L’Enfant et le Miroir (« Bob »)

2000 – Extrait de la pièce Bob (publiée chez Leméac)

 


 

Mme Fryers caresse la tête de Bob.

BOB

Mais qu’est-ce que j’ai ? Hen ? Il me manque un morceau, c’est ça ? C’est pour ça, que tu dis que t’es pas certaine si c’est parce que je suis idiot ou si c’est parce que je suis en danger ? Hen ?

 

Mme FRYERS

Non. Non, il ne te manque pas de morceaux.

 

BOB

Ben dans ce cas-là, pourquoi ? Hen ? Pourquoi, j’arrive pas à. À comprendre ce que je veux ?

 

Mme FRYERS

Parce que. Peut-être parce qu’il y a trop de choses de la vie dont tu n’as jamais entendu parler. Peut-être. Peut-être parce que tu ne fais pas encore la différence entre toi et le monde. Peut-être parce que tu crois encore que le monde n’est que ton rêve, à toi tout seul. Écoute.

Un enfant entre dans une salle de bain. Il tourne son visage vers le grand miroir. Et contemple son reflet. Il se dit en lui-même :

« Que c’est étrange ! Lorsque je marche dans la rue, ou quand je joue au ballon, ou quand maman, papa ou ma tante, ou mon professeur me parle, je ne parviens jamais à me faire à l’idée que la personne à qui ils parlent, ou que les gens voient passer sur le trottoir, ou avec qui jouent mes camarades dans la cours d’école, ressemble à ça. Je ne sais que j’ai l’air de ça quand je me regarde dans un miroir. Ou quand je vois une photo où j’apparais. Et encore : dans le miroir ça va toujours, mais en photo, la plupart du temps j’ai peine à y croire, je me dis sans cesse que la lumière ou l’angle de vue, ou la surprise, ont dû transformer mes traits. Je n’ai pas l’air de ce que je me sens être. »

 

BOB

« Je n’ai pas l’air de ce que je me sens être. »

 

Mme FRYERS

Eh bien, si les dieux ont un tant soit peu été généreux à l’égard de cet enfant, une bonne partie de sa vie se passera à se pencher sur cette énigme à trois pattes, justement : soi, le monde, et ce qui relie soi et le monde — dans un sens, et dans l’autre. Il passera des années de sa vie à se demander comment ce qu’il est dans le regard des autres pourrait bien finir par ressembler à ce qu’il se sent être. Et, en contrepartie, à se demander en quoi le fait d’avoir l’air de ce qu’il a l’air pour les autres influence même ce que les autres ne peuvent pas voir en lui.

Si vraiment les dieux sont très bien disposés à son égard, ils iront jusqu’à lui éviter le terrible piège du renoncement à cette question-là. Le renoncement. Par épuisement, ou par souffrance, ou par vertige. Ou par simple distraction, même. S’ils ne le lui évitent pas, s’ils le laissent s’y engouffrer, dans le piège, s’il se perd, l’enfant, eh bien il se repliera en lui-même, se repliera entièrement dans le regard de celui qui se regarde dans le miroir et ne reconnaît pas ça comme étant lui, il se repliera en lui-même, fuira les miroirs; en lui-même, hors d’atteinte du monde, se foutant de ce que, de lui, voit, entend et comprend le monde. Ou alors, à l’inverse, il basculera entièrement. Mais cette fois dans le monde, et il parviendra à se convaincre de ce qu’il n’est en tout et pour tout que ce que le monde voit de lui. Il ne croira plus que le miroir.

Mais. Mais si un dieu, ou une déesse, ou une fée, ou un ange, ou la vie, tout bonnement, l’aime vraiment, cet enfant, si vraiment un don admirable, incomparable, lui est accordé alors, il aura droit, un jour ou l’autre le long de sa route, à une révélation terrible. À un bouleversement de splendeur d’une force telle qu’il est impossible de le décrire, nous sommes condamnés à ne pouvoir que l’évoquer. Il comprendra que les autres non plus, ne sont pas, à l’intérieur d’eux-mêmes, ce que nous voyons d’eux. Il comprendra que les autres aussi, chacun, chacune des autres, est aussi aux prises avec le vertige d’être dans le monde, de porter le monde entier en soi, mais d’être pourtant un étranger aussi bien à ses propres yeux qu’à ceux du monde. Il comprendra que tous, tous, nous sommes aussi étrangers au monde qu’à nous-mêmes. Il comprendra que la vie n’est pas porteuse d’énigmes, non, non, non !, elle est une énigme. Et que la plus grande de toutes les énigmes qui composent l’énigme de la vie, c’est… le désir. Le désir de l’autre. Pas pour le posséder. Ni pour être possédé par lui ou par elle. Pas pour s’oublier. Ni pour lui permettre, à lui ou à elle, de s’oublier, non. Pour permettre un moment de sérénité dans l’énigme de l’autre. Pour permettre à ce qui vit en l’autre de se détendre : apparaître à l’intérieur de l’autre, là où il a toujours été seul avec l’énigme de sa vie et celle de toutes nos vies, apparaître en lui, lui passer la main dans les cheveux, et lui murmurer : « Repose-toi, mon bel amour. Étends-toi, la tête sur mon ventre, et repose-toi. Dors, dors enfin du sommeil profond qui nous reconstruit et nous désaltère. Dors, dors, ma splendeur, refais tes forces, pour la route qui est la tienne et qui est longue. Dors, je veillerai pendant ton sommeil. » Être la réponse enfin survenue à l’appel lancé par l’autre, un appel que peut-être il ne se savait même pas être en train de lancer. Le désir de l’autre. Non pas pour nous voir par ses yeux à lui, ou à elle. Non pas pour être confirmé, ni dans nos craintes ni dans nos espoirs. Mais pour avoir droit, pour avoir le privilège, ne serait-ce qu’un très court instant, de le voir lui, de la voir, elle. De dedans. Nous retrouver, tout-à-coup, debout dans les vastes cavernes si profondes, éclairées au flambeau, dans les dédales de souterrains de roc brut dans lesquels il erre depuis la naissance, et où il erra jusqu’au moment de sa mort. Apparaître dans les plus enfouis de ses souterrains, dont les parois n’ont jamais résonné d’aucun autre pas que de celui de ses errances à lui, où les flammes n’ont jamais tremblé à aucun autre passage que le sien. Apparaître dans les profondeurs de l’autre. Et lui permettre d’apparaître dans les nôtres.

Michelle Rossignol et Étienne Pilon – Théâtre d’Aujourd’hui – 2008

Le privilège transfigurant d’être aux côtés de l’autre, devant le même miroir, et de le regarder, et de sentir son vertige lorsqu’il aperçoit son reflet et ne se reconnaît pas. Ce don d’une incomparable splendeur : debout derrière lui, le menton sur son épaule, notre oreille contre la sienne, au moment où il est saisi de vertige, doucement, tendrement lui passer les bras autour de la poitrine, et serrer doucement, et murmurer : « Je t’aime. Ce que tu vois là n’est pas toi. Ce que tu ressens ne suffit pas à te résumer. Et la différence entre les deux est un abîme. Mais cet abîme, ce vertige, ce corps et cette présence au cœur de toi sont une chaleur douce pour laquelle je remercie la vie et les dieux. Et je les remercie en disant ces mots : je t’aime. Je t’aime comme j’aime la vie. »

Nous devons vivre en refusant de quitter le centre de nos vies. Et savoir pourtant que nos vies se répondent.

Il existe un lieu. Tout dehors. Tout dedans. Et tout entre les deux. Qui est le seul où nous cessons d’être des monstres. Des démons. Des esprits malfaisants se vengeant sur les autres de souffrances que tous ressentent.

Tout dehors. Tout dedans. Et tout entre les deux.

Tu comprends ? Tu comprends, maintenant, de quoi je parle, quand je te dis que tu es en grand danger ? Tu comprends ? Réponds-moi.

 

BOB

Je. Je crois, oui.

 

Mme FRYERS

Non ! Non, n’ajoute rien. Tu comprends.

.

.


.

.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.