Ou
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Quand s’effondre en une nuit
des pans entiers de ce que vous pensiez penser
ou croyiez.
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Et que vos yeux changent à jamais.
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Note
Vous pouvez aussi écouter ce texte, mon entrevue à son sujet avec Alexis Martin et un texte de Lorca en suivant les liens tout au bas de cette page.
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Automne 1997.
Je suis plongé jusqu’aux oreilles dans l’écriture de mon essai [01] inachevé, lorsque…
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« LORCA »
Les Cahiers du Hobbit, tome II
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Un soir, mon ami Jean-François m’appelle…
C’est lui, Jean-François qui, un samedi, quelques mois plus tôt, alors que j’arrive chez lui pour souper, me brandit sous le nez un article du Devoir.
C’est une entrevue avec un monsieur qui s’appelle Rosaire Morin. Jean-François me lance : « C’est pas croyable. Le Devoir lui accorde une entrevue de plus d’une demi-page à la une de sa section Économie du samedi, et le journaliste n’a même pas la décence de nous dire qui c’est, le bonhomme. Pas un mot. Tu sais c’est qui ? Tu sais c’est qui, ça, Rosaire Morin ? » Moi, je le regarde comme s’il était tombé sur la tête ou me jouait un tour : non, je ne sais pas qui c’est. Pourquoi ? Rosaire qui ? Je lis rapidement le papier, qui parle d’une étude que le monsieur vient d’achever sur le détournement éhonté des économies des Québécois auquel, selon lui, se livreraient les Canadiens-anglais. « C’est un nationaliste, en tous cas. Ça, c’est clair. Qu’est-ce qu’il a de si spécial ? »
Jean-François part en courant et revient, un livre à la main qu’il feuillette à toute vapeur, cherchant un passage. Il m’explique : le livre [02], paru peu de temps auparavant, porte sur un criminel de guerre français, un des chefs des milices pétainistes durant l’Occupation, condamné à mort par contumace en France et qui, au début des années cinquante, s’est réfugié au Québec où tout un groupe de personnalités politiques et religieuses le protège. À un moment donné, le gouvernement fédéral risquant de l’extrader, une pétition se met à circuler, exigeant qu’on n’en fasse rien. Belle gang ! Jean-François m’explique que ce qu’il cherche, c’est la page où l’auteur donne la liste des signataires de la pétition. « Ah, ici ! » Il me sacre le livre en plein visage, comme s’il venait de trouver un ver de terre dans sa soupe; du doigt, il indique une ligne. Je lis : « Rosaire Morin, président général des Jeunesses laurentiennes. » Je fais « Oups… »
C’est comme ça que tout a commencé. Par petits cercles concentriques, d’abord : Rosaire Morin, Bernonville, Les Jeunesses laurentiennes, et les autres signataires qu’identifie Yves Lavertu. Puis, en cercles de plus en plus vastes, avec de plus en plus de ramifications : le Devoir, le Goglu, le chanoine Groulx, l’Action française, Tardivel, Monière, Doris Lussier, Adrien Arcand, Charles Maurras. Et puis les Papes, et puis les évêques, et puis les curés. Et puis les thèses qui dorment sur les tablettes de bibliothèques universitaires. Et puis les archives du Congrès juif. Et puis Trudeau, Michel Chartrand, Duplessis. La Garde de fer. C’est au beau milieu de ces recherches-là qu’éclate l’ignominieuse Affaire Jean-Louis Roux, ignominieuse par la médiocrité de la couverture qu’en font les médias, les mensonges et le silence des intellectuels, des historiens entre autres. Des soi-disant historiens. Jean-Louis est abandonné par tout le monde, au beau milieu de la place, comme s’il était seul responsable de tous les maux du monde. Le Point, infect, à Radio-Canada, qui donne le crachoir à Gilles Rhéaume et explique qu’il n’y a jamais vraiment eu de fascistes au Québec. You bet ! Et puis l’Actualité, qui entre dans la danse.
Et nous deux, Jean-François et moi, on est là, avec nos piles de livres, nos piles de photocopies qui s’entassent plus vite que je ne peux ne serait-ce que les classer. Le Quartier Latin. Bourgault. La Droite. Pelletier. Le Jour de Jean-Charles Harvey. Les mémoires. André Laurendeau. Fred Rose. Frank Scott. Henri Bourassa. L’Affaire Plamondon. L’Affaire de la synagogue de Québec. Anticosti. Jean-Louis Gagnon. René Chaloult. Le torchon de Carillon. On n’a même pas besoin de fouiller : tout est là, noir sur blanc, il suffit d’ouvrir les livres, les journaux, et des paragraphes entiers nous sautent au visage. Déjà, pour moi, ce n’est plus la découverte de l’ampleur du fascisme chez nous, qui est accablante, mais celle du silence. Le silence d’aujourd’hui. Ce qui s’est passé à l’époque est dégoûtant, certes, et à plus d’un titre, mais le silence ! Le silence ! Comment expliquer le silence et les mensonges énormes qui continuent d’être proférés chaque jour sans la moindre pudeur ?
Et puis, petit à petit, à mesure que les fils qui partent de la fin du XIXe se déroulent jusqu’en 1930, en 1940, puis continuent leur débobinage jusqu’à nous, l’image se met à devenir d’une clarté bouleversante. Jean-François et moi, et d’autres amis, nous nous appelons trois, quatre, six fois par jour, ne serait-ce que pour nous assurer que nous ne sommes pas en train de dérailler complètement. Mais non ! À chacun de mes appels, Jean-François a découvert autre chose, une nouvelle source, un nouveau passage. À chacun des siens, j’ai avancé dans le dépouillage et de nouveaux liens sont apparus. L’évidence est telle que j’en viens à douter de notre santé mentale ne serait-ce que du fait qu’il n’est pas possible de cacher une réalité aussi énorme ! C’est absolument impossible ! Et pourtant les faits sont là : non seulement il y a eu des fascistes, mais ils n’ont rien eu d’un accident. Ils ont duré. Ils ont proliféré. Ils ont mené le bal politique. Et social. Et ils n’ont jamais été battus. Et ils ne se sont jamais dédits. Et ils sont encore là. Et ils ont eu une relève vigoureuse. Et elle est encore là. Et elle règne. Elle règne même tellement qu’elle contrôle ab-so-lu-ment l’information qui circule sur son compte.
Non seulement une hideuse saloperie comme l’Action nationale continue-t-elle de paraître en 1997, mais elle célèbre publiquement son quatre-vingtième anniversaire, appuyée par une ribambelle de soi-disant penseurs, au moment même où les journalistes et les nationaleux claironnent à qui mieux mieux que ceux qui prétendent qu’il y a déjà eu des fascistes au Québec sont des menteurs ! Alors que des monuments innombrables, des boulevards, des édifices publics, crient leur victoire !
Désormais, à mesure que j’avance dans l’étude et la mise en ordre des informations, des liens se tissent aussi avec des événements que j’ai vécus, des discours que j’ai entendus, des positions à la défense desquelles j’ai assisté sans comprendre dans quelle logique elles s’inscrivaient. Je sortais de là tout étourdi, avec le sentiment très net, vertigineux, que « quelque chose » ne collait pas. Combien de fois, depuis mon adolescence, ai-je cru que j’étais fou parce que soudain venait de se dérouler sous mes yeux un événement que j’étais absolument incapable de situer dans une séquence logique : les faits ne cadraient absolument pas avec le discours sur eux. « Mais qu’est-ce qui m’échappe donc, que tous les autres ont l’air de si bien comprendre ? » Et comment se faisait-il que je n’avais pas ce sentiment-là quand j’étais ailleurs qu’au Québec ? Eh bien là, à mesure que le dessin des véritables enjeux politiques québécois se trace sous mes yeux, à mesure que je replace les faits dans leur ordre chronologique, ça y est : je me mets à les comprendre, ces discours, ces événements. Ils ne constituent plus autant d’énigmes. Et je sais désormais que ce n’était pas dû à ma capacité de les comprendre, si leur sens m’échappait.
Je passe presque chaque jour par toute la gamme des émotions. Révolte. Accablement. Attendrissement. Solidarité. Colère. Rage. Apitoiement. Je suis jeté de tous les côtés comme un bouchon de liège sur l’eau, dans la tempête.
Je crois le choc passé. Mais je n’ai encore rien vu.
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Un soir, donc, un simple passage que Jean-François me lit au téléphone va véritablement, cette fois, river le clou. Pourquoi est-ce l’évocation de cet événement-là et pas d’un autre, qui va faire se lever l’ouragan ? Je n’en suis pas certain. À cause du lien qui m’apparaît avec Lorca, je crois. Mais plus encore, peut-être, c’est la déchirure, le sentiment physique d’une déchirure, juste là, en pleine poitrine, qui sera terrible. En quelques heures de tourmente, une transformation encore plus définitive et surtout plus profonde que toutes celles que je me souviens avoir connues va se produire : le passage du statut d’observateur du mensonge, à celui de victime impuissante de ce mensonge.
Et la surprise. La surprise à la découverte de ce que l’on peut être en colère jusqu’au point que j’ai connu ce soir-là. Sans tuer.
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C’est un soir donc. Et Jean-François m’appelle. Je suis en plein travail. Il veut me lire un passage d’un bouquin sur lequel il vient de tomber. D’abord, je ne saisis pas très bien le sens ni la portée de ce qu’il me dit. J’entends bien que lui est bouleversé, emporté. Mais moi, le sens des mots ne m’atteint pas vraiment : je suis encore pris par le passage avec lequel je me débattais quand le téléphone a sonné. Il a fini de lire. Nous raccrochons. Je tente de me remettre au travail mais j’ai perdu le fil de ce que j’étais en train de rédiger.
Et puis. Et puis je me mets à comprendre. Ou plutôt : les mots me rejoignent. Leur sens s’enfonce en moi, doucement, comme. Comme une lame. Mais glaciale. Rien ne bronche.
Quelques heures plus tard, tout à coup, la vague déferle. J’ai l’impression que tout le monde que j’ai connu se défait. Je me jette sur l’ordinateur et me mets à taper, comme un fou, éperdu. Pour ne pas être emporté. Le lendemain, je note que je tapais sans même, par longs moments, pouvoir lire les mots à l’écran tellement je pleurais.
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Voici les faits.
En 1936, le gouvernement légitime d’Espagne est soumis aux attaques du général fasciste Franco, massivement appuyé par les fascistes italiens et les nazis. Une délégation officielle du gouvernement espagnol effectue une tournée au Canada pour ramasser des fonds qui serviront à acheter des médicaments pour la population civile de Madrid bombardée par les fascistes. Des rassemblements ont déjà eu lieu à Toronto, à Hamilton, à Ottawa. Mais celui de Montréal est annulé quelques heures avant d’avoir pu être tenu : la police prétend ne pas pouvoir assurer la sécurité des orateurs et, de toute façon, les responsables de la Ville font bien sentir aux organisateurs du rassemblement qu’ils n’ont que du mépris pour ce qu’ils représentent. Environ cent cinquante personnes – les organisateurs du rassemblement avorté, leurs proches et quelques alliés – se réunissent à l’Hôtel Mont-Royal, l’édifice qui des années plus tard deviendra ce que nous appelons de nos jours les Cours Mont-Royal, sur la rue Peel. Mais une foule de protestataires contre la tenue du rassemblement s’amasse devant l’aréna [03] où il devait originellement avoir lieu : ils n’ont pas été prévenus de l’annulation. Fâchés de trouver les portes fermées, ils décident de se rendre à Westmount, où la rumeur prétend que se serait déplacé l’événement. La cohorte se met en marche. Le Maire de Westmount, prévenu de l’approche de cette foule enragée, exige de la police de Montréal qu’elle l’empêche d’entrer sur le territoire de sa ville. Les journaux de l’époque ne précisent pas le nombre de manifestants pro-Franco, mais rapportent qu’il faudra entre quatre et cinq cents policiers, massés à l’intersection de Sherbrooke et d’Atwater, pour les empêcher de traverser ! et que, refluant, il leur faudra jusqu’à Saint-Denis pour se disperser ! Le directeur de l’hôtel Mont-Royal, entendant le vacarme de cette foule qui approche, convaincu qu’on va mettre son établissement à sac, ordonne aux cent cinquante organisateurs et à leurs acolytes de partir et, devant leurs protestations, fait éteindre les lumières de la salle où ils sont réunis. Cette foule menaçante, qui approche, scande : « À bas. À bas les communistes. À bas les Juifs. »
Voici ce que j’écris cette nuit-là et le soir suivant.
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Je ne prétends en aucune façon faire œuvre d’historien. Je ne doute pas un instant de la possibilité que plusieurs de mes hypothèses soient fausses – en partie ou dans leur totalité. Simplement, je n’ai le choix, si je veux comprendre, que de tenter, avec les risques que cela comporte, tout seul, à ma manière, d’expliquer de mon mieux le dessin que forment sous mes yeux les quelques morceaux devant lesquels je me suis arrêté, puisque les historiens, les politologues, les philosophes, les artistes, dans leur écrasante majorité – je dois me retenir à quatre mains d’écrire : tous !, comme un cri ! – jouent les Polonius, se contentent de grimacer, de secouer la tête, penauds, et de trouver que Hamlet n’est pas même fou, juste excité, un peu, le pôvre, c’est de son âge, et puis qu’il est en amour avec leur fille, amoureux fou, ce sont les hormones qui veulent ça, alors n’est-ce pas… Jamais ne semble leur traverser l’esprit la pensée que la seule façon de ne pas devenir complètement fou, dans une atmosphère aussi empuantie que celle de la Cour de Danemark, c’est de le devenir beaucoup.
Qu’est-ce qu’il allait faire, Champagne [04], à Télé-Québec, à raconter que le chanoine n’est plus depuis longtemps une référence au Québec ? À quoi il joue ? Sur quelle planète il vit ? De quelle matière il est fait ? Où est-ce qu’il a les yeux, les oreilles, la tête, le cœur ? Qu’est-ce qu’il allait foutre au Point, Durocher [05], à servir de maillet pour frapper sur Delisle [06] ? De quel droit s’imagine-t-il que l’histoire lui appartient ? Qu’elle est sa chasse gardée ? C’est le contraire qui est vrai : notre histoire, c’est lui qui en est le gardien en nos noms et non elle la garante de son statut social à lui ! Qu’est-ce que nous en avons à branler, des inimitiés qu’il pourrait s’attirer en disant la vérité sur ce qu’il ne peut pas ne pas savoir ? Comment peut-il prétendre qu’il n’y a pas eu de fascistes au Québec alors que, le soir de la manifestation organisée pour empêcher que des représentants accrédités, passeports diplomatiques en main, des représentants de l’État constitué d’Espagne, de la République espagnole !, prennent la parole à Montréal – alors qu’ils l’avaient pu à Toronto, à Ottawa, à Hamilton, chez les Anglais, chez les salauds qui ne nous veulent que du mal ! –, des étudiants scandaient « À bas ! À bas ! À bas les Communistes ! À bas les Juifs ! », le 23 octobre 1936 !
Grenade, 19 août 1936 – deux mois plus tôt : dans un cimetière, Federico Garcia Lorca est battu à coups de crosses de fusils puis fusillé.
Qui scandaient ! Pour les empêcher de parler !
Soixante ans plus tard, moi, j’en crève de honte.
Et Durocher, lui, il hoche la tête en faisant quelque chose comme « Tut tut, replaçons tout cela dans un juste contexte. » Les « détails de l’histoire » de Le Pen parlant des fours crématoires, ça n’a pas dû le faire bondir non plus, Durocher.
Ce soir-là, en 36, ce soir-là, un soir de honte nationale, que nous devrions célébrer chaque année en nous imposant un heure de silence, d’un bout à l’autre de la province, black-out radio, black-out télé, éteignez vos moteurs, rangez vos voitures sur les bas-côtés, et réfléchissez !, méditez sur notre participation au destin des Hommes, méditez sur ce que cela signifie, au Québec, se sentir solidaire du destin des Hommes, ce soir-là, en 36, après que la grande assemblée ait dû être annulée, devant les cent cinquante personnes qui, parties de la grande salle d’où les fascistes les avaient déjà chassés, se retrouvèrent à l’hôtel, le docteur Bethune, sur le point de partir pour l’Espagne, déclara que les vies d’au moins un millier de femmes et d’enfants d’Espagne avaient été sacrifiées ce soir-là à Montréal. Parce que la rencontre prévue, la grande rencontre que les fascistes avaient réussi à empêcher, avait été destinée à réunir l’argent nécessaire pour l’achat de sérums et de vaccins. À bas les Juifs. Au Québec, on ne donne pas aux collèges des noms de médecins qui organisent des levées de fonds pour les enfants et les femmes des pays martyrs, oh non !, pensez-vous, on leur donne le nom de rats de presbytères qui écrivent des articles haineux sous des noms d’emprunt, qui se cachent sous des pseudonymes parce que leur chef spirituel leur interdit de le faire ouvertement, alors ils fafinent en attendant que ce pape-là meure et puis aux collèges, eux, on leur donne le nom de ces rats-là et de leurs disciples, les disciples qui vont crier « À bas les Juifs » pour empêcher qu’on ne recueille de l’argent pour les enfants qui meurent sous les bombes nazies ! C’est pour ça, expliquez-le nous encore, monsieur le professeur Durocher, c’est pour cela qu’il n’y a jamais eu de fascistes au Québec ! C’est parce qu’en 33 pour les Juifs allemands qui allaient être parqués dans les camps de la mort et en 36 pour la République espagnole assiégée, mise à feu et à sang par les fascistes de Franco, il n’y avait pas de place ! Le vote ethnique et celui de l’argent nous menaçaient déjà, redites-le nous, monsieur Parizeau ! Scandez-le ! Et la race blanche, Bouchard ! Et l’encadrement de la liberté de parole, Bourgault ! Sois digne de tes ancêtres, Bourgault, allez, un petit effort, redis-le !, fais fermer la gueule à ceux qui ont peur de toi, quand tes yeux s’enflamment et que la soif te prend. Allez-y, monsieur Paré [07], parlez-nous encore, parlez-nous encore de la Delisle acoquinée aux Juifs ! Un peu de courage. De toute manière vous avez gagné. Tous. Ce pays est mort. Mort d’épuisement, de folie et de mensonge. Allez-y, dansez-la votre gigue macabre, toute la place est pour vous. Il n’y a plus rien à penser, rien à sentir. C’est pour le bien des enfants d’ici, aujourd’hui, qu’on ferme les écoles et les hôpitaux. C’est pour les pauvres et les faibles de chez nous, cette fois-ci, comme au XIXe et dans les années 20, comme au temps de vos ancêtres les curés moisis, les notables spéculeux, c’est votre tour de danser.
« On est tenté à notre époque de prendre son parti même de l’intolérable, en songeant au pire qui est en marche et dont on a peur. Comment l’intolérable peut-il devenir meilleur ou pire ? Avant de répondre à cette question, il faut se demander à quoi mène inévitablement une évolution abandonnée à elle-même et à ses tendances propres. Tel est l’objet des observations qui vont suivre sur la situation actuelle du peuple allemand. De ces efforts épuisants de bouleversement, que sortira-t-il fatalement ? Cette question, tous les esprits réfléchis se la posent aujourd’hui en Allemagne. Qu’adviendra-t-il de cette révolution que les dirigeants actuels du pays continuent à promouvoir envers et contre tous ? Question plus grave encore : qu’est-ce donc que cette révolution ? Et ce Troisième Reich, qu’est-il en réalité ? Gestation d’un ordre nouveau, ou destruction ? Est-il renaissance nationale, s’inspirant des forces historiques de la nation, ou bien révolution progressive, permanente, du nihilisme absolu (…) ? Qu’est-ce qui est décors ? Qu’est-ce qui est réel ? Jusqu’où va l’imposture et l’illusion, et quel est le vrai visage de ce mouvement ? C’est une question vitale pour la nation. On ne peut plus l’éluder aujourd’hui par des faux-fuyants, ni en se réfugiant dans l’illusion. » [08]
Ces paroles de Raushning, ces questions qu’il formulait il y a plus de soixante ans sur l’avenir de son pays, n’ont jamais cessé d’être applicables au Québec. Elles le restent aujourd’hui avec une urgence plus grande que jamais.
Je ne prétends pas faire œuvre d’historien. Je me livre simplement à un travail que je crois devoir être accompli. D’abord, me débourrer le crâne de tout ce que j’ai accepté qu’on y enfourne. Parce que j’avais trop peur de m’être trompé. D’avoir mal compris. De n’être pas capable de comprendre. Mais…
« … pour parvenir à la libération de la tyrannie des préconditionnements de l’inconscient, il faut deux choses : s’acquitter de ses responsabilités intellectuelles aussi bien que s’acquitter de ses responsabilités morales. » [09]
Et puis tous ces gens, qui avaient l’air si sûrs d’eux. Aujourd’hui, aujourd’hui que j’ai enfin accepté de coucher par écrit ces pensées secrètes, ces craintes que, nombreuses, je n’ai jamais confiées à personne, que j’ai gardées pour moi des décennies durant, sauf aux occasions qui presque toujours se soldèrent par un haussement d’épaules ou un ricanement, maintenant que ces pensées secrètes, ces craintes, sont sorties de mon esprit, de ces airs d’assurance que je rencontrais partout hier encore, il ne reste que du vent; là où ils se tenaient, ne se tient que du vent, un vent de haine, de mensonge, de désarroi toujours.
Je n’ai rien d’un martyr, et surtout pas le courage. Mais je n’en puis plus de l’atmosphère puante de cette société enferrée dans ses mensonges et ses cachotteries. Dans ses reniflages de bobettes et ses ricanements édentés de vicieux. Dans son ignorance et ses sparages de nouveaux riches saouls morts. Dans son cynisme de pacotille et son assurance de vendeur de chars. Le présent et l’avenir méritent mieux que ce cimetière-là. Oh, je ne parle pas de lendemains qui scintillent. Je parle tout simplement de cette chose immense et douce, chaleureuse et aimante, pulpeuse et sereine que mon ami Camus appelait « ne pas mentir sur ce que l’on sait ».
Je suis présomptueux, cette nuit, je suis gonflé d’orgueil, sûrement. Jusqu’aux oreilles, jusqu’au cœur, jusqu’au plus profond de l’âme. Je suis pétri d’orgueil parce que seul l’orgueil réussit à retenir ensemble les morceaux de moi, bombe de douleur, de honte, de vertige, je viens tout juste, quelques heures à peine, d’apprendre l’existence de cette infecte mascarade, un soir d’octobre de 1936, octobre 1936, octobre 1936, retenez bien ces quelques syllabes, qu’elles ne s’effacent jamais plus de vos tempes, octobre 1936, et je vibre et j’ai la fièvre comme à l’heure où le cœur déchiré, le corps en miettes, la vie qui hurle, la vie qui ne parvient plus même à ouvrir la bouche pour respirer sans hurler, un cercueil sur les poumons, on a vu s’éloigner l’amour et qu’il n’y a plus de nord ni d’ouest, je suis éperdu d’horreur et j’ai envie de vous hurler à pleine poitrine, en plein visage, de vous vomir au visage : ça y est, je vous ai compris. Je sais à présent, sans remède, pour l’éternité, ce que je désespérais d’apprendre jamais. Je sais ce qui vous fait si peur. Pourquoi vous torturez les mots. Pourquoi vous les fuyez, leur enfoncez la tête dans le jus de votre mépris, je sais, vous dis-je ! Je vous vois, pour la première fois de ma vie, je vous vois. Enfin. Vous avez tué Lorca.
Je ne veux pas le voir !
Dis à la lune de venir.
Je ne veux pas voir le sang
d’Ignacio sur le sable.
Je ne veux pas le voir !
La lune grande ouverte
Cheval de nuages calmes,
et grise plaza du songe
avec des saules aux barrières.
Je ne veux pas le voir !
Mon souvenir se brûle.
Prévenez les jasmins
à la blancheur petite !
Je ne veux pas le voir !
La vache du vieux monde
passait sa triste langue
sur un mufle de sang
répandu sur le sable
et les taureaux de Guisando,
quasi mort et quasi pierre,
mugirent comme deux siècles
las de fouler la terre.
Non.
Je ne veux pas le voir ! [10]
*
Vous avez tué Lorca. Vous étiez aux côtés des bourreaux. Vous défiliez dans les rues de Montréal, et vous souteniez la main qui tenait l’arme ! Maudits ! J’ai envie de crier les mots que je n’ai jamais laissé franchir mes lèvres, j’ai envie de vous hurler au visage que je vous hais. Mais je ne crierai rien. Rien. Parce qu’il y a pire que ce meurtre, pire encore. Et puis qu’on ne crie pas à la face des démons. Il y a pire. C’est qu’en le faisant assassiner par vos fantômes, Lorca, là-bas, par vos fantômes qui ont abandonné son cadavre dans le fossé, vous avez cru pouvoir éviter toujours de faire face à ce qui vous liait à eux pour l’éternité. À eux. Et à lui. Vous et vos suivants, les germes de mort qui scandiez devant l’hôtel, vous avez cru qu’en taisant en vous jusqu’à la conscience de ce que vous aviez fait, l’horreur, l’implacable abomination de ce que vous aviez fait aurait moins de poids qu’une fumée dans l’air venteux, mais vous vous trompiez. Oh, comme vous vous trompiez. Et ceux qui vous ont suivi. Croyant qu’ils pouvaient, chaussant les raquettes de vos mensonges, devenir aussi invisibles que vous. Se trompaient aussi. Je sais maintenant pourquoi vous avez si peur des poètes. Pourquoi vous ne leur faites des funérailles nationales qu’une fois seulement qu’ils ont dit et répété à la face du monde, haut et clair, allez, plus fort, plus fort, articule Gaston !, qu’il y a bien d’autres choses dans la vie plus importantes que la poésie. Je sais pourquoi vous n’aimez les poètes que méprisants et dilettantes, ou alors trop saouls de douleur pour trouver la fin de leurs phrases, trop blessés pour marcher loin des murs, trop meurtris pour se tenir debout dans le soleil. Je comprends enfin cette haine que vous drapez de bleu. Je la lis dans vos yeux. Elle y a toujours été, mais je refusais de lire. Que nos ancêtres aient massacré presque jusqu’au dernier ceux qui les avaient accueillis sur cette terre d’Eden, cela ne vous suffisait donc pas ? Que nos ancêtres aient collaboré au saccage des forêts, des cimetières, ce n’était pas encore assez ? Il fallait encore que vous jouiez aux grands ? Aux vieux ? Aux assassins ? Il vous fallait encore la dépouille d’un poète sur les bras ? Et celles des femmes et des enfants de Madrid qu’a pleuré Bethune ? Au nom de votre race à vous ? Mais croyez-vous donc qu’une race qui appelle au massacre des poètes mérite que cette terre la porte ? Croyez-vous que quiconque en ce monde ou dans l’autre s’il en est un pleurera sur ceux qui ont souhaité voir la fin de l’espérance ? Croyez-vous que des assassins, même trop lâches pour tenir l’arme de leur propre main, cela mérite qu’on les chante ? Croyez-vous qu’un boucher, soixante ans après le forfait, ait les mains plus nettes, quand bien même il ne les aurait jamais depuis ressorties de ses poches ? Croyez-vous que vos mensonges soient réellement parvenus à abriller quoi que ce soit ? Les pieds du cadavre ! Depuis soixante ans, les pieds du cadavre dépassent. Et depuis soixante ans, vous vous épuisez en simagrées pour nous faire croire, pour faire croire à vos enfants, que c’est une citrouille ou un truc de magie, un lapin oublié là par les anciens propriétaires ou une ordure, bien sûr, que les voisins, bien sûr, ont jetée dans notre cours. Écoutez-moi bien : ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est lui, le médecin. Il a dit, ce soir-là, tandis que vous scandiez votre mépris d’acier et de poudre, de villages rasés et de d’oriflammes qui claquent, que vous veniez de tuer un millier de femmes et d’enfants. Vous avez cru ne pas avoir entendu. Et aujourd’hui ce sont vos enfants qui meurent. Et lorsque vos enfants meurent, comme vous ne savez rien faire d’autre, comme vous refusez d’apprendre comme vous refusez d’entendre, comme vous ne croyez pas à la vie, vous dites chuuut… nous n’y sommes pour rien… c’est la peste… vite, fermons les fenêtres et taisons-nous… Mais la peste, c’est en vous qu’elle entre dans les chambres et les salons. Dans les classes et les gymnases. Et cela même, même quand il en va de vos propres enfants, vous refusez de le voir. Vous êtes devenus aveugles à force de vous cacher. C’est encore la faute du voisin. Vous êtes fous, tous. À lier. Et encore cette fois vous allez préférer que vos enfants meurent, pour n’avoir pas à regarder ce qu’il y a sur vos mains. Vous avez tellement peur des mots. Tellement. Laissez-moi vous dire. Maintenant que j’ai compris. Que la mort de Lorca, je vous la rappellerai jusqu’à mon dernier souffle.
Se tromper de chemin
c’est rejoindre la neige
et rejoindre la neige
c’est paître durant vingt siècles les herbes des cimetières
Cette nuit, j’ai envie de prendre dans mes bras tous les enfants et la jeunesse de mon pays, j’ai envie de les prendre dans mes bras et de courir. N’importe où. Loin. Loin. Venez, venez. En murmurant : chuut, tout bas. Venez, vite, fuyons. J’ai envie de prendre dans mes bras toute la jeunesse de mon pays et de fuir, et deux vieux et quelques vieilles, aussi, qui pleurent et se lamentent sur la damnation des hommes, depuis soixante ans. Qui n’ont jamais pu croire ce que leurs yeux ont vu. Un soir d’octobre. En 1936. Leur embrasser les yeux, à ces vieux là, non chuuut, vous avez eu raison, ce n’était pas la vie, c’était la mort. Une chose terrible s’est produite, une nuit, une nuit d’octobre, en 1936. Et leur baiser les mains, gercées à force de larmes. C’est une maladie, un feu, un feu de l’âme. Il y avait des démons, cachés dans de sombres presbytères, ils ont soufflé, et les âmes se sont embrasées. Et au loin, là-bas, les poètes et les femmes se sont mis à mourir. Ne pleurez plus, venez. J’ai des amis. Au loin, là-bas. Venez. Ils souffrent eux aussi, mais ce sont encore des hommes, des femmes, vous verrez, ça existe encore. Ils souffrent mais leurs âmes ne sont pas de flammes, oh non, venez. Je ne sais pas pourquoi ils n’ont pas eu peur de moi, moi aussi, pourtant, j’ai joué près des flammes, mais c’était parce que je les connaissais, sans doute, que le feu ne m’a pas atteint. Venez. Vous verrez comme il fait bon, et doux, chez les hommes. Pas ici. Ici c’est la mort. Je vous accompagne jusque-là, mais je n’entrerai pas. Plus jamais. Je ne suis pas digne d’entrer chez un Homme. J’ai joué avec le feu des âmes. Venez, vous verrez comme il fait doux, chez les hommes. Si un chien veut de moi, il sera mon ami. Il me parlera des hommes. Venez. Ne restez pas ici. Ici, c’est la mort. Ce soir, j’ai envie de hurler à la jeunesse de mon pays. Fuis ! Ne te retourne pas et fuis ! Ici, les âmes sont mortes.
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Vingt-quatre heures se sont écoulées depuis les lignes qui précèdent. Les vingt-quatre heures, je crois, les plus éprouvantes de ma vie d’homme social. Je veux dire. De citoyen, d’ami, d’homme qui a poussé sur une certaine terre et qui est fait d’elle et de la compagnie qu’il y a rencontrée. Je veux dire. J’ai brûlé déjà. Des deuils atroces. Des douleurs. Mais c’était de moi qu’il s’agissait. Je veux dire de moi seulement. Je ne savais pas que l’on pouvait brûler autant d’un crime qui ne vous visait pas personnellement. Je savais que l’on pouvait brûler de cela. Mais pas autant. À certains moments, les larmes coulaient avec une telle force que je ne voyais plus mes mains ni l’écran, les doigts couraient tous seuls sur les touches du clavier. Vingt-quatre heures se sont écoulées et l’émotion n’a pas faibli. Elle s’est repliée en une région de moi et de là elle irradie. Ce n’est pas qu’une douleur, beaucoup s’en faut. L’impression. L’impression. Non pas que l’on m’a menti. C’est pourtant le cas. Mais ce n’est pas cette impression-là qui domine. L’impression. Que. D’avoir été violé, dis-le. Toute la journée d’aujourd’hui, et dès hier soir, dès que l’image est venue, dès que le nom de Lorca a explosé, et puis dès le réveil aujourd’hui. Le sentiment très net, très clair. J’ai quarante-et-un ans. Le sentiment très net d’avoir passé trente ans de ma vie, peut-être plus, trente ans de ma vie à avoir été violé tous les jours. Jour après jour. Mononk t’aime beaucoup, enlève tes culottes. C’est parce que mononk t’aime, donne un bec sur la queue de mononk. Dis rien à personne, c’est parce que mononk t’aime. Et puis un jour, je ne sais pas pourquoi et c’est pour tenter de le trouver que je reprends ce soir. Que je reprends à la suite. Un jour, sans crier gare, comme on dit, et ce sont bien les mots qui conviennent, sans crier gare, on comprend que c’était un mensonge. Cet amour-là. Je ne veux pas dire que ce n’était que cela. Qu’un mensonge. Non, je veux dire que même s’il y avait dans ces trente années-là une part de véritable amour de la part de mononk, il y avait contrôle de sa seule part. Et qu’on ne peut pas aimer ce que l’on contrôle. Pas à ce point-là. C’était un amour infirme, peut-être ? Peut-être. Mais on se rend compte soudain que tout le monde savait, et le père et la mère, et les frères et les sœurs, et même la femme adorée de mononk, tout le monde savait ou se doutait, mais personne ne voulait savoir. Alors on a été laissé seul à chercher le sens des mots et le sens des gestes. À ne jamais savoir si l’on voit vraiment ou non ce que l’on voit, si le mot est celui qui convient ou non. Un amour qui rend seul à ce point, c’est un terrible amour. Mais soudain, quand on a compris, dès que l’on a compris, et c’est pour cela qu’il est loin de n’y avoir que de la douleur, soudain, il n’y a plus de doute. C’est un poids… comment dire… ce n’est pas un poids que l’on vous retire de sur les épaules, non c’est plus profond que cela c’est un poids immense que l’on retire de l’intérieur de vous. Le soulagement d’être enfin défait d’un organe en vous qui n’était pas vous. Vous aviez vécu toute votre vie avec lui qui vous comprimait le cœur et les poumons et vous vous disiez sans même vous être posé vraiment la question, vous vous disiez que c’est avec cette difficulté-là, cette oppression-là que chacun et chacune doit vivre. Et puis il y a un grand choc, et vous êtes crucifié de vertige, et vous haletez, et vous croyez que vous allez éclater, et puis soudain. Et puis soudain vous sanglotez toujours, mais ça, ça, n’est plus là. Il y a une grande paix, là où ça se trouvait. Alors. Ce n’est pas de la douleur. Ce n’est pas de la douleur surtout, et c’est même à peine de la douleur. Il y a une joie profonde, et là encore c’est une joie que je ne savais pas que l’on pouvait ressentir dans ces régions-là de l’être. Pas avec cette force-là. Un soulagement, un allègement, une joie, et une liberté intérieure. Un sentiment de reconnaissance à l’égard de la vie. L’envie de prier. De dire merci. Cela ne retire pas un poil à l’horreur qui a été vécue, mais c’est la reconnaissance pour qu’il vous ait été accordé de passer au travers qui prime.
J’ai dit à Jacques [11], aujourd’hui : « Depuis hier soir, je suis apatride. Je ne fais plus partie de ceci. » Et j’ai montré la ville qui nous entoure. Il a cru que je voulais dire : « Désormais je hais. » Non. Je sais que je suis passé à un cheveu, hier soir, à un cheveu de le dire. Mais je ne l’ai pas dit. Je sais plus que jamais en quoi consiste cette tentation-là. Mais je ne veux pas savoir ce que l’on ressent à y succomber. Cela ne m’intéresse pas. La haine est une tâche qui devra continuer de se passer de mon aide. Ce que je voulais dire en disant « je suis apatride », ce n’était pas « dorénavant je hais ». C’était « dorénavant il y a un doute qui m’a quitté ». À sa place, bien sûr, il y a une connaissance. Terrible. Mais il n’y a plus ce doute-là. Et je saurai très bien me passer de lui. – Il y a quelques semaines, je notais dans mon journal une phrase, une réalité décrite par une phrase qui venait de me saisir. J’ai écrit dans mon journal que la phrase était là. Et je l’annonçais, la phrase, je l’annonçais mais ne parvenais pas à l’écrire. Et puis je me suis rendu compte que ce qui me faisait retarder le moment d’en tracer les mots, c’était le sentiment que lorsque je l’aurais écrite quelque chose changerait irrémédiablement, en moi. Que je ne serais plus jamais le même. Et j’avais peur. Alors je me suis ramassé et je l’ai écrite. Tout doucement. Je ne veux pas la citer exactement, juste de mémoire, elle disait qu’à mille et un signes que je perçois autour de moi, dans ce pays que j’aime, parmi ces gens que j’aime et qui si souvent me désolent et je me désole aussi, tous ces signes autour de moi et en moi venaient de se cristalliser en une certitude. Ce pays est mort. Ce que j’ai tellement redouté de voir advenir. Je le redoutais, mais c’était déjà advenu. Et cette fois-là aussi, dès que les mots eurent été écrits, j’ai su que ce que je venais de découvrir, je le savais depuis longtemps. Comme il a fallu que longtemps les humains sachent pourquoi les pommes tombent avant que Newton ne se décide à le dire. Ce qui s’est passé hier, ce qui continue de se passer alors que j’écris ceci, cet état d’apatride dont je parlais à Jacques, est une liberté. Ce pays est en train de mourir. Il est déjà mort. De ses mensonges, et comme il est terrible d’apprendre que l’on appartient à un peuple complice et solidaire des haineux. Souvent, petit, je regardais des films de guerre et je me demandais comment les jeunes Allemands de mon âge, ou les Japonais, ou les Italiens, ou un Soviétique voyageant à l’Ouest, comment ils se sentaient, eux, à voir ces films-là. Les Américains, on sait. On ne sait pas nécessairement comment ils se sentent mais en tout cas on ne peut pas manquer d’entendre comment ils souhaitent se sentir. Ils sont partout. Dans toutes les teintes. Maintenant, je sais. Je sais ce que ça fait d’apprendre que son grand-père était de l’autre côté. Que son peuple était de l’autre côté. Je regrette peut-être, si ce mot regretter signifie quoi que ce soit, je regrette peut-être qu’il en soit ainsi, mais cela étant, je ne regrette pas de le savoir. Oh non. Je suis éperdu de reconnaissance de savoir enfin. Et maintenant que je sais que ce peuple est mort, et que je sais que je le savais déjà depuis longtemps, il y a la vie. J’écrivais, en 90, pour la commémoration d’Octobre, qu’un peuple qui meurt ce ne sont pas ses membres qui meurent, mais ses membres qui cessent de se souvenir. Ça, c’est déjà fait. Il ne reste plus à advenir que le plein déploiement de l’effet. La cause, elle, est déjà passée. Il y a la vie. À la place du terrible poids retiré de mes entrailles, il y a un espoir. Pas une chimère. Un espoir-paix. Un espoir dont la douceur ne tient pas à la promesse qu’il fait entendre. Un espoir qui est doux parce qu’il se réalise déjà. C’est énorme, ce que je vais écrire. Et il n’y a là aucun rejet, il y a simplement là une certitude. Désormais je suis un Homme avant d’être celui qui est né où je suis né.
(Automne 1997)
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Un texte de Lorca :
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Le texte “Lorca”, lu par moi sur les ondes de la SRC…
et mon entrevue à son sujet avec Alexis Martin :
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