XAN-TE ! »

Et j’ajoutai aussitôt :

« R’garde ben. Mononk va te donner un exemple : il va te raconter un bout des combats qui se sont passés il y a 25 ans de ça – tu vas ben voir que c’est loin d’être « juste » une question de cash, et que ça fait un sacrament de bout de temps que la situation d’aujourd’hui est apparue. »

*

Presque aussitôt que j’eus entrepris la rédaction des premiers billets, je me rendis compte qu’en fait, non seulement il y avait de sacrées bonnes chances pour que je sois en train de commettre une erreur fondamentale de perspective, mais pour qu’en plus cette erreur soit même, pour le moment en tout cas, impossible à éviter.

Quelle erreur ? Celle de croire que l’ignorance actuelle, l’ignorance pour ainsi dire intégrale, par les artistes en particulier et par la population en général, de l’histoire des combats pour la culture et les arts qui ont été menés dans cette société… serait un accident.

N’était-ce pas nécessairement là ce qu’impliquait l’entreprise dans laquelle je me lançais ?

Eh ben, oui : si je pensais que le fait de raconter l’histoire de certains des combats d’autrefois avait la moindre chance de changer quoi que ce soit à la représentation qu’on se fait de la situation d’aujourd’hui, il coule de source que ça ne pouvait être que parce que je croyais que l’ignorance actuelle serait accidentelle – et donc possible à corriger.

Or, je n’en croyais absolument rien.

Et ne le crois toujours pas – moins que jamais ! – aujourd’hui, seize mois plus tard.

*

Je savais donc que je ne prenais pas la question exactement par le bout qu’il aurait fallu.

Sauf que !

Ce qu’il y avait à raconter était d’une telle complexité, et nécessitait la mise en place d’une telle quantité d’éléments, que je n’avais pas le choix : je devais pour le moment me contenter de faire pour le mieux. Et faire pour le mieux, en l’occurrence, ça signifiait laisser de côté, en attendant de pouvoir y revenir, un élément essentiel de la compréhension des choses qui est la mienne : le fait que la vertigineuse ignorance dont fait montre l’écrasante majorité des artistes et la population dans sa totalité ou peu s’en faut, est, elle aussi, une conséquence de ce qui provoque la situation présente des artistes – elle en est une au même titre que le manque de cash.

Hé ho ! Vous l’avez pognée, celle-là ?!

Vous avez intérêt, parce qu’elle est capitale.

Je répète :

L’ignorance actuelle, généralisée, au sujet des conditions d’exercice des arts dits « sérieux » (par oppositions à « industriels ») et au sujet de l’histoire de leur développement, à ces conditions, n’est pas un accident, et n’est pas non plus le résultat de la pauvreté des moyens dont les artistes disposent !

Cette ignorance est engendrée et encouragée par la MÊME cause qui impose aussi aux artistes leur pauvreté de moyens.

Il est important de bien comprendre ce que ça implique, parce que s’imaginer qu’on peut simplement mettre en circulation les informations historiques qui font présentement défaut, et que le grand public ou même les artistes eux-mêmes vont alors nécessairement – twinkle ! – comprendre la situation n’est pas seulement une erreur un peu comme celle qui consiste à ne vouloir parler que de cash… c’est exactement la même : elle passe l’essentiel sous silence !

*

L’ignorance politique et historique de la presque totalité des artistes procède de la même cause que leur pauvreté physique.

Ça aussi, je le savais déjà quand je donnais mes conférences dans les cours de Thierry Hentsch, à la fin des années 90.

Ces matins-là, au tout début du cours, dès que Thierry m’avait rapidement présenté puis passé la parole, j’expliquais aux étudiants :

Le titre officiel de la conférence que je vais vous donner est, donc :

Le rôle de l’intellectuel et de l’artiste dans sa société.

Mais, pour le traduire en termes un peu plus quotidiens et un chouia moins péteux de broue, je pourrais tout aussi bien l’intituler :

Comment nous y prenons-nous pour nous retrouver à vivre dans une société où les intellectuels sont muets et les artistes tatas ?

En prononçant ces mots, j’observais bien attentivement mes vis-à-vis, dont le nombre allait, selon les occasions, de 30 à 200.

Ensuite, je laissais passer un petit temps de silence. Puis ajoutais :

Avant de me lancer, j’aimerais encore vous souligner une petite chose. Si c’était vous qui vous teniez à ma place, face à vous tous, vous viendriez de vous rendre compte que, quand j’ai énoncé le deuxième titre de la conférence, Intellectuels muets et Artistes tatas, pas un traitre chat parmi vous, personne ! n’a froncé les sourcils ni pris un air étonné ou scandalisé ! Personne !

À peu près le quart ou le tiers d’entre vous a même, peut-être sans même s’en apercevoir, fait un petit « oui » de la tête.

J’en déduis que vous savez très bien de quoi je parle quand je dis que nous vivons dans une société où les intellectuels sont muets et les artistes tatas !

Après quelques années, ce commentaire se mit à jour de lui-même :

Depuis 3 (ou 5, ou 6) ans que je donne cette conférence, et que je la commence chaque fois de la même manière, personne, jamais !, parmi les 200 (ou 600, ou 800, ou 1 000) personnes à y avoir assisté, ne s’est écrié « Woh, menute, Chose ! » Jamais ! Personne !

J’observais mon public en disant ça aussi. Puis je concluais :

Et là, à l’instant, en m’entendant faire ma dernière remarque… vous venez TOUS d’opiner !

Comment se fait-il que si nous, qui venons d’horizons fort différents, sommes d’accord pour constater le phénomène du mutisme des intellectuels et de la tataterie des artistes dans notre société, personne n’en parle jamais ?!

C’est de ça, que je vais vous causer.

*

À l’autre bout des trois heures, je concluais la conférence ainsi :

Pourquoi, donc, les intellectuels sont-ils muets et les artistes tatas ?

Réponse : tout simplement parce que respectivement muets et tatas, c’est comme ça qu’on aime les intellectuels et les artistes… dans une société fasciste.

Nous vivons donc dans une société qui fonctionne très bien !

Merci. A la prochaine.

*

Et maintenant, revenons à notre boutonneux.

Le copain ou le coloc au teint de pêche qui perd son couvert le jour où son ami l’accueille une fois de trop avec son « Je sais pas ce que j’ai, à matin… », et qui lui garroche « Ah, sacramant, pas encore ?! », ce copain ou coloc souhaite vraisemblablement une chose très simple : faire comprendre au boutonneux à quel point il en a marre de son sacrebleu de petit air étonné à la noix.

Sauf que… attention ! Ce faisant, en lui lançant son « Ça fait 92 fois que tu me fais le coup, tabarnak ! », il table bien évidemment sur un a priori : celui voulant que le boutonneux soit nécessairement en mesure de se souvenir de tous les autres matins où il lui a déjà fait l’ coup.

Mais supposons que le boutonneux ne puisse justement pas s’en souvenir, des 92 fois précédentes ? Hmmm ? Supposons… que ce ne soit pas par déni que chaque matin depuis six mois il prétend que c’est la première fois qu’il se découvre couvert de taches ou de pustules ? Qu’est-ce que ça pourrait bien signifier ?

Plusieurs choses, j’imagine. Mais en tout cas, il y a une hypothèse qu’on ne pourrait guère écarter sans risque avant de l’avoir examinée : celle voulant que ce qui provoque les affections cutanées du boutonneux affecte aussi… son système nerveux.

Se pourrait-il qu’il soit aussi en train de perdre la mémoire ? Voire l’esprit ?

Si tel était le cas, serait-il raisonnable de se contenter de s’occuper de ses problèmes de peau et de ne rien lui prescrire d’autre qu’un onguent ?

Eh bien, c’est d’un cas équivalent que je parle ici en évoquant l’amnésie des artistes québécois. C’est ça que je veux dire, quand j’évoque une cause commune à la fois à leurs conditions de travail pauvres, à leur absence de mémoire et, tant qu’à y être, à leur refus de réfléchir :

Et si l’amnésie perpétuelle, l’incompréhension forcenée (à laquelle on refuse mordicus de renoncer), le silence de plomb et la pauvreté des moyens avaient tous une cause commune ?

De laquelle pourrait-il bien s’agir ?

Nous allons y venir. Ne vous inquiétez pas… on y arrive, à ma fichue histoire, on y arrive…

… on y est même déjà presque.

*

En attendant que nous y soyons complètement, permettez-moi juste d’assembler déjà deux morceaux de casse-tête :

Ce ne sont pas simplement la pauvreté des moyens que doivent endurer les artistes, leur époustouflante ignorance de l’histoire des politiques culturelles, et leur incapacité à comprendre la situation réelle dans laquelle ils se trouvent, qui ont tous la même cause…

Cette cause, c’est aussi celle qui se trouvait à l’œuvre un soir de juillet 2003 et dont je commençai à comprendre les mécanismes après avoir claqué une porte.

Cette cause, elle s’appelle « culture québécoise ».

C’est elle, qui « embarqua », qui se déclencha soudain comme un ressort qui claque, un après-midi du début des années 90, quand, lors d’une plénière du CQT, Jean Besré déclara : « Même si je comprends très bien pourquoi elle se retrouve devant nous, je vais voter contre la proposition. Parce que si les théâtres québécois ferment, ils vont rester fermés… et tout le monde va s’en câlicer ! »

[Pour explication de la référence au congrès spécial du CQT et à la déclaration de Jean Besré , cliquez ici]

 

*

En entendant ces mots, une grande partie des gens présents – celle qui aurait pu être tentée de risquer le coup que représentait la proposition – changea d’opinion bout’ pour bout’, pour ainsi dire en une fraction de seconde. Et l’assemblée se prépara à décréter massivement le suicide à petit feu du théâtre québécois.

Pourquoi ?

Parce qu’une des règles fondamentales sur lesquelles repose la culture dominante au Québec décrète que chez nous, les artistes doivent remplir une tâche précise, et que ce n’est qu’à la condition qu’ils la remplissent que leur activité est tolérée. Elle décrète aussi, du même souffle, que toute tentative de transgression de cette règle, et la moindre velléité de reformulation de ce mandat, entraîne obligatoirement, automatiquement, l’exil hors de la place publique.

Or, la définition de ce rôle dévolu aux artistes n’est pas de leur ressort. Ce rôle se résume à remplir les fonctions qui leur sont assignées pour le bien de la Nation – point !

Le jour de la plénière du CQT, c’est un rappel de cette règle et son immédiate prise en considération par chacune ou presque des personnes présentes, c’est l’évocation de ce précepte jamais énoncé mais parfaitement connu de tous, que déclenchèrent les phrases de Jean : « Fiou ! On l’a échappé belle en baptême ! On vient de passer à un cheveu de faire ce qu’il ne faut surtout pas faire, de mettre le pied sur une mine et de tout’ se faire sacrer aux vidanges ! »

Que le fait de décider de se taire, de prendre son trou et de faire le mort mènerait de toute manière droit à « se faire sacrer aux vidanges » ne pouvait même pas être réfléchi.

Pourquoi pas ? En bien, pour deux raisons au moins.

D’abord, parce que le danger que venait d’évoquer Jean Besré était concret, facile à imaginer spontanément et à se représenter dans toute une large gamme d’effets, tandis que la menace que fait planer la culture ambiante, elle – celle de l’exclusion automatique –, n’est même pas formulée à haute voix, jamais !

Jean ne venait pas de dire : « Si vous ne l’avez pas encore compris, rendez-vous compte enfin, ostie de bande de tarlets, que l’immense majorité des Québécois vous haït à en vomir ! Vous ne pensez quand même pas qu’ils vont essayer de vous sauver ?! » Non, il lui suffisait de dire : « Tout l’ monde va s’en câlicer ! », et le message avait parfaitement passé – mais sans même avoir eu besoin d’être explicite.

Or, l’un des mécanismes essentiels de la peur, de son entretien et du recours à elle en tant que levier tient au flou. Un danger qui flotte sans forme définie est presque toujours plus angoissant qu’un danger, même sérieux, mais cerné, nommé. Ce n’est pas d’un bonhomme qui se matérialise soudain dans sa chambre en pleine nuit, qu’on a le plus peur, mais de ce qu’il y a de tapi sous le lit. Parce que le bonhomme debout soudain dans la porte ouverte du garde-robe, on peut au moins essayer de lui sacrer des coups de pied – mais qu’on ne peut pas penser pouvoir en faire autant à une menace qui ne se montre pas, qui se contente de réaffirmer sans trêve sa présence, qui se contente d’être « dans l’air ».

Ensuite, parce que la politique contre laquelle il s’agissait ce jour-là d’engager le combat risquait fort, si la lutte échouait, d’affecter la vie de « tous » – et que « tous », c’est flou –, alors que le danger qu’évoquait Jean, lui, concernait « chacun » des individus présents – et que « chacun », ça, c’est très, très clair : c’est « moi ».

Le danger que représentait la politique de Frulla se concrétiserait, certes, mais dans un avenir difficile à situer, tandis que la fermeture des théâtres que Jean venait de qualifier d’intrinsèquement irréversible, elle, adviendrait à une date précise qu’il s’agirait justement de déterminer nous-mêmes aussitôt que la proposition aurait été entérinée – si elle l’était. Dans un cas : « Si nous laissons passer la politique de Frulla, nous serons tous mis en danger, mais un jour flou et sans doute lointain. Pis à part de ça, peut-être ben que moi, j’ vais être assez smat’ pour arriver à m’en clearer. » Dans l’autre « Je serai en danger un jour précis, tout proche. Et non seulement il n’y aura personne pour m’aider, tout le monde va s’en crisser. On va encore se faire agonir d’injures à pleines pages de journaux pendant des mois de temps, à se faire traiter de crottés qui se prennent pour le pape, pis j’ vas être obligée d’endurer les mononk pis les matantes, pis les cousins pis les cousines, pis les amis, des années de temps : Pis, toujours ? Comme ça, le gouvernement te fait souffrir fort, fort, fort, ma ‘tite poussine, hein ? Ça va-tu ? Tu penses-tu que tu vas surviv’, ma chouette ? Comme ça, t’es t’une pauvre opprimée ? Qui sait rien faire d’utile de ses barnak de dix doigts, mais qui s’imagine que tout’ y est dû ! Hein ?! » Dès que ces images-là se réveillèrent dans les esprits, les jeux étaient faits. Et il fut en conséquence décidé de combattre l’immédiat plutôt que l’éventuel.

C’est comme ça que l’ensemble des artistes québécois, représentés ce jour-là par les plus grégaires et les plus grandes gueules d’entre eux, les gens de théâtre, tira lui-même, délibérément, la plug de son propre avenir.

*

Ajoutons encore au tableau du moteur culturel un élément déterminant :

Au Québec, se battre contre une politique totalement inacceptable, c’est une chose admissible en principe. Mais dans les faits, se mettre la Nation à dos, ça, ça ne se fait pas, sous aucun prétexte ! Ergo : on peut combattre une politique inacceptable à la condition expresse que ce combat n’aille pas à l’encontre des visées de la Nation. Et les visées de la Nation… personne n’a le droit de les discuter. Parce que les discuter, ce serait les affaiblir. Et que les affaiblir, elles, ce serait affaiblir la Nation elle-même.

Un artiste qui ne tient pas sa place, chez nous, c’est donc, selon la définition-même qu’en donne la culture, un artiste qui ne cherche rien d’autre que s’attirer l’ire de la Nation. Comme de toute façon ses chances d’aboutir à quelque autre résultat que celui-là sont à toutes fins utiles inexistantes… à quoi bon se débattre ?

*

C’est une règle appartenant au même arsenal que celle-là mais s’appliquant dans d’autres régions de la vie sociale que je vis aussi en action le soir de mon anniversaire en 2003 – et en une multitude d’autres occasions, avant et depuis :

Un véritable Québécois peut lire, dire et répéter ce qu’il veut – la chose est même essentielle pour que le Québec ait l’air d’être une société ouverte, curieuse, moderne et tolérante.

MAIS !

Les seuls discours à pouvoir être véritablement intégrés à notre culture et servir de points d’appui aux comportements réputés acceptables sont ceux qui ne permettent pas d’ébranler les fondements de cette culture. Toute tentative pour questionner, mettre en doute ou même simplement tirer à la lumière les dogmes culturels fondamentaux doivent par conséquent être résolument écartés puis relégués aux oubliettes, en silence, et leurs proférateurs mis au ban.

Toutefois, les procès d’intention nécessaires à l’atteinte de ces deux objectifs devront être tenus publiquement afin que le châtiment encouru soit porté à la connaissance de tous et serve d’exemple. De quoi il découle que les fautes commises ne devront pas être décrites comme des atteintes à la culture, mais comme des attaques contre la Nation elle-même.

En synthèse : on peut bien lire, écouter et dire tout ce qu’on veut, du moment que ça n’a strictement aucune influence sur la culture effective. Et tout ce qui risque d’entraîner un changement dans la culture effective doit être considéré comme une attaque contre la Nation et être traité en conséquence : en l’expulsant, selon le cas, ou bien de son champ de vision, ou bien de sa mémoire.

C’est comme ça que pouvez parfaitement avoir le mardi une discussion formidable avec un ami au sujet d’un bouquin sur la physique quantique qu’il est en train de lire et qui le passionne, mais que dès le samedi suivant, alors que le sujet est cette fois la politique nationale, si vous lui citez la logique d’un passage de ce même livre pour contrer un de ses arguments, vous risquez de le voir s’enrager comme une prune à la vitesse de l’éclair, et passer à deux doigts de vous descendre des baffes. Ce n’est pas lui qui a changé d’avis, c’est vous qui venez de commettre un péché mortel en vous servant d’un argument qui n’avait absolument pas sa place dans le seul vrai débat, ce qui vous transformait instantanément à ses yeux en sbire au service des innombrables ennemis de la Nation !

*

Ces règles ne sont pas moins présentes et efficaces aujourd’hui qu’elles l’étaient lors de leurs manifestations que j’ai évoquées, au début des années 90 ou en 2003, elles le sont davantage.

 

III

 

Raconter une histoire, que c’en soit une comme celle qui a hanté ma vie et m’a poussé dans le dos pendant 40 ans, ou que son point de départ vienne tout juste de vous poper à l’esprit, n’est pas simplement une affaire d’assemblage de mots. La construction du mécano concret d’un récit – l’assemblage de signes qui se retrouvera sur la page – est même, le plus souvent, une fois acquise une solide compréhension du fonctionnement du langage, en tout cas, l’aspect de la narration le plus simple et le plus facile à mener à bien.

Si je devais nommer ce qui à mon sens constitue le cœur véritable de l’entreprise exaltante que c’est, raconter, je répondrais à coup sûr : la lecture. Ou, plus précisément : la capacité de re-lecture – la capacité de relire ce qu’on vient de pondre, de décortiquer – mais sans le tuer, ce n’est pas d’une autopsie qu’il s’agit – ce que l’on vient de dire ou d’écrire, afin de mieux saisir ce que l’on est en train de faire. Pas ce qu’on se dit qu’on est en train de faire, mais ce qu’on est en train de faire dans les faits.

Relisez ce qui précède, en particulier le passage sur les diverses formes que peut prendre une histoire, et il devrait vous apparaitre que c’est le fait de répéter l’histoire inaboutie, et encore, et encore, qui est la clé permettant d’accéder à son éventuel complètement – que la capacité de comparer cette version-ci à celle-là permet d’avancer, certes, mais que la véritable clé, c’est la capacité de comparer et l’une et l’autre à une autre version encore, enfouie en vous, celle-ci, qui n’est pas encore écrite mais qui cherche à sortir.

[Il se rencontre aussi des cas où une histoire peut se retrouver couchée sur le papier dans le temps de faire ouf, mais ça c’est une tout autre affaire – que je n’aborde pas en profondeur ici pour ne pas allonger indûment la lecture. Sachez en tout cas que la possibilité d’écrire vite ne sape en rien la validité de ce que j’affirme. J’en reparlerai un jour ailleurs, s’il y a lieu. Ou bien alors, tenez, si la chose vous intéresse, allez donc lire mon essai Morceaux, ça vous donnera déjà une idée.]

Autrement dit, pour écrire et que l’écriture soit satisfaisante, pour qu’elle fasse la job, le talent à développer chez soi c’est d’abord celui de se lire soi-même. Je ne veux pas dire simplement le talent de lire ce qu’on a écrit, mais aussi et surtout celui de relire ce qui nous a fait écrire comme ceci ou comme cela telle ou telle autre idée qui nous est venue.

Il faut donc apprendre à se voir soi-même non pas uniquement comme l’acteur de séries infinies de gestes de tous ordres, mais d’abord et surtout comme une somme de connaissances, d’intuitions, de désirs encore innomés mais parfaitement réels, effectifs et organisés, une somme bien plus vaste et complexe que ce que nous pouvons en raisonner ou en savoir en principe.

Le « Je » que je connais et fréquente de l’intérieur dans la vie quotidienne, celui auquel je pense spontanément quand je prononce ce mot « Je », n’est qu’une toute petite partie de mon « Je » véritable. Lui, le « Je » total, est constitué pour l’essentiel de réalités qui peuvent parfaitement entrer en action dans le monde sans le consentement de ma conscience. Ce qui revient à dire que la plus grande part – et de loin – de nos vies se déroule en nous hors de portée de cette conscience, et a fortiori de notre raison. À mon sens, laisser entrer dans le champ de la conscience, accueillir dans notre vie quotidienne, et intégrer doucement, sans à-coups (si la chose se peut), la plus grande partie possible de ce qui nous échappe au départ de celui ou celle que nous sommes est le but à rechercher dans la vie. C’est ce que j’appelle – et je suis fort loin d’être le premier à le faire : apprendre à devenir soi.

C’est, je pense, une tâche impossible à achever – tout ce que l’on peut faire, c’est l’entreprendre et aller aussi loin qu’on le pourra durant les quelques décennies qui nous sont allouées.

Or, affirmer et réaffirmer sans cesse, assumer l’existence en nous tous de la prodigieuse masse d’inconnu qui constitue la plus grande part de notre esprit est la fonction primordiale de l’art.

Bien avant d’être une job de conteux d’histoire, de joueux de piano ou de faiseux d’images, l’artiste dit et redit, d’un récit, d’une sonate, d’une toile à l’autre, qu’il n’y a pas que la vie dans le monde qui soit une prodigieuse aventure, mais que la vie qui se déroule en nous – et qui elle aussi constitue une formidable et inachevable exploration – est au moins aussi captivante.

Les deux sont inséparables l’une de l’autre – à moins de faire le choix de devenir une coquille vide qui agite les bras – en choisissant de ne croire qu’à « dehors » – ou un maelstrom étouffant d’images inachevées qui virevoltent – en choisissant de ne vivre qu’ « en-dedans ».

Il ne suffit pas d’avoir une idée : il faut la laisser prendre en nous toute la place dont elle a besoin, plonger en elle, l’explorer, se laisser remplir par les échos qu’elle engendre, la laisser prendre le contrôle de soi aux moments où il le faut, puis, lorsqu’elle a atteint la forme et la masse qu’elle recherchait, l’expulser – à n’importe quel prix.

Or, la culture québécoise telle que je viens de commencer d’en esquisser le portrait est le contraire d’en être une encourageant ce genre-là de plan de vie. Non seulement elle n’incite pas à écouter en soi, elle édicte que rien de vraiment significatif de ce qui peut sortir de soi n’est acceptable… à moins d’avoir d’abord été entériné par la Nation. Au contraire d’encourager à écouter en soi, elle repose sur une attention soutenue accordée uniquement à « dehors », elle nous oblige à rester à l’affût du moindre signe dans notre environnement pouvant nous informer de ce que nous venons de passer une frontière invisible, de transgresser une loi non-dite mais que tous sont sommés de connaitre quand même, et que, si nous ne changeons pas de cap immédiatement, nous allons être éjecté.

C’est sans doute ce qui explique, en partie au moins, le profond soulagement que nous ressentons à répéter sans cesse la biographie des artistes devenus fous ou qui se sont suicidés : « Fiou ! En dépassant pas les lignes tracées à terre, au moins, chus safe ! C’est toujours ben pas parce que moi je fitte que j’ai pas de talent. Il faut jus’ faire très, très, très attention à ne pas en avoir trop ! Ça rend fou ! »

La culture québécoise considère acceptable une œuvre qui pogne, mais uniquement dans les termes qu’elle édicte : soit qui permet de faire du cash (même si c’est bien bas… y faut c’ qu’y faut), soit (ce qui est infiniment supérieur) en faisant brailler les foules sur notre destin commun. Tout le reste : « Vos yeules, si vous voulez pas vous faire crier des noms, qu’on vous fasse péter tout le panneau de breakers ou qu’on vous encourage pas à vous crisser par le châssis ! »

*

Quoi qu’il en soit, raconter, c’est répéter en écoutant à la fois en soi et autour de soi.

L’histoire que je sais depuis 40 ans devoir parvenir à sortir de moi, je l’ai donc reprise, et encore, et encore, de toutes sortes de manières, presque à l’infini. Tout simplement parce qu’aucune des versions que j’avais tentées ne m’avait encore satisfait.

J’ai déjà évoqué, par exemple, qu’à la fin des années 90, dans mes conférences de science po à l’Uqam, je savais déjà pour l’essentiel tout ce que j’avais à y mettre.

Et pourtant, ça ne me satisfaisait pas.

Et Les Cahiers du Hobbit non plus.

À la même époque, j’ai aussi écrit, dans le cadre du Hobbit, justement, à son tout début, la première partie d’une version « nouvelle », de l’histoire – la deuxième partie, quant à elle, jamais complétée, j’avais prévu qu’elle se retrouverait à l’autre extrémité du livre, à sa toute fin : un texte encore inédit, mais plus pour longtemps, intitulé Jean-Christophe, lequel, lui aussi, comme les conférences, résumait fort bien des pans entiers de ce qui m’habite et m’anime sur le sujet de notre vie en société, mais… qui ne me satisfaisait pas non plus – même si c’était pour des raisons totalement différentes de celles qui me faisaient dire que les conférence passaient bien proche de faire la job, très très proche même, mais pas assez.

*

En 2000, écœuré, à bout de forces, j’ai donc sacré tout ça dans un coffre.

Et suis parti prendre une marche.

Laquelle a duré presque 20 ans.

*

Ce n’est que l’an dernier, donc, en janvier, qu’en tapant les premiers mots de l’À propos du blogue que je venais de décider de lancer pour répondre à la lettre d’un jeune auteur, je l’ai rouvert, le coffre.

En fait, il était double.

D’une part des réflexions sur les politiques culturelles et l’histoire de leur développement – que j’avais mises de côté dès 93-94, par-là.

D’autre part les réflexions à proprement parler politiques et historiques liées à mon essai, que j’abandonnai, lui, au début de l’année 2000.

Tout au long de l’année et demi ou presque écoulée depuis la mise en branle du premier blogue, je me suis retrouvé, à mon étonnement complet, et à mon profond ravissement, à refaire en super-accéléré ces deux trajets intellectuels que j’avais mis de côté autrefois.

Autrement dit, je me suis tout à coup rendu compte de ce que j’étais en train de faire là : re-lire, comme je l’ai défini plus haut, toute l’entreprise politique qui a été la mienne et, donc, rouvrir encore une fois le dossier du récit qu’il me reste à écrire.

*

Je rédigeai donc d’abord, et mis en ligne, le blogue La Guerre perdue…, portant sur les politiques culturelles et une partie des combats du début de la décennie 90.

Puis, du même geste ou presque, dans la foulée en tout cas, j’en créai un deuxième, Le Dernier Qui Part Ferme Les Lumières, pour lequel je n’écrivis en définitive qu’un seul texte en deux parties, à la suite de quoi, à mon grand ébahissement, je m’aperçus que je n’avais strictement rien d’autre d’important à ajouter sur le sujet ! Le constat, je vous le garantis, me surprit dans les grandes largeurs : que diable pouvait donc signifier le fait que les milliers de pages, rédigées ou de notes partant en tous sens, qui remplissent les répertoires Hobbit de mon ordi, ne se pressaient pas au portillon pour être reprises sous une nouvelle forme ?! Zilch, pas de réponse.

La seule chose que je savais, c’était que je n’avais aucune espèce d’idée de texte à rajouter. Et que je n’avais même pas le goût de fouiller pour en trouver une.

Je complétai donc le premier blogue, en ajoutant des billets indépendants les uns des autres sur la page Les 30 portes de Barbe-Bleue que j’y avais créée.

Puis j’entrepris, puisque je serai bientôt très pris par les cours que je donnerai à l’Uqam, de faire un peu de ménage dans mes innombrables fichiers.

*

L’une des tâches que j’avais à prendre à bras-le-corps à ce chapitre était très considérable et je ne pouvais certainement pas escompter en venir à bout dans l’immédiat, mais je décidai de quand même faire tout de suite en tout cas ce que j’en pourrais. Elle consistait à repasser à travers les 10 000 et quelques scans de documents que j’ai réalisés des monceaux d’archives accumulées autrefois pour Le Hobbit, et à leur adjoindre des mots-clés identifiant les individus, les institutions ou les thèses mentionnées sur chacun. Un boulot dingue – mais emballant.

Je me lançai donc. Et me mis, sans plan préalable, à faire des choix à la volée, à mesure que les numérisations apparaissaient sur mon écran : « Ah non, pour ce livre-ci, je ne fais qu’une indexation sommaire, j’ai pas du tout envie de m’y replonger. Ah, tiens, lui, oui, j’ai envie, je le fais. » Et ainsi de suite.

Quand tout à coup.

Venant de terminer presque coup sur coup l’indexation de deux livres, je relevai les yeux de mon clavier et de mon écran… et éclatai d’un rire… bon, peut-être pas dément, mais en tout cas sacrément puissant. Et libérateur.

Pourquoi diable ?

Eh bien parce qu’en finissant le deuxième, je venais de me rendre compte que durant tout le temps où j’avais travaillé sur lui, et durant tout le temps où j’avais fait le précédent, quelques jours plus tôt, tandis que je pitonnais et classais mes index, s’était dessiné dans mon esprit… le récit que je cherche depuis presque 40 ans !

Le bonhomme vira… fou de joie !

*

Ces deux ouvrages que je venais d’indexer étaient… mais alors là… aux antipodes l’un de l’autre !

Le premier : l’histoire du journal Montréal-Matin, racontée par un de ses anciens rédacteurs-en-chef…

CLIQUEZ

… et le deuxième : une édition critique de l’œuvre du poète Eudore Évanturel.

Ce dont je venais de me rendre compte, c’était que durant toute l’indexation du premier – et elle fut tout un travail à mener à bien, parce que cet ouvrage constitue une véritable mine d’or : plus de 350 entrées différentes à l’index totalisant, je ne sais pas trop… sûrement 2000 inscriptions, pour 93 scans et 283 pages –, je me disais constamment, presqu’à toutes les deux minutes, des jours de temps : « Ah, voilà ! Mais oui, bien sûr ! C’est formidable. C’est donc comme ça, qu’ils s’y sont pris, les fils de pute ! Ah oui, tiens, regarde, encore ici ! Et ça, là ! Ah les salauds ! » Tout en travaillant, j’avais le sentiment de voir en action un véritable coup d’État permanent en catimini.

Bon, bien sûr, soyons clairs : si la chose m’apparut, ce ne put être que parce que je l’avais déjà lu, le bouquin, et que je connaissais très bien déjà de larges passages de lui et de masses d’autres, que j’avais par conséquent une fort bonne idée de qui ou de quoi l’auteur causait ici ou là. Je ne découvris pas quelque chose de nouveau en l’indexant : ce fut une synthèse d’années et d’années de recherches, de recoupements et de réflexions qui se mit en branle par elle-même. Comme se produit tout à coup un déclic qui nous fait nous dire « Ah, mais oui, mais bien entendu ! Ce n’est pas le monsieur qui bouffe le bambin… c’est le contraire ! » Les études, et lectures, et récaps à l’infini portaient enfin leurs fruits !

Quand j’en eus terminé avec le livre de Bourdon, l’histoire du Québec au 20e siècle, je veux dire l’histoire politique déterminante du Québec, par opposition aux anecdotes et récits des innombrables atermoiements partisans, était claire sous mes yeux comme une carte de Suède sous ceux d’un géographe de par-là-bas. Je voyais le siècle politique ! Et je voyais surtout ce qui l’a animé. Je veux dire : quel projet. Au lieu de contempler un portrait, tout à coup je regardais une radiographie.

Je repassai rapidement à travers l’ensemble de ce que je venais de noter du livre, avant d’entreprendre à sa suite une ou deux autres indexations sommaires.

Ce fut alors que je choisis de retravailler le recueil d’Évanturel, à l’égard de qui j’entretiens un immense respect.

Les photocopies que j’avais numérisées étaient extrêmement pâles et toutes de travers, il fallait donc que je revois leur exposition et les redresse en plus de les indexer. Et c’est là… là ! En lisant la très claire et très pertinente mise en contexte de Guy Champagne… que le yab’ pogna aux vaches !

*

Quand j’eus fini ce deuxième boulot ajouté au premier, j’étais… presque étourdi.

Ça y était ! J’avais trouvé ! Et je n’en revenais pas !

Non seulement je tenais enfin une trame narrative pour ce que je cherche depuis si longtemps à exprimer, mais en plus, cadeau de dieux !, elle venait de jaillir de deux sources représentant chacune l’un des pans de mes recherches : art et politique.

J’avais fini.

*

Je passai les quelques jours suivants à marcher sur un nuage, certain que d’un instant à l’autre la dure réalité allait me rattraper, me péter ma baloune, et que j’allais me taper une chute pas piquée des vers, au terme de laquelle je m’écraserais au sol, la tête rentrée dans le gazon jusqu’aux épaules.

Mais non ! Je repensai à tout ça. N’en écrivis surtout pas un traitre mot. Réfléchis encore. Laissai passer les heures. Lu d’autre poésie encore – pour le pur plaisir de l’âme. Me tapai quelques films nouilles – histoire d’aider un brin le temps à passer.

Et quand l’ « immédiateté » de ce qui s’était saisi de moi et m’avait propulsé en orbite se fut dissoute, quand je me pensai donc parvenu à un point où je pourrais relire, mais « relire ce qu’il y a sur les scans », par opposition à « lire ce que j’aurais eu envie d’y trouver », je revins à mon bureau.

Relu les deux textes.

Et constatai que le nuage tenait parfaitement le coup !

*

Une autre étape débuta alors : « Que faire avec ça ?! »

J’arrivai à cette conclusion : l’écrire, tout simplement.

Mais écrire d’abord à mon « image complétée » une « rampe de lancement », une mise en contexte – ce texte-ci.

Ensuite, réorganiser l’ensemble de mes deux blogues en en rapatriant tous les textes sur un seul, puis en donnant à celui qui en résulterait une couleur sensiblement différente de celle que les deux avaient eue jusqu’ici.

Les classer, ces textes, en trois catégories :

Ceux formant le pourtour de l’image : ceux à proprement parler politico-historiques, au nombre desquels, bien entendu, ceux auparavant réunis sur mon deuxième blogue : Le Dernier Qui Part Ferme les Lumières.

Ceux, disparates, éclatés, qui cherchent à éclairer tel ou tel aspect de mon approche : essentiellement, une grande partie de ceux qui autrefois se trouvaient sur Les 30 portes de Barbe-Bleue.

Enfin, les blocs déjà assemblés : ceux du blogue à proprement parler de La Guerre Perdue… et, pourquoi pas ?! le brouillon intégral des Cahiers du Hobbit.

*

Voilà.

C’est fait.

Ne me reste plus qu’à écrire.

À écrire d’abord une synthèse à toute vapeur, une toile de fond, le strict minimum qu’il faut savoir pour pouvoir commencer à comprendre de quoi je parle.

Puis l’image elle-même. Et elle, je pense bien que je pourrai en venir à bout en une demi-heure. C’est le défi que je me lance.

*

Mais toi mon cœur, ne t’emballe pas.

Fais comme si tu ne savais pas.

 

* * *

La toile de fond

 

Tout le monde ou presque, dans la société où je vis, semble se faire à peu près le même portrait de son histoire – et recourir à la même explication de son état actuel. C’est lui, ce portrait, qui constitue LE fondement de la culture ambiante :

Au départ, quelques vaillants colons sur un territoire immense. Ils sont envahis par une puissance déferlante, dévastatrice, qui cherche de toutes ses forces à les faire disparaitre. Mais ils résistent. Tiennent bon, coûte que coûte. Et leurs descendants d’aujourd’hui sont les héritiers de leur combat farouche, les gardiens de leur mémoire. Le danger est toujours là, à chaque instant – la moindre défaillance de leur part pourrait entraîner leur disparition et l’irréparable effacement du souvenir des glorieuses victoires remportées à grand prix. Tous sont par conséquent sommés de rester vigilants et à l’écoute de Ceux qui savent et qui sont là pour les éclairer.

C’est à partir d’ici que les deux versions dominantes divergent : pour les uns, la seule manière de remplir le mandat sacré est de sortir le Québec de la Confédération canadienne, pour les autres, il faut au contraire l’y maintenir à tout prix. Mais pour l’essentiel, pour ce qui est du récit fondateur, ils sont bien d’accord les uns avec les autres : courage, forêts et grand air, invasion, lutte pour la survie – fragile victoire, au nom de laquelle il faudra lutter pour l’éternité afin de ne pas la laisser échapper. C’est sur cette représentation que reposent les deux discours qui s’affrontent sans cesse, depuis des éternités, qui occupent TOUT l’espace politique, et, à elles deux, empêchent l’intrusion de quelque autre récit historique : celui qu’on appelle fédéraliste et celui qu’on appelle nationaliste – on se demande bien pourquoi, puisque, nationalistes, tous les deux le sont autant.

*

À mes yeux, le récit de notre histoire est tout autre. Et non, je ne vais pas le repasser au peigne fin de bout en bout, je vais me contenter de brosser à gros traits ma réponse à deux des piliers centraux du mythe que je viens d’évoquer.

Premier pilier : avant l’arrivée des Anglais, ici c’était le bonheur, et eux cherchèrent à nous faire disparaitre.

Deuxième pilier : le mythe que je viens d’évoquer serait un reflet fidèle des événements, et il n’y a que sa reconduction à pouvoir assurer la survie culturelle des descendants des colons d’autrefois.

*

Ce territoire immense, il était sous la coupe d’un royaume extérieur au continent. Et ce royaume exerçait son autorité sur lui, le territoire, par des jeux d’alliances avec les Premières Nations qui habitaient là depuis des éternités, puisque que, sur ce terrain, les colons, eux, étaient fort loin d’être assez nombreux pour ne serait-ce que l’occuper – à peine une poignée : un peu moins que la population du Granby d’aujourd’hui… étalée sur tout un continent.

Leur plus profonde originalité, à ces colons, tenait justement à la proximité que certains d’entre eux entretenaient avec les Premières Nations. La notion de frontière leur était inconnue, ils étaient des hommes des bois, des voyageurs, et ont laissé des traces profondes dans la mémoire en inspirant la Chasse-Galerie et des personnages héritiers de leurs valeurs, et vachement tripants, comme Alexis Laloge dans Séraphin, et Le Survenant.

Pour les autres, en revanche, pour ceux des colons établis sur les fermes et dans les villes, la réalité de la vie dans la colonie était bien différente : eux, vivaient sous un régime militaire, en état de guerre presque permanente, sous un gouvernement local qui représentait fort bien les traits les plus insupportables de la mère-patrie, l’un des États politiquement les plus rétrogrades et autoritaires d’Europe. Le régime qui avait cours ici, il la représentait même tellement bien, la mère-patrie, que dans la colonie le simple fait d’oser adresser une supplique aux autorités pouvait vous valoir la prison.

Quand l’autre royaume, celui des Anglais, prit la relève du premier qui était de toute façon dans un tel état de délabrement et d’incurie économique et politique qu’il était sur le point d’être déchiré par une Révolution comme on en avait rarement vu d’aussi profonde, le nouveau maitre ne fit rien – rien ! – pour tenter d’en faire disparaitre les colons. Bien au contraire, il les protégea. En échange, il leur demanda de prêter serment à leur nouveau souverain – ce qui était bien peu de chose en comparaison avec ce que le précédent monarque avait exigé. Il est vrai qu’il se montra aussi fort critique à l’égard de la religion que pratiquaient les colons – ceux qui pratiquaient, en tout cas. Mais cette religion, il n’y avait pas que les nouveaux maitres pour la critiquer : elle était tellement honnie aussi pour ses excès dans l’ancienne mère-patrie elle-même qu’elle était sur le point d’être expulsée lors de la Révolution, et tous les biens de l’Église saisis.

Déjà, tenir compte de ces faits plutôt que de la seule habituelle légende des Temps Bénis de Neuve-France permet de cerner assez bien l’une des raisons centrales pour lesquelles la culture québécoise a pu prendre la forme qui est la sienne aujourd’hui, et la conserver : en entretenant une confusion de tous les tonnerres de Zeus, et qui n’a pas pu être accidentelle, autour de deux phénomènes fort distincts. Celui de la Conquête du Canada, d’une part, et celui de la Révolution française de l’autre.

Sans cesse, dans les livres d’histoire d’ici, on reproche aux Anglais d’avoir à leur arrivée fait ou tenter des choses qui, si la Nouvelle-France était restée française, auraient été des broutilles comparées aux transformations qu’aurait entraînées la Révolution sur le point d’advenir, laquelle aurait nécessairement eut ici aussi des effets extrêmement profonds à tous égards. Les Anglais décrétaient peut-être qu’ils allaient privilégier leurs coreligionnaires, mais si le Canada était demeuré sous l’autorité de Versailles, il est plus que probable que les églises et les couvents d’ici auraient été carrément fermés voire incendiés.

En d’autres termes : en soustrayant les colons d’ici à la couronne française au moment où ils l’ont fait, les Anglais ne les obligeaient pas à une transformation radicale, c’était le contraire qu’ils faisaient : ils leur évitaient d’avoir très bientôt à renoncer à deux au moins de leurs traits distinctifs – le catholicisme et le régime seigneurial.

Qu’est-ce que c’était, le régime seigneurial ? Une institution héritée de l’époque française, qui permettait d’avoir une noblesse d’ici. Il ne fait pas de doute que, si nous étions restés sous le drapeau français, ce régime se serait fait dégommer ici sur un méchant temps après 1789, comme son équivalent a été dégommé en France, et que l’Église elle aussi aurait mangé une volée – comme en France.

Mais l’Angleterre décida de les maintenir tous les deux, et l’Église et le Régime seigneurial, décision qui allait engendrer un véritable nœud de vipères et lui sauter au visage bien avant la Révolution française. Parce qu’il n’y avait pas, jusqu’à la Conquête de la Nouvelle-France, de noblesse coloniale dans les colonies anglaises d’Amérique. Et que les colons de Nouvelle-Angleterre virent d’un très mauvais œil la décision de Londres de conserver celle de l’ancienne Nouvelle-France. N’était-ce pas là, se demandèrent-ils, le signe de ce qu’il pourrait un jour y en avoir une chez eux aussi ? Il n’en était pas question ! Ils exigèrent donc que le régime seigneurial soit aboli ici – l’Angleterre refusa. Et cette pomme de discorde se retrouvera sur la liste des récriminations que, bientôt, les colons américains dresseraient avant de se révolter les armes à la main contre leur propre mère-patrie.

Les Anglais voulaient faire disparaitre les colons anciennement Français ?! Bullshit ! Ils les protégèrent des demandes des futurs Américains quitte à exacerber leur ras-le-bol, et les sauvèrent de la Révolution. Ils ne les protégèrent pas une fois mais deux – en quelques décennies à peine !

Plus tard, ils allaient introduire ici les premiers fondements de la démocratie. Et déclencher de ce fait une transformation culturelle cataclysmique (pas au sens de monstrueuse, mais au sens de « tremblement de terre »). Pourquoi ? Parce que commencer à établir ici des institutions parlementaires allait obliger certains individus au moins à lire sur la politique… pour la première fois de notre histoire.

*

Comment donc, bout d’ ciarge !, dans une société comme la nôtre où des dizaines de milliers de personnes au bas mot savent, au moins à grands traits, en quoi a consisté la Révolution de ’89, peut-on réussir à se faire accroire que, si nous étions restés sous le gouvernement de Versailles, cela n’aurait pas eu la moindre conséquence ici ?! Et, du même souffle, reprocher à Londres d’avoir tenté cent fois moins que ce que les Sans-culottes auraient fait à coup sûr ?!

Et comment peut-on prétendre entretenir la mémoire de nos ancêtres, dont le trait culturel distinctif le plus original et le plus riche consistait à fréquenter assidûment les Premières Nations et à endosser, entre bien d’autres traits, leur rejet de la notion de frontière… en cherchant par une soi-disant indépendance à s’enfermer dans des frontières encore plus étroites qu’elles le sont déjà, et en prétendant que ce ne sont pas elles, les Premières Nations, qui sont les habitantes par excellence de cette terre, mais nous ?! Ce ne sont pas seulement des contresens, ce sont des négations pures et simples de ce qu’on prétend vouloir préserver !

Comment peut-on à ce point se raconter une histoire qui ne tient pas debout sans se faire péter toutes les fuses du poêle ?!

Comment ?! Mais c’est tout simple. Il suffit que tout ce qui ne cadre pas avec le mythe soit interdit de prise en considération. Même des détails comme ça, là, comment vous appelez ça ? Ah oui, la Révolution française.

*

Ce qu’il y a au cœur du prétendu mythe fondateur québécois ne tient donc pas debout, par quelque porte qu’on y entre.

Mais comment diable s’est-il construit ? Et, surtout, comment, saint simonak de joualvert, a-t-il bien pu finir par acquérir la puissance qui est désormais la sienne ?

Ça aussi, c’est tout simple, en tout cas aussitôt qu’on sort du mythe lui-même, que j’ai baptisé il y a longtemps du nom de Mythe du Québec martien et qui repose sur un a priori absolument fondamental : celui qui prétend que RIEN de ce qui a pu se passer dans le monde après 1759 lors de l’arrivée des maudits Anglais n’aurait vraiment eu d’importance ici. Autrement dit, qui affirme que rien de ce qui a pu se passer pendant que Blanche-Neige piquait son somme en attendant le réveil ne serait digne de l’attention d’un vrai Québécois ou d’une vraie Québécoise.

*

Justement, pour le comprendre, ce Mythe du Québec martien, et pour saisir sa portée – et sa monstruosité –, il faut sortir du Québec. Et aller, d’abord et avant tout… en France !

Parce que pour commencer à saisir les implications à long terme de ce qui se passe ici tout au long du 19e siècle puis au 20e, il faut d’abord étudier ce qui se passe en là-bas – l’éviter, c’est tourner le dos à l’essentiel.

Or, qu’est-il, le 19e siècle français ? Une lutte permanente entre les factions qui veulent poursuivre la construction, fort imparfaite, de la société issue de la Révolution, et celles, en face, qui considèrent que cette révolution a constitué un crime contre l’esprit, contre l’histoire, contre tout ce que vous voudrez, et ne rêvent qu’à revenir à la Belle Époque de la couronne d’antan.

Des tentatives sont d’ailleurs entreprises qui vont dans le sens de ce deuxième projet. Après que Napoléon Ier ait eu kidnappé la Révolution et eut mangé sa volée, on remet les rois sur le trône : Louis XVIII, puis surtout son fils Charles X, qui essaye de reculer les montres et tente d’effacer tous les changements advenus depuis ’89.

Cabanis José – Charles X Roi ultra – 1972

Il réussit si bien dans son entreprise qu’il provoque exactement le même résultat que l’Ancien Régime qu’il veut renipper : une deuxième révolution.

En juillet 1830, Charles est obligé de se sauver en exil. Or, ATTENTION, ESSENTIEL : il était bigot jusqu’au trognon et, sous son règne, l’Église, qui à la Révolution s’était faite sortir de France à coups de mornifles, reprend elle aussi, un temps, du poil de la bête – se réinstalle, entreprend de rebâtir le passé et rien que lui, et renouvelle à fond son appétit de pur pouvoir.

Seulement voilà, après que Charles ait été obligé de lever les pattes, la voilà elle aussi, la pauvre Église, à nouveau dans la rue ou peu s’en faut. Et qui se fait crier des injures à pleine largeur de boulevards.

Que font les curés français qui étaient les plus contents sous le roi ? Ils lèvent les pattes à leur tour, et s’en vont parcourir le vaste globe pour apporter la bonne nouvelle : la révolution est une invention du diable, et, du même coup, la démocratie aussi, qui entretient et nourrit des lubies abominables dans la tête des pauvres gens qui ont toujours besoin d’un guide à la main ferme pour ne pas finir par se sacrer les pieds dans la merde et y laisser leur âme. Quelles lubies ? Celle, par exemple, qu’ils auraient par nature, ces pauvres hères, du simple fait qu’ils sont humains, imaginez-vous donc, le droit de dire un mot sur le sort qu’on leur fait subir. Ça, pour le clergé qui avait refait son nid sous Charles X, c’est le sacrilège total ! Et c’est ça qu’à partir de 1830 il part raconter de par le monde, le clergé français, c’est ça qu’il psalmodie, chante en latin et hurle à plein poumons, crucifix à la main, des pôles aux tropiques : « Foin de la démocratie abjecte ! Vive le Pape ! Vive le Roi ! Vive la puissance ! Pis les pauv’, qu’y z’écoutent ce qu’on leur ordonne, qu’y l’ fassent – pis qu’y farment leu crisses de yeules ! »

Fait capital à noter : pour les curés de cette école-là de pensée, ce n’est pas seulement la révolution qui est abjecte, mais tout autant la démocratie, puisqu’elle porte nécessairement en son sein les germes de la révolution. Haïr l’une, c’est nécessairement, à leurs yeux, exécrer l’autre aussi.

*

Je vous passe les détails, parce qu’il y en a un char pis une barge, et je saute directement au punch : la doctrine que le clergé français de sous Charles X a commencé d’édifier s’appelle l’ « ultramontanisme ». « Ultra » : par-delà, « montanisme » : montagne(s) – « par-delà la ou les montagne(s) ». Quelles montagnes ? De France : les Alpes. Qu’y a-t-il par-delà les Alpes ? De France : l’Italie. Qu’y a-t-il en Italie ? Rome. Qu’y a-t-il à Rome ? Pour eux : le Pape.

L’ultramontanisme, c’est une doctrine – qui va devenir et pour longtemps extrêmement puissante dans l’univers catho – qui affirme qu’il n’y a qu’une seule autorité absolue : le Pape. Que son autorité, elle l’est même tellement, absolue, qu’elle est au-dessus de celle des États, ce qui signifie que le Pape et ses représentants ont le droit de nier la légitimité de lois civiles, de lois dûment votées par des gouvernements élus, qui selon lui vont à l’encontre de la doctrine !

C’est donc, en résumé, l’équivalent, mais longtemps d’avance, de certaines des doctrines qui empoisonnent l’Islam de nos jours.

*

Or, au cours de leurs voyages, les valeureux propagateurs de cette vision du monde vont compter des points dans nombre de pays.

Parmi ces pays, il y en a un, en particulier, où ils vont péter des scores faramineux – bon, ce n’est pas un pays, pas vraiment, mais c’est tout comme : il s’appelle « Canada français ». Là, les Ultramontain vont prendre le pouvoir, et vont le garder… jusqu’au moment où j’écris ceci !

Oui, oui, vous avez bien lu : ils ne l’ont jamais perdu.

Regardons ça vite, vite.

*

Ça commence avec l’arrivée d’un personnage qui s’appelle Charles-Auguste-Marie-Joseph (sans gag) de Forbin-Janson, et qui est « monseigneur ».

Forbin-Janson, on doit en convenir, abusa plus que personne des procédés spectaculaires, bruyants, qu’on [lui] a souvent reprochés ; plus que personne, il chercha les gros effets, mêla la cause royale à la cause de l’Église, convaincu de bonne foi que sans la monarchie la religion ne pouvait subsister. La discrétion n’était point sa vertu majeure et la rectitude de son jugement se trouva plus d’une fois en défaut. Autoritaire, entier, absolu, il n’admettait ni tempéraments, ni précautions, ni nuances ; aucun obstacle ne l’arrêtait, aucune déconvenue ne l’instruisait.

Jean Leflon, historien ecclésiastique

Il va se mettre à faire des sermons à la chaîne, à travers l’Amérique du Nord mais tout particulièrement au Québec – où il va attirer des foules immenses, dit-on. Encore en 1910…

… une biographie de lui parait à Québec-Ville, tellement extatique qu’on a parfois l’impression que l’auteur devait lever de terre en en traçant les lignes.

Forbin-Janson lance un formidable mouvement… et en quelques années, les Ultramontains vont avoir pris le contrôle absolu de l’Église canadienne – les tout derniers à leur avoir résisté ayant été, si je me souviens bien de mes lectures, les Sulpiciens de Montréal – mais eux aussi seront bien obligés à leur tour de finir par baisser pavillon.

Quoi qu’il en soit, à partir de la deuxième moitié du 19e siècle, l’Église, ici, est une église délirante, essentiellement politique, pour laquelle la foi est en définitive secondaire – et la charité, donc ! –, une Église qui n’a qu’un seul but : le retour à l’ancien ordre des choses, au temps de la monarchie absolue en France. Et son ennemi à mort… le changement. Et du coup, donc, la curiosité, la démocratie – et tout ce qui n’a pas été aspergé d’eau bénite puis coulé dans le ciment pour l’éternité.

*

Et maintenant, puisque nous sommes revenus au Canada, restons-y.

Politiquement, les alliés du clergé catholique devenu ultramontain sont bien entendu les Conservateurs – la chose ne devrait pas trop vous étonner.

Quand vient la négociation qui va mener à la Confédération, les Conservateurs et les Ultramontains de ce qui va devenir le Québec ont donc un objectif crucial à atteindre : éviter à tout prix que l’éducation relève du futur pouvoir central. L’éducation, c’est la clé de voûte du projet ultramontain québécois…

 

Nadia F EID, Clergé et pouvoir politique – Ultramontanisme au milieu du 19e siècle – 1978

… elle DOIT donc relever des provinces, c’est-à-dire, ici en tout cas… d’eux. Sans compter que la création de ce pouvoir central, bien des gens de gauche de l’époque l’ont appelée de leurs vœux, et que les visées de pareils suppôts de Satan, on sait ce que ça donne, allez, quand ça se mêle d’éducation, on a vu ça en France.

Comme vous le savez aussi bien que moi, à ce coup-là aussi, les Ultramontains l’emportent : l’éducation sera sous l’autorité des provinces.

[C’est vraiment dommage que je doive avancer à toute vapeur, parce qu’il y a à ce chapitre-là de l’histoire des passages magnifiques – mais bon, il faut ce qu’il faut.]

À partir de la fin des années 1860, plus personne d’autre que les Ultramontains québécois ne peut se mêler chez nous d’éducation. En 1875, le mandat exclusif leur en est même confié par le gouvernement, conservateur comme il se doit, de Boucher de Boucherville, et restera sous leur gouverne exclusive jusque dans les années 1960.

Même, en 1897, une simple tentative de la part du gouvernement de Félix-Gabriel Marchand, bien évidemment libéral, du temps où les Libéraux avaient encore une tête sur les épaules, tentative pour se mêler du choix des manuels scolaires, fait bondir de fureur monseigneur Bruchési, qui saute sur le premier bateau en partance pour l’Europe et va piquer à Rome une scène de tous les diables. Je ne sais pas si j’aurais la même impression aujourd’hui mais, dans le temps, la première fois que j’ai lu dans ses Mémoires le récit que Raoul Dandurand fait de l’incident, il m’avait fait hurler de rire : peu de temps après, le gouvernement du Québec reçoit une lettre du Vatican, demandant en substance « Non, mais, c’est quoi, l’escogriffe qui vient débarquer cape au vent ?! Qu’est-cé que vous lui avez fait, sacré nom d’une bobinette, pour le rendre hystérique à ce point-là ?! »

C’est clair ? 1867 = prise de contrôle totale de l’éducation, au Québec, par les Ultramontains.

*

Et maintenant, examinons une des conséquences les plus terribles de cette décision de 1867. Elle est toute simple : sous le contrôle des Ultramontains, le système scolaire québécois va cesser com-plè-te-ment de former des esprits ouverts aux thèses chères aux Libéraux. Désormais, il n’y aura plus que la doctrine ultramontaine du Passé Sacré et autres luttes à mort contre la démocratie maudite, qui auront droit de cité. Ce qui fait que les derniers vrais Libéraux – qui ont, pour nombre d’entre eux, subi l’influence soit des Patriotes ou de certains de leurs alliés, soit, à la génération suivante, de gens formés directement par ces Patriotes ou leurs alliés, vont ou mourir ou prendre leur retraite autour des années 1940.

Après ce moment-là, que ce soit sur la scène intérieure (Québec-Ville) ou extérieure (Ottawa), tous les soi-disant Libéraux à apparaitre auront peu ou prou été formés à l’école ultramontaine.

Avec quelles conséquences ?

J’y arrive.

*

Une fois l’éducation bien prise en main, ce que les Ultramontains ont de plus urgent à faire pour rendre leur position inattaquable à jamais, c’est de contrôler absolument le récit national : le récit que la société se fait de sa propre histoire, de là d’où elle vient, et de ce qui l’anime.

Pour ça, il leur faut un historien « taillé sur mesure » – pas de problème, ils s’en taillent un, ils ont largement les moyens. Il s’appelle Lionel Groulx. On l’envoie étudier en Europe et côtoyer tout ce qu’il a envie de fouiller – c’est à dire essentiellement ce que de nos jours on appellerait l’extrême-droite. À son retour, on lui confie la tâche de former les jeunes historiens qui poursuivront la job.

Or, le récit que je vous ai fait plus haut de l’Âge d’or saccagé par l’arrivée des Anglais, il est de lui.

C’est très précisément ce qui lui avait été demandé par ses boss à la calotte violette : inventer un mythe tourné exclusivement vers un passé créé de toutes pièces, un passé qui parlerait de danger omniprésent et de rien d’autre, afin de faire tenir tout le monde tranquille.

*

À partir de l’apparition de Groulx, l’histoire que le Québec se raconte à son propre sujet ne bougera plus. Elle deviendra sacrée, intouchable, comme l’aiment les autoritaires qui en ont commandité la rédaction.

Je pourrais vous passer le 20e siècle, presque année par année, et vous la montrer envahir petit à petit toutes les sphères d’activité, tout en excluant, inlassablement, à grands coups de procès d’intention et de cris de putois, tout ce qui ne fait pas son affaire.

Résultat : encore aujourd’hui, il n’y a plus qu’elle à avoir droit de cité. Et si vous tentez de vous lancer dans une autre vision de là d’où nous venons, les gens ou bien ne comprendront même pas de quoi vous parlez, ou bien… vous pèteront des crises d’angoisse et vous accuseront de vouloir pisser sur la tombe de leur grand-mère.

Ce qui revient à dire, comme je vous l’avais annoncé plus haut, que le règne ultramontain se poursuit toujours aujourd’hui. Mais sans col romain.

Pourquoi a-t-il été abandonné, le col romain ?

Tout simplement parce que, en 1960, un événement capital était sur le point d’advenir… à Rome ! Le Concile Vatican II. Et qu’en conséquence la position des hyper-réactionnaires dans l’Église, réformée comme elle le serait après le concile, avait toutes les chances de devenir intenable.

Donc ?

Donc… off le col romain – de toute manière, ça faisait un sacré bout’ que ce clergé-là n’avait la foi qu’à l’heure de la messe et du chapelet, et encore.

Off le crucifix : on se lance en politique, en syndicalisme, en travail social, ou dans la fonction publique.

C’est le coup de Superman : des milliers et des milliers de curés héritiers spirituels directs de Forbin-Janson s’engouffrent en soutane dans des cabines téléphoniques et en ressortent un instant plus tard en complet trois pièces, déguisés en sous-ministres, en profs d’université, en présidents de la CSN, en ministres à Québec… ou en Premier ministre du Canada.

Leur doctrine ? Toute simple : rien n’est plus important que le culte de la langue, et de rien d’autre – puisqu’elle doit désormais, en l’absence du prétexte de la foi, supporter à elle seule comme une grande tout l’édifice de contage de balounes. En fait, on ne tient pas plus à elle qu’autrefois on n’avait la foi : elle n’est rien d’autre qu’un prétexte, essentiel au maintien de la chimère.

Pour le reste, ils se séparent en deux factions mais parfaitement interchangeables : l’une s’appelle fédéraliste, et l’autre nationalise – ou séparatiste.

Pourquoi ?

Parce que s’il n’y en avait qu’une, le canular sauterait aux yeux, même des aveugles.

Les nationalistes prétendent parler du cœur et de l’âme – ils sont en charge des trémolos. Les fédéralistes prétendent parler au nom de la raison raisonnable – ils sont d’un ennui mortel, mais ce n’est pas grave, ils remplissent même comme ça l’illusion qu’il y aurait deux camps.

*

Leurs points communs ?

Entre autres…

Bouhouhou, la langue, la langue, la langue – dont ils se contrecrissent tous en réalité comme de l’an 40.

Et une haine terrible, un mépris abyssal pour tout ce qu’ils ne peuvent pas contrôler de A à Z. Au premier chef : ceux et celles d’entre leurs ouailles qui pourraient risquer d’évoquer autre chose que ce qui doit l’être, ceux et celles qui sont intenables, presque par nature – dit en tout cas la légende : les artistes.

En 1918, on sacre Albert Lavergne et sa Scouine aux vidanges. En 34, c’est le tour de Jean-Charles Harvey et de ses Demi-Civilisés. Après 48, Borduas, père du Refus Global, devra s’exiler aux USA. En 1960, on élit les Libéraux à Québec, qui prétendent mettre de l’avant un programme dont on efface immédiatement, et à jamais, l’Article I qui prétendait mettre le soutien à la culture au cœur de la réforme de l’État. Et en 92, on adopte la politique Frulla, qui énonce que les seuls artistes à avoir de la valeur seront dorénavant ceux qui pognent et qui rapportent du cash.

*

Oh, et puis…

Leur drapeau : adopté en 1948, inspiré directement d’un étendard religieux – une joke à l’état pur.

*

Et voici enfin…

 

L’image complétée

 

Nous sommes en 1980, au printemps.

J’ai 25 ans.

Je viens de sortir d’une séance du Conseil d’administration du CEAD, rue Cherrier – c’était, je pense bien, la première fois que j’y mettais les pieds.

Je suis secoué.

Toute au long du C.A., on a discuté sans cesse des difficultés économiques, pressantes à tous égards et pour le CEAD lui-même et pour ses membres, les auteurs dramatiques.

J’ai voulu parler d’un Mémoire que j’ai lu récemment, et qui traitait de ces questions et de leurs solutions possibles, mais tout le monde a éclaté de rire à gorge déployée.

René-Daniel… des Rapports, des Livres et des Mémoires sur la culture et son développement, au Québec, il y en a des entrepôts complets, remplis jusqu’au plafond. On les tablette aussi vite qu’on les pond…

… m’a-t-on expliqué.

*

Et à présent je suis là, debout sur le trottoir, et je me demande… « pourquoi ? »

Pourquoi le rire ? Pourquoi les Rapports inutiles ? Pourquoi la pauvreté ?

Je ne le sais pas encore, mais ces pourquoi et leur innombrable descendance seront mes compagnons de tous les jours ou presque, durant les 40 prochaines années ou peu s’en faut.

Plus d’une fois, ils passeront à un cheveu de me rendre fou. Fou de vertige. Fou de colère. Fou de désespoir.

Mille fois, on refusera de m’adresser la parole parce que j’aurai osé les soulever sans cesse.

Je deviendrai pratiquement un proscrit, à cause des amorces de réponses que j’aurai eu le culot de formuler sur la place publique.

Mais je continuerai de creuser. Et de creuser. Et de creuser encore.

Alors que pourtant.

La réponse est si simple.

*

Lève donc les yeux, jeune René-Daniel, au lieu de regarder les haies et les escaliers de la rue Cherrier, ou de contempler le bout de tes runnings.

Lève les yeux, je te dis !

Regarde, là ! Tu vois, là, le drapeau bleu orné d’une grosse croix blanche et de quatre grenouilles éffouérées qui tirent la langue ?

Et puis regarde, là, juste là, l’affiche pour le Oui au référendum qui approche – l’affiche accrochée à ce balcon. Et cette autre, là. Et puis encore celle-là. Et celle-là. Et celle-là. Il y en a partout ! Et puis le grand placard publicitaire fixé sur le côté de l’autobus qui vient de passer.

Tu les as vus ?

Tu les as bien vus ? Tu es bien certain ?

Eh bien maintenant, je vais te l’expliquer, “pourquoi”.

*

Parce que ce que la création représente déjà dans ta vie, cette exploration, en soi, pour parvenir à discerner de nouvelles avenues, ressentir de nouveaux souffles, entendre chantonner de nouveaux rêves… eh bien… il était une fois… un homme qui détestait tout ça.

Il détestait… tout ce que tu aimes. Mais plus que tout, il haïssait cette exploration qui est le cœur de ta vie. Et il avait voué sa vie entière à la combattre. Parce que, pour lui, l’homme n’a qu’un seul devoir. Obéir.

C’était un homme aux yeux de qui ce qu’il y a au centre de nos vies n’avait aucune valeur. Ne comptait pour lui que le respect de l’autorité. Un homme qui croyait que nous ne venons pas au monde pour chercher, et encore bien moins pour chanter, mais pour les passer à genoux, nos vies. À genoux sur un prie-Dieu. Ou à genoux devant ses maîtres.

Il vivait il y a tout un siècle de ça.

Et il est sans doute l’homme à avoir, à lui tout seul, le plus fait pour façonner la culture de la société où tu vis.

Et son rêve à lui ressemblait, entre autres, à ceci :

C’est lui qui inventa l’idée d’un projet d’indépendance pour le Québec. Il le voulait indépendant pour qu’aucun obstacle ne se dresse plus entre son rêve d’un culte d’un passé inventé et sa réalisation. Et maintenant, regarde à nouveau les affiches qui t’ordonnent de voter Oui au référendum, regarde-les bien.

Il rêvait d’un pays où les gens seraient devenus incapables d’imaginer la vie autrement que tournée vers le passé – vers un passé glorieux – révolu, chimérique, mais dont il allait aider à imposer l’idée qu’il a été le nôtre. Et que rien n’est plus important que d’en entretenir le souvenir.

Il rêvait d’un pays où les livres devraient être approuvés avant d’être mis sous presse. Et où n’auraient le droit d’être lus que ceux qui chanteraient le passé, figé pour l’éternité dans un gloire inventée de toutes pièces.

C’est lui le premier qui eut l’idée d’un drapeau pour le Québec indépendant auquel il rêvait. L’essentiel de ce drapeau, tu peux le regarder toi-même, relève les yeux, c’est lui, là, qui ondule dans le soleil – avec ses fleurs de lys, comme sur le papier à lettre du courrier que ton gouvernement t’envoie.

*

Comprends-tu ?

Comprends-tu ce que je te raconte là ?

Je suis en train de te dire que tu vis dans un coin du monde qui est prisonnier des fantasmes d’un fantôme.

Et qui ne le sait même pas.

À peu près personne ne connait son nom – Non, non, ce n’est pas Groulx, pas du tout. Non, Groulx, ce n’était qu’un exécutant servile, un homme sans envergure qui se faisait du capital en exploitant les idées des autres. Il était la marionnette, Groulx, pas la main.

Tu ne le connais pas, son nom, à cet homme-là qui l’était, lui, la main. Mais moi, oui. Moi, je le connais. Je te le dirai un jour. À voix basse. Mais ce n’est pas son nom, qui importe. Ce sont ses rêves, qui importent.

*

Tu as compris ce que je viens de t’expliquer ?

Tu as bien compris, ce que tout cela implique ? Non, n’est-ce pas ?

Non. Il te faudra y réfléchir encore.

Et pleurer.

Pleurer beaucoup sur le prix exorbitant que ce coin du monde a souffert et continuera de souffrir, en ignorance, en pauvreté, à cause des rêves réalisés de cet homme.

Pleure, pleure. C’est bien le moins que tu puisses faire.

*

Et puis.

Quand tu en auras fini de pleurer… va.

Va écrire. Va chanter.

Et laisse à leur culte les adorateurs de fantômes.

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(22 avril au 02 mai 2018)

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