Où donc est passée la littérature ?

.

Rencontre organisée par les Éditions du Boréal, et tenue à l’Institut Goethe de Montréal le 20 février 1995.

Jean Larose y prit aussi la parole. Danielle Sallenave devait compléter le trio d’orateurs mais fut empêchée de se joindre à nous à la dernière minute.

Ici encore, je crois que le texte se suffit à lui-même. Mais je ne résiste pas au désir de vous mettre un brin en appétit en vous présentant ce que, quelques jours plus tard, Nathalie Petrowski allait écrire dans La Presse au sujet de la soirée…

Wouf, wouf !

Nathalie Petrowski dans La Presse, le 23 février 1995

 

Et maintenant, La Chose.

 

(La mise en page du texte a été revue pour en faciliter la lecture à l’écran)

*

Où donc est passée la littérature ?

 

PREMIÈRE PARTIE

La littérature ne réside pas, au théâtre, dans le fait d’être pendu par les pieds dans la boucane, un stroboscope dans les yeux, et de réciter du Verlaine en swahili sans accent;

ni dans l’habilité que l’on peut démontrer à respecter le compte des syllabes de chaque alexandrin tout en ayant l’air de parler moderne, c’est-à-dire comme si vous étiez au XVIIième, sans y être, et que vous saviez vous exprimer comme les grandes personnes sont censées le savoir;

pas non plus dans le fait de prétendre qu’une ânerie dite avec l’accent du Plateau Mont-Royal cesse de facto d’en être une ou que son caractère cesse alors de mériter d’être relevé.

La littérature ne réside pas, en poésie, dans le fait de prétendre que la vie ne serait vraiment enviable que depuis le fond d’un cercueil, ni dans l’énoncé en vertu duquel, typographiquement, le renvoi à la marge vous disqualifie à titre de contemporain.

Elle ne réside pas, à la télé et au cinéma, dans une réplique comme : « Mon petit papa chéri, tu sais je t’ai toujours haïs. Au fond tu n’es qu’un enfant de chienne; mais je ne savais pas ce que je faisais : après tout tu es mon seul papa. Déjà, de te l’avoir dit, je me sens mieux. Et puis tu vas mourir. Au fait, toi, ça va ? », même pas si on rajoute du Verdi ou du Mahler au montage sonore.

Elle ne réside pas, enfin, en ce qui a trait à l’essai, à prétendre dénigrer notre culture du ressentiment tout en la reconduisant et en la renforçant du fait même des termes de cette dénonciation : ce n’est pas en nous enfonçant plus avant dans le territoire du ressentiment que nous le quittons, mais en le quittant, ce qui passe nécessairement par l’assumation, par la prise en compte, y compris de notre tentation au ressentiment.

Faire du ressentiment à l’égard des Siens sous prétexte qu’eux font du ressentiment à l’égard des Autres ne nous avance pas à grand-chose. Mettons.

Je ne veux pas dire par là, bien entendu, que la littérature d’une part et de l’autre des attitudes ou comportements comme ceux que je viens d’évoquer soient de manière rédhibitoire incompatibles mais tout simplement que, bien trop souvent à mon goût, les unes sont assimilées à l’autre automatiquement, ce qui me semble mériter ne serait-ce qu’un questionnement.

Cela étant dit.

« Où donc est passée la littérature ? »

Autant vous avouer d’entrée de jeu que je n’en ai pas la moindre idée; que, tout à la fois, je crois le savoir assez précisément; et que les deux affirmations que je viens d’énoncer, si tant est qu’elles soient le moins du monde contradictoires entre elles, ne le sont qu’en apparence et, même, très superficiellement.

 

La littérature ?

J’ai quelques opinions, certaines peut-être fondées, sinon sur ses origines du moins sur les sources depuis lesquelles il lui arrive de jaillir.

Je dispose de quelques repères quant à son histoire.

Il m’est arrivé de ressentir jusque très haut sur l’échelle de Richter, si je puis dire, les profondeurs, les sommets, les bretelles d’évitement et les vides, les vacuités qu’elle peut nous permettre de nommer, auxquels elle peut nous mener, dont elle peut nous affirmer ou nous suggérer l’existence, qu’elle peut même tenter de nier.

Je sais que le plus souvent, la seule pensée d’elle suffit à me mettre dans un état où je me sens frôler au plus près la pleine conscience de ce que c’est que vivre.

Je sais que l’un des phénomènes qu’elle parvient à déclencher en moi et qui m’est des plus précieux consiste, par l’entremise de mots et rien que de mots, à plonger dans l’indicible.

Je crois fermement qu’elle procède du sacré; je le crois, quelque flottante ou erronée que puisse être ma compréhension de ce que c’est que çà, le sacré.

Tout ceci rien que pour vous dire encore une fois à quel point je suis flou à l’égard de la littérature, mais d’un flou extrêmement rigoureux. S’il le faut vraiment, j’irai jusqu’à prétendre : « Où est donc passée la littérature ? Mais voyons, elle n’a pas bronché, elle se tient là où elle a toujours été : dans le champ sacré. » Ceci après avoir affirmé que je ne saurais définir en termes concrets ni la littérature ni le sacré. Je le dirai et le défendrai, je l’espère jusqu’à ma mort, et cela n’a rien à voir avec la culture du paradoxe. J’y reviendrai.

En attendant, d’un tout autre point de vue qui est exactement le même mais sur un autre versant – ce n’est pas moi qui ai bougé c’est la montagne –, il m’arrive d’avoir peur pour elle, pour la littérature. Parfois, même, très peur. À l’occasion, c’est la panique. Jusqu’à en être paralysé de terreur, catatonique, des jours entiers, des semaines, des mois. Peu de gens le perçoivent, peut-être parce que je suis venu à la littérature par le chemin du théâtre, plus spécifiquement par celui du jeu de l’acteur, et que j’ai glané au passage sur ce sentier-là quelques fleurs aux arômes hallucinatoires – pour les autres – dont je ne me prive pas de faire usage.

Mais que cette terreur occasionnelle soit ou non perceptible de l’extérieur ne change rien au fait que j’ai, du moins me semble-t-il, une expérience assez poussée de ce en quoi elle consiste. Terreur sacrée.

Vous croirez que j’exagère mais vous vous tromperez du tout au tout si je vais jusqu’à prétendre ici que l’idée que la littérature pourrait se taire me terrorise au moins autant que l’on prétend que les soi-disant primitifs pouvaient être terrorisés, au crépuscule, à la pensée que le soleil pouvait ne pas se lever le lendemain. Dans la très grande majorité de ces occurrences, cependant, la conscience de la force que recèle la littérature et dont elle procède m’empêche de trop m’attarder à cette peur : m’apparaît alors dans toute sa force la relation animiste qui s’est tissée entre elle et moi, à moins que ce ne soit ma perception qui se soit tissée mais que la relation, elle, n’ait jamais changé d’un iota : eh oui, au plus profond de moi, au plus intime, j’ai la certitude que la littérature n’est pas notre création, mais bien plutôt que c’est elle qui se sert de nous. Ou, en tous cas, que quelque chose se sert parfois de nous qui, formulé en mots visant à décrire le monde non pas tant tel qu’il nous apparaît que tel qu’il serait en ses replis les plus secrets, les plus frissonnants et les plus odorants, devient ce que l’on appelle la littérature.

Comment pourrions-nous donc, nous qui savons pourtant si bien tout saccager, jusqu’à nos propres âmes, parvenir à affecter la littérature dans son essence, ce qui me justifierait d’avoir peur pour son avenir ? Eh bien en tous cas en ceci qu’elle exige de nous, autant pour sa mise en branle que pour avoir accès à elle – par l’entremise du livre, par exemple – notre acceptation, qui bien entendu n’a pas à être confondue avec la résignation. Que ce soit par les chemins même les plus tordus, la littérature réclame de nous l’acceptation du monde : que nous acceptions le monde dans toute sa complexité concrète. Il nous reste donc toujours la liberté de la refuser tout bonnement, en refusant le monde, c’est-à-dire en se mettant au neutre à son égard. Mais je ne crois pas qu’un tel refus passif puisse se maintenir tel quel bien longtemps. Même s’il se croit fondé, s’il n’est pas re-dynamisé, réinvesti vigoureusement, ce refus du monde s’effritera jusqu’à laisser passer la lumière, or pour être revampé, requinqué, il devra se radicaliser plus avant, prendre la parole à plein volume et brandir haut la bannière, en un mot : devenir militant. Le nihilisme ne saurait rester passif, sinon pour des raisons tactiques ou stratégiques et donc transitoires.

 

Je reprends.

Mes amis, je ne vais pas prétendre devant vous que la littérature a été vaincue par les livres de recettes au four micro-ondes, les guides d’entretien de mobylettes et le bottin du téléphone. Nous, peut-être. Elle, non.

Haussons d’un cran notre perception de ce filon-là : je ne vais pas affirmer que ce que, par commodité de langage, nous appelons chez nous politiques culturelles, et qui n’en sont pas, seraient responsables d’une manière ou d’une autre d’une dégradation de la littérature, quelle que soit l’ampleur que l’on prête à ce concept de politique – du plus serré : à l’intérieur d’un seul médium de communication; en passant par l’ensemble du réseau scolaire; ou, pour finir, le plus vaste : affectant l’ensemble de la nation.

Montons d’un cran encore : les « valeurs » – si je puis dire – qui s’expriment par le truchement de ces politiques ne sont pas elles non plus, de leur propre ressort, à même d’abîmer ni même d’atteindre la littérature – comme on dirait d’une flèche qu’elle atteint sa cible.

Encore un coup : même si ces… valeurs nous avaient été insufflées lors de la signature d’un pacte que la civilisation à laquelle nous appartenons aurait convenu avec le diable, en échange par exemple du sentiment de puissance qui nous habite, la littérature serait toujours hors de portée. Rien de ce que nous pouvons faire ne peut l’atteindre. Ne peut l’affecter, je crois, que ce que nous ne faisons pas.

Je ne veux pas dire que ces traits que je viens d’évoquer seraient sans effet sur la perception ou l’accès que nous ou nos concitoyens avons à la littérature, je veux dire qu’elle, ils ne l’atteignent pas.

Rien de ce que nous pouvons faire ne peut l’atteindre. Ne peut l’affecter, je crois, que ce que nous ne faisons pas.

C’est tous les jours, que le soleil doit se lever.

C’est tous les jours, qu’il a besoin de notre aide.

Nous ne pouvons rien pour l’empêcher de se lever si l’envie lui en prend mais nous disposons cependant d’une liberté qui nous est chère à l’effet d’encourir le risque de peut-être ne pas l’aider le matin où justement il en aura eu besoin.

Or ce matin-là advient… tous les matins.

Nous croyons qu’une chose ne peut pas à la fois être, n’être pas, et s’incarner simultanément en de multiples versions de ce qu’elle peut être. Mais c’est parce que nous ne regardons pas la chose, nous regardons notre idée de ce qu’elle est. Nos idées sont habituellement trop simples, bien plus simplettes que la réalité concrète. Si vous croyez que le soleil ne peut pas à la fois se passer de notre aide et avoir d’elle à chaque instant le plus essentiel besoin, ce n’est ni la faute du soleil ni la mienne, c’est que vous n’avez pas encore remarqué que le soleil se lève chaque matin une infinité de fois, et que toutes sont essentielles.

 

Je reprends.

Vous me demandez : « Où donc est passé le soleil ? »

Je vous réponds : « En voilà, une drôle de question. Il est là. Seriez-vous cette nuit devenu aveugle et insensible à ses rayons ? » ou peut-être : « Fichtre, toujours aussi pressé. Asseyez-vous et finissez tranquillement votre café, sous ces latitudes-ci, il ne se lève en cette saison que dans deux heures », à moins que ce ne soit : « Il ne s’est pas levé. Et nul ne sait s’il se lèvera à nouveau. La Bourse de Montréal va enfin rattraper celle de Toronto. Irrémédiablement. » Mais si je vous fais cette dernière réponse, rassurez-vous : ce sera que je veux vous jouer un tour et que je sais que le soleil s’en vient. Parce que si jamais j’apprenais qu’il ne se lèvera plus. Je me tairais moi aussi, comme lui. Peut-être du silence du coupable. Peut-être.

 

Je reprends.

Je regrette d’avoir un nom. Parce que si je n’en avais pas, je pourrais au moins croire que c’est moi qui ai écrit le Livre de Job. Et j’en aurais bien besoin.

Par ailleurs, je pourrais enfin me consacrer à l’étude de la culture des carottes et des plantes aromatiques.

Mais j’ai un nom, et le Livre de Job est déjà écrit. La sauge et le romarin devront donc m’attendre encore un peu.

J’ai un nom, mais je regrette qu’on ne m’en prête pas une douzaine.

Parce qu’alors, je pourrais enfin croire que j’ai écrit Le Roi Lear et quelques Sonnets, puis me mettre au dessin, ou à la peinture, comme j’en rêve depuis longtemps, fatigué que je suis de ne jamais m’être rendu plus loin dans cette discipline que le tracé d’une longue série de petits cercles de même taille se jouxtant, le dernier, à une des extrémités de la file, portant deux longues antennes, un gros nez, un oeil et une cigarette à la bouche, ce qui constitue le seul rendu d’une chenille vue de profil qui me soit accessible. Mais les Sonnets sont déjà écrits, et peu me chaut, vraiment, de connaître la véritable identité de la personne qui les a commis. Je ne crois pas qu’ils me feraient moins plaisir et moins mal à ce que nous sommes s’il s’avérait s’être appelé Dupont et rien que Dupont. Quoi qu’il en soit, les entomologistes devront attendre encore avant de pouvoir se fier à mes services.

 

Vous croyez peut-être que j’évite le véritable sujet ? Ou que je lui fais face mais évite de le prendre par les cornes ?

Eh bien vous avez raison.

Et tort.

Vous avez raison en croyant que je lui fais face.

Et tort en croyant que de l’attraper par les cornes aurait le moindre sens.

Mais soit, laissez-moi faire encore un tour pour flairer le vent, dont je préfère croire que ce sont les arbres qui le produisent, et puis je vous promets que je vous décris la bête.

Ah, le vent.

(…)

 

Je reprends, donc, une ultime fois.

D’abord ceci :

(Citation) Mes chers père et mère

Désormais il semble qu’il ne devait pas en aller autrement et qu’aujourd’hui, par la volonté de Dieu, j’arriverai au terme de ma vie terrestre pour passer dans une autre, qui ne finira jamais et dans laquelle nous nous retrouverons tous. Que cette réunion soit votre réconfort et votre espoir.

Ce coup est plus dur pour vous que pour moi, parce que je m’éteins avec la conscience d’avoir agi en accord avec mes convictions les plus profondes et avec la Vérité. (Fin de citation) [01]

Puis ceci :

(Citation) Pour aboutir, la lutte contre le nihilisme doit se poursuivre d’abord dans le cœur de chacun. Car chacun fut complice, et nous avons tous besoin du salut qui naît de la souffrance.

Aussi, jusque dans la vie individuelle, comme dans la constitution de l’État, importe-t-il que la technique soit reléguée dans son domaine, loin des sources du bonheur, de l’amour et du salut. Les forces titaniques de l’intellect doivent être séparées des forces humaines et divines, et leur rester soumises. (Fin de citation) [02]

Le premier des deux textes est le début de la lettre que, le 13 juillet 1943, Schurik Schmorell adressait à ses parents, le jour où il allait être décapité pour avoir participé à des activités antinazies ayant culminé, en janvier de cette année-là, en des émeutes étudiantes.

Le second est d’Ernst Junger, qui célébrera le mois prochain son centième anniversaire de naissance. L’extrait est tiré de son essai La Paix, qu’il commença d’écrire à l’Hôtel Majectic, à Paris, durant l’hiver de 1941 – l’Hôtel Majestic où il résidait, c’est-à-dire le Quartier général des forces d’Occupation allemandes à Paris, au plus fort de la puissance nazie.

Parenthèse. Je présente mes excuses les plus profondes à notre hôte de ce soir, l’Institut Goethe, pour ces rappels d’un passé douloureux, mais j’espère que mes propos sauront être suffisamment clairs pour qu’il apparaisse qu’il n’entre nullement dans mes intentions de les ressasser gratuitement en ces lieux : les deux exemples que je donne ici, et le contexte dans lequel ils sont advenus, expliqueront, je crois, leur pertinence. Je ne me sens aucunement le droit de faire appel légèrement à des souvenirs aussi graves.

 

Je disais donc.

À Munich, dans une des villes, donc, où le mouvement national-socialiste avait pris son essor, en janvier 1943, soit dix ans après l’accession au pouvoir d’Hitler, en plein cœur de la Seconde Guerre Mondiale, eurent lieu des émeutes étudiantes antinazies.

Tentez un seul instant d’imaginer ce que cela aurait été d’en organiser à Paris. Ou à Varsovie. Maintenant, essayez de vous l’imaginer en plein cœur de l’Allemagne, dans un pays où l’entreprise de décimation spirituelle et intellectuelle battait son plein depuis dix ans. Pourtant, des groupes comme celui qui les organisa existaient aussi au moins à Bonn et à Vienne. Ils distribuaient des tracts, peignaient la nuit des croix gammées sur les façades des maisons où habitaient des professeurs nazis, récoltaient des fonds pour venir en aide aux proches de leurs camarades arrêtés par la Gestapo.

À la même époque, un homme rentrait dans sa chambre, l’après-midi ou le soir, dans un grand hôtel parisien, et lorsqu’il rédigeait les paragraphes et les pages de l’essai dans lequel il disait sa foi, il la disait lui aussi en plein cœur du Léviathan :

Jamais encore, sans doute, plus lourde responsabilité n’a été imposée à une génération, à ses hommes de pensée et d’action, qu’en ce moment où cette guerre approche de sa fin. Certes, notre histoire n’a pas manqué de décisions graves et lourdes de conséquences. Mais jamais encore le destin d’un si grand nombre d’hommes n’a dépendu de ces décisions. La conclusion de cette paix décidera du salut ou de la perte de chacun des habitants de cette planète, et le frappera non seulement dans sa personne, mais dans ses descendants les plus lointains. [03]

 À chacun de citer le monde devant son tribunal, d’être juge du juste et de l’injuste. [04]

 La vraie force est celle qui protège. [05]

 La paix n’est pas fille de la lassitude. [06]

 Chaque homme est une lumière, et chaque lumière qui s’allume est une défaite des ténèbres. Il suffit d’une bougie pour disperser tant d’ombres. [07]

 

Voilà.

C’était ce que j’avais à vous dire dans cette dernière boucle du boléro qui constitue la première partie de mon intervention :

En plein cœur d’une des tornades les plus noires, les plus sanglantes et les plus démoniaques – c’est-à-dire visant à priver l’Homme de l’espoir – qu’ait connue l’Europe, sous les coups d’un déferlement comme jamais il ne s’en était vu de pure propagande destinée à fausser jusqu’au trognon le rapport de chaque individu avec la réalité, il s’est trouvé des êtres humains pour tenter d’aider le soleil à se lever.

Nous, nous appartenons à un peuple en voie de disparition, nous appartenons aux élites de ce peuple – ce qui signifie que nous sommes responsables devant lui des gestes que nous posons comme de l’usage que nous faisons des privilèges qui nous sont accordés en échange de ces responsabilités –, et nous nous demandons : « Où donc est passée la littérature ? »

 

DEUXIÈME PARTIE 

Ça y est, la bête est nommée : notre mensonge.

C’est-à-dire notre résignation, que nous feignons de croire être de l’acceptation, de l’humilité.

Notre formalisme, que nous feignons de croire être parole alors qu’il est négation de son principe même.

Notre psychologisme, que nous feignons de croire être accès au cœur de l’être alors qu’il ne repose que sur la description mécanique de certains traits de son expression.

Notre romantisme, que nous feignons de croire être fête de la vie alors qu’il n’a jamais exprimé qu’insatisfaction.

Je pourrais continuer longtemps la liste, mais j’en viens à l’essentiel à mes yeux : notre manque de foi, c’est-à-dire notre peur d’avoir peur.

 

Chacun de nous est responsable de chacun des glissements de sens qu’il laisse s’installer sans tout tenter pour rétablir la justesse.

Chacun de nous est responsable du sort de tous, chaque fois qu’il accepte d’accepter l’inacceptable sous prétexte qu’il n’y peut rien, sans même avoir songé à essayer.

Chacun de nous est responsable de ce que notre culture, pas seulement la langue mais le rapport au monde, l’être au monde, dont la préservation nous est échue comme elle l’a été à chaque génération de chaque peuple du monde depuis le début des temps, est irrémédiablement en voie de disparition sous prétexte que rien chez nous ne pourrait être tenté alors que si peu l’a vraiment été.

Pardonnez mon lyrisme, mais il y a des heures où je me surprends à espérer, avec une vigueur qui m’étonne, qu’il n’y ait en effet ni ciel ni enfer, parce que s’il y en avait, je risquerais d’y rencontrer des regards bien plus terribles que celui que je prêtais en imagination à Saint Pierre quand j’étais petit :

 

« Mais qu’est-ce qu’ tu me racontes là, joualvert ?!

Avec vot’ richesse, vot’ argent, vos livres, vos soi-disant pensées, vos moyens de communication, tout’ vos tabarnak de bebelles pis d’ patentes, avec au bout’ des doigts la montagne au grand Christ de complet de toutes les connaissances arrachées pis cultivées poil à poil dans toute l’histoire de l’humanité… vous avez pas trouvé moyen de faire autrement que d’avoir la moitié des enfants dans votre plus grosse ville qui finissent même pas leur petite école, pis de vous en câlicer ?

Pis que si ça vous inquiète, ce soye juste parce que ça risque de ralentir votre productivité ?

C’est-tu çà, que tu me dis ?

Que pour vous autres, savoir lire, c’était rien que pour gagner sa vie ? La gagner pourquoi ? Pour e’garder des imbécilités à TV pis mourir encore plus épais que vous êtes venus au monde ? Pour faire tourner les usines de chars pis d’ savon ?

Es-tu en train d’ me dire que pour vous autres les combats pour le droit sacré à vot’ langue, c’était juste pour le plaisir de pouvoir écouter dans vot’ dialecte à vous-aut’ les mêmes câlices de niaiseries qui vous faisaient lever le cœur quand elles étaient dites en anglais ?

Mais êtes-vous tombés su’a tomate ?

Vous avez trouvé le moyen d’avoir des politiciens qui disent de la jeunesse qu’est une richesse naturelle au même titre que les mines pis la forêt, pis de farmer vos yeules ? Mais veux-tu ben m’ dire ce que vous mettiez su vos toasts ? Où c’est qu’ t’étais ?

Vous avez trouvé le moyen de péter des records en fait de suicides, entre autres chez les jeunes, pis de rien que vous demander si le fait de pus en parler en public allait pas aider à c’ qu’y en aye moins ? Sacrament, c’est pas un pays, c’est un élevage de poulets !

Il suffit qu’une gang de gripettes se mettent à vous crier qu’il faut l’Indépendance, qu’ils vont faire une loi pis que vous autres vous allez leur expliquer pourquoi y fallait la faire rien que par après pour que vous vous mettiez tout’ à danser la danse de Saint-Guy ? Pis y en a pas un hostie qui a eu la pinotte de bon sens de leur demander à eux-aut’, pourquoi eux-autres, ils la voulaient ? Vous aimiez mieux vous raconter des balounes comme : c’est ben évident que c’est pour la culture, sans même vous demander ce que le mot voulait dire, ni ce que ça voulait dire qu’à chaque saint-sacrament de fois qu’y avait un sondage, deux personnes su trois trouvaient qu’on en parlait déjà trop, de la sacrament de culture, pis qu’a coûtait déjà trop cher ? Pis pas non plus c’ que ça voulait dire qu’en dedans de trente-cinq ans la seule fois que vous ayez été capables d’écrire une politique à c’ sujet-là ça aye été pour dire que c’était une industrie comme les autres ? Pis que tou’es artistes se soyent mis à se rouler su l’ dos de bonheur en lisant çà ? C’est pour çà, que vous vouliez faire l’Indépendance, gang de lavettes ? Pour une industrie comme les autres ?

Quand tu t’ shakes le pablum ent’ les oreilles, entends-tu la mer ?

Le monde qui couchent tout’ enlignés sur des cartons, à deux blocs de chez vous, pis ce que leur vie à eux-aut’ veut dire, c’est-tu un problème d’industrie, ça avec ? Pis le monde qui aiment mieux se piquer pis voir danser des éléphants au plafond de leur chambre pour pas avoir à vous regarder dans les yeux, de peur de ce qu’ils y verraient, de peur que leur souper s’en aille prendre une marche su votre veston, c’est industriel, çà ? La peur ? Hen ? La peur de la vie. Mur à mur, de haut en bas. Pis des savants comme jamais on en aurait rêvé, qui ont accès à un savoir pour lequel des milliers de leurs prédécesseurs ont donné leu vie, mais eux aut’, plus frettes que des plaques d’acier, coupant comme des guillotines, qui sont capables de te regarder au fond des yeux pis de te déclarer froidement que la seule différence entre un hamburger qui traîne sur un coin de table depuis deux semaines pis toi, c’est que lui, le hamburger, il s’est jamais faite accroire que sa vie avait un sens ? Pis tu trouves rien à répond’ à çà ? Pis ne pas tout’ faire pour essayer que tes semblables eux-autres avec, aient le temps pis l’espace pour entendre que le soleil a besoin d’eux-aut’, pour se lever, c’est de l’industrie ? Des régiments complets de doctorats qui se font des colloques pour s’expliquer les uns aux autres que tout a été essayé pis que c’est çà qui est çà ? C’est pour çà, qu’on est sortis des cavernes ?

Je te damne ! Je te damne pour l’éternité, toi pis tes pareils, gang d’orgueilleux, de vaniteux pis de peureux, capables de se raconter qu’ils sont rien d’ plus’ que de la charogne sur pattes, pis de massacrer à mains nues tous ceux qui prétendraient le contraire, pour pas avoir à faire face à leurs responsabilités. Disparais ! »

 

TROISIÈME PARTIE 

Je ne sais pas où est passée la littérature. C’est-à-dire que je ne peux pas vous tracer de carte pour vous dire où la chercher.

Mais je sais où elle est. Si d’y aller, sur les traces de ceux dont je suis issus, corps et âme, signifie d’avoir à renoncer à mon nom, j’y renoncerai. Ce n’est pas que les morts m’importeraient plus que les vivants. Non. C’est simplement que si les morts comptent pour rien, les vivants non plus.

Si d’aller là où je sais que je vais mais que je ne saurais démontrer autrement qu’en y allant signifie de devoir revêtir douze noms, je les adopterai.

Je ne me rendrai peut-être jamais.

Mais le monde a bien plus besoin que tente de s’écrire et que se transmette le Livre de Job que de mon nom.

Et bien plus besoin que s’écrive le refus d’une femme de dire à son père que c’est elle qui est sa fille la plus aimante, ou un homme refusant le même jeu auprès de son peuple, leur refus au risque d’encourir la malédiction, que de savoir sous quel vocable se cachait celui qui croyait que, par quelques mots tracés, il pourrait aider le soleil à se lever même quand lui et tout souvenir de lui se seraient à jamais évanouis depuis longtemps.

 

En 1942, Vercors est dans la Résistance, dans le Maquis, lorsqu’il fait paraître son roman Le silence de la mer.

On y suit l’officier allemand Werner von Ebrennac, qui a pris ses quartiers dans une famille française, et qui a expliqué au narrateur et à sa nièce qu’il croit sincèrement qu’un jour Français et Allemands pourront être en paix à nouveau, dans le respect de leurs génies respectifs. Il voudrait pouvoir être accueilli, en France, « Dans une maison pareille à celle-ci. Comme le fils d’un village pareil à ce village ».

C’est au retour d’une permission passée à Paris qu’il aura compris le véritable enjeu de la guerre à laquelle il est mêlé :

– Je dois vous adresser des paroles graves. (…) Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu… » – il respira, avec un effort d’asthmatique, garda un instant la poitrine gonflée… « il faut… » Il respira : « il faut l’oublier ».(…) « J’ai vu ces hommes victorieux ». (…) « Je leur ai parlé. » (…) « Ils ont ri de moi. »

Il leva les yeux sur ma personne et avec gravité hocha trois fois imperceptiblement la tête. Les yeux se fermèrent, puis :

– Ils ont dit : « Vous n’avez pas compris que nous les bernons ? » Ils ont dit cela. Exactement. (…) Ils rirent très fort. Ils me frappaient joyeusement le dos en regardant ma figure : « Nous ne sommes pas des musiciens ! La politique n’est pas un rêve de poète. Pourquoi supposez-vous que nous avons fait la guerre ? Pour leur vieux Maréchal ? » Ils ont encore rit : « Nous ne sommes pas des fous ni des niais : nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi. Son âme surtout. Son âme est le plus grand danger. C’est notre travail en ce moment : ne vous y trompez pas, mon cher ! Nous la pourrirons par nos sourires et nos ménagements. Nous en ferons un chienne rampante. »

Il se tut. (…)

– Il n’y a pas d’espoir. Pas d’espoir. Pas d’espoir. Pas d’espoir ! (…) Ils m’ont blâmé, avec un peu de colère : « Vous voyez bien ! Vous voyez combien vous l’aimez ! Voilà le grand Péril. Mais nous guérirons l’Europe de cette peste ! Nous la purgerons de ce poison. » Ils m’ont tout expliqué, oh ! ils ne m’ont rien laissé ignorer. Ils flattent vos écrivains, mais en même temps, en Belgique, en Hollande, dans tous les pays qu’occupent nos troupes, ils font déjà le barrage. Aucun livre français ne peut plus passer, – sauf les publications techniques, manuels de dioptrique ou formulaires de cémentation… Mais les ouvrages de culture générale, aucun. Rien !

Son regard passa par-dessus ma tête, volant et se cognant aux coins de la pièce comme un oiseau de nuit égaré. Enfin il sembla trouver refuge sur les rayons les plus sombres – ceux où s’alignent Racine, Ronsard, Rousseau.

– Rien, rien, personne. (…)

Le silence tomba une fois de plus. Une fois de plus, mais, cette fois, combien plus obscur et tendu ! Certes, sous les silences d’antan, – comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes dans la mer, – je sentais bien grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent. Mais sous celui-ci, ah ! rien qu’une affreuse oppression…

La voix brisa enfin ce silence. Elle était douce et malheureuse.

– J’avais un ami. C’était mon frère. Nous avions étudié de compagnie. Nous habitions la même chambre à Stuttgart. Nous avions passé trois mois ensemble à Nuremberg. Nous ne faisions rien l’un sans l’autre : je jouais devant lui ma musique; il me lisait ses poèmes. Il était sensible et romantique. Mais il me quitta. Il alla lire ses poèmes à Munich, devant de nouveaux compagnons. C’est lui qui m’écrivait sans cesse de venir les retrouver. C’est lui que j’ai vu à Paris avec ses amis. J’ai vu ce qu’ils ont fait de lui !

Il remua lentement la tête, comme s’il eût dû opposer un refus douloureux à quelque supplication.

– Il était le plus enragé ! Il mélangeait la colère et le rire. Tantôt il me regardait avec flamme et criait : « C’est le venin ! Il faut vider la bête de son venin ! » Tantôt il donnait dans mon estomac des petits coups du bout de son index : « Ils ont la grande peur, maintenant, ah ! ah ! ils craignent pour leurs poches et pour leur ventre, – pour leur industrie et leur commerce ! Ils ne pensent qu’à ça ! Les rares autres, nous les flattons et les endormons, ah ! ah !… Ce sera facile ! » Il riait et sa figure devenait toute rose : « Nous échangeons leur âme contre un plat de lentilles ! »

Werner respira :

– J’ai dit : « Avez-vous mesuré ce que vous faites ? L’avez-vous MESURÉ ? » Il a dit : « Attendez-vous que cela nous intimide ? Notre lucidité est d’une autre trempe ! » J’ai dit : « Alors vous scellerez ce tombeau ? – à jamais ? » Il a dit : « C’est la vie ou la mort. Pour conquérir suffit la force : pas pour dominer. Nous savons très bien qu’une armée ne peut rien dominer. »

– « Mais au prix de l’Esprit ! criai-je. Pas à ce prix ! » – « L’Esprit ne meurt jamais, dit-il. Il en a vu d’autres. Il renaît de ses cendres. Nous devons bâtir pour mille ans : d’abord il faut détruire. » Je le regardais. Je le regardais au fond de ses yeux clairs. Il était sincère, oui. C’est ça le plus terrible.

Ses yeux s’ouvrirent très grands,- comme sur le spectacle de quelque abominable meurtre :

– Ils feront ce qu’ils disent ! » [08]

Fin de la citation.

 

Ces pages, il a bien fallu que quelqu’un les écrive.

Où était-il donc ?

C’est ma réponse à votre question.

 

10 au 20 février 1995

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.