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La Prière du Renard
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Le Prince-Voyageur – conte
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Tiré du recueil Lioubov
de Nastasia Elizavetovna Koubarilskaya
Paris, le 9 Août 1849
Dédié à
Léonid Fédorovitch Vlénitchirievsky
Il était une fois.
Une grande armée s’avançant dans le désert avec, à sa tête, un chevalier-roi descendu de son cheval, qu’il tenait par la bride, pour faire savoir à chacun des hommes qui le suivait qu’il partageait chaque pas avec chacun d’entre eux. Les étendards roulés autour des hampes pesaient lourd sur les épaules de leurs porteurs. La lumière était blanche. Les tintements des pièces de métal ne résonnaient pas. Les tintements n’avaient plus d’ailes. Plus de cristal. Les pas de cette multitude en marche sur huit rangs dans le sable éblouissant faisaient un froissement sombre qui n’avait pas la force de s’éloigner du sol. L’eau était rare et rares aussi les rires.
Dans chacune des patrouilles, et jusqu’aux arrière-gardes, ces hommes innombrables se posaient en silence, l’un à la suite de l’autre, la question :
Cette équipée en enfer n’est-elle pas une folie ?
Et chacun, après son voisin, pensant à la douceur de vivre apprise sous le règne du chevalier-roi, se répondait :
Quel que soit son rêve, ma place est bien à ses côtés. Ne l’ai-je pas cru fou si souvent ? Et, chaque fois, n’ai-je pas trouvé au bout de la route bien plus qu’il n’en fallait pour que le souvenir de mes pieds gourds ne me devienne source de joie ? Les bulbes dorés, les minarets élancés, les clochers aux gargouilles vomissantes ne valaient-ils pas la langueur des réveils ?
C’était hier, semblait-il, que le chevalier-roi, alors baron d’une province reculée, avait dit à ses sujets :
Et si nous allions voir le monde ?
Au matin, les troupes s’étaient assemblées pour le départ. Une excursion aux champs, eut-on dit, allait se mettre en branle. Arrivée à la rivière qui marquait la frontière de la baronnie, des cris s’étaient élevés de par-delà le gué :
Hé ! Là ! Vous ! Que venez-vous faire ici dans un tel équipement ? Semer la mort ? Eh bien vous y moissonnerez d’abord la vôtre. Songez à cela avant de poser le pied dans la rivière.
Mais le jeune baron avait crié à son tour :
Dans la bibliothèque du baron mon père, et dans celles de ses vieux amis, j’ai lu les récits de voyageurs d’autrefois, venus de bien loin il y a bien longtemps, car il y a bien longtemps que nous ne quittons plus nos terres et bien longtemps aussi que les étrangers, trop bien chez eux, sans doute, ne viennent plus frapper à nos portes. Quand j’ai lu ces récits, mon esprit s’est enflammé et j’ai cru que j’étais fou de caresser le rêve d’un jour voir de mes yeux et toucher de mes mains les objets de ces récits venus de loin. Les livres étaient là, tentais-je de me raisonner, à quoi bon les quitter pour de lointaines chimères ? Mais dès qu’un jour j’eus confié à un cher ami l’objet de mes rêveries, il me dit que sa nourrice lui avait autrefois parlé du contenu de ces livres-là. Qu’il s’était cru fou au ressentir violent du désir de voir, lui aussi, comme moi, les terres qui les avaient inspirés. Qu’en conséquence, il s’était tu à leur sujet. Mais quelle joie était la sienne de m’entendre les évoquer. Ainsi, en peu de jours, ai-je appris que bien nombreux, dans les domaines, étaient ceux et celles qui bien avant moi avaient songé à ces terres-là, et que chacun, chacune, se croyant fou ou folle, s’était tu. Nous nous sommes mis en route dans la joie. Nous laisserez-vous voir vos montagnes et vos villes ? Voici mon offre : si certains d’entre vous veulent se joindre à nous, dans peu de jours ils ne se différencieront plus de nous que par les teintes qu’ils nous diront avoir vu baigner les couchers de soleil de leur enfance et avec eux nous partagerons les nôtres. Si d’autres veulent voir nos terres, qu’ils rentrent avec les détachements de ceux qui, parmi nous, sont satisfaits déjà de ce qu’ils ont vu. Que vos marchands les accompagnent. Il y a encore dans nos champs et nos bourgs tout un peuple qui, sans avoir pu prendre la route à nos côtés, rit déjà aux récits que vous leur ferez. Nous venons à vous harnachés, nos montures caparaçonnées, bannières au vent et armures étincelantes, car ce sont là les seuls signes du voyage que nous connaissions. Nous n’avons pas l’intention de ficher en terre nos hampes, nous voulons marcher.
Et les troupes, par-delà la rivière, sortirent de sous l’abri des arbres. Et de longues journées et de longues nuits de contes étendirent leurs feux, leurs danses et leurs rires. Puis, le baron de ce domaine-là arriva de son château et décida de se joindre à la marche, en compagnie de ceux des siens qui le souhaitaient.
Ainsi, de comtés en comtés, la joyeuse troupe sillonna les terres, échangeant marcheurs et marchands, contes et acomptes. Et, entre toutes ces terres, les chemins se mirent à fourmiller de voyageurs. Jusqu’à ce que la troupe ait gonflé, gonflé, et qu’elle compte presqu’autant de bannières que d’hommes éblouis guidés par d’autres narrant l’histoire des terres traversées ce jour-là.
En peu d’années, les rivières perdirent leur rôle de frontières, et les forêts celui de murailles qui avait été le leur. Il y eut, bien sûr, des batailles, de grandes batailles, car certains princes crurent que toutes ces terres dégarnies de troupes régulières seraient des proies faciles à greffer sur leur sceptre. Le prince-voyageur assurait la sécurité des siens, se retirait, entraînant dans son sillage les troupes de l’attaquant qui bientôt ouvrait ses portes aux émissaires.
En peu d’années, les drapeaux claquant aux murailles qui, autrefois, avaient été, tous, gonfanons de la mort et de la désolation, devinrent signes de bienvenue ou annonce des thèmes des histoires qu’on allait conter cette nuit-là. Les terres assemblées par les marcheurs furent unies sous la gouverne du jeune prince, les barons qui l’avaient suivis devenant ses capitaines.
Un jour, toutes les contrées marquées par la mer, à l’est, les montagnes, au nord et au sud, et le grand désert où nul ne s’aventurait, à l’ouest, eurent été réunies par les foules de marcheurs. Et le prince devenu roi dû s’arrêter de marcher. Il repensa à tout le chemin qu’il avait parcouru. Il fit coucher par écrit, sur les plus fins vélins de toutes les contrées de son royaume, le plus grand nombre possible de récits qui avaient été recueillis sur toutes ces terres-là, et le plus grand nombre possible de récits de ce que cette marche-là avait été. Il disait :
Quand reviendra le temps de la discorde et des rivières qui marquent le bout du monde, qu’au moins certains de ces livres aient la chance de survivre et de provoquer à nouveau une telle marche et ses joies. Ses douleurs, aussi. Ses crampes. Mais ses rêves, surtout.
Quand ces livres-là eurent été rédigés et semés aux quatre coins du royaume, que les sujets et le roi les eurent lus, le roi pleura. Il se dit :
Oui. Ce chemin-là a été long. Et beau. Et dur. Mais je n’ai pas parcouru ces terres-là pour m’asseoir un jour ici et lire d’autres livres encore que ceux qui me firent prendre la route.
Cette pensée le bouleversa, en vérité. Et il n’osa, de longtemps, en confier la teneur à aucun de ses proches, car il lui sembla qu’elle était le signe d’une folie furieuse qui l’eut gagné.
Une nuit, pourtant, il se releva et alla trouver un très vieil ami, à qui il avait déjà parlé de livres, bien des années auparavant. Et son ami lui confia que cette même folie le tracassait aussi. Comme l’aube pointait, le roi dit :
Était-ce l’odeur du papier, de la colle, de l’encre, du cuir ? Étaient-ce les mots ? Était-ce le talent des scribes ? Une promesse dormait dans ces récits-là, qui ne dit pas son nom. Mais peut-être suis-je un sot et ne sais-je pas voir que la promesse est tenue ? Que j’en embrasse déjà les formes ? Il me semble que je n’embrasse qu’une ombre. Non, crois-moi, il doit y avoir d’autres terres.
Ainsi fut-il décidé que le roi et ceux de ses sujets qui le désiraient se mettraient en route à travers le désert, le Grand Désert de l’Ouest, pour aller à la rencontre des peuples de par-delà le Grand Désert, s’il en était.
Et ainsi le chevalier-roi et ses troupes se traînaient-ils sur le sable du désert, à des semaines de marche de son royaume. Marchant devant ses hommes, il songeait :
Oui. Je suis fou. Je vais mourir pour une chimère que je n’ose nommer. Et j’ai évoqué cette chimère avec une telle foi – de celle que donne la folie -, que ces hommes et ces femmes m’ont suivi et vont mourir dans le désert.
Durant le campement de nuit, il confia cette pensée à son ami.
— Non, Sire, lui répondit son ami, vous n’avez entraîné personne à votre suite. Chacun d’entre eux, chacune d’entre elles, sur vos pas, poursuit une odeur de papier, de colle, de cuir, d’encre, un talent et une promesse qui ne dit pas son nom. Chaque jour, certains retournent vers le royaume. Mais chaque jour aussi de vos sujets restés derrière, décidés sur le tard, lancés à votre poursuite, renseignés par ceux qui rentrent au foyer, nous rejoignent. Si bien que nos rangs se gonflent. Sire, vous ne traînez personne contre son gré. Mais beaucoup vous suivent. Ils ne vont pas, peut-être, où vous allez. Mais vous leur enseignez la route des sables. On dit…
— Oui ? Que dit‑on ?
— Que, sur notre passage, nous semons des huttes. Qu’à chacune des oasis traversées, des couples formés au fil de la marche restent sur place, dans le silence. Près de l’eau rare. Et sont heureux. Ils ont trouvé en route leur destination.
Le roi, sur ces paroles de son ami, fut pris d’un sanglot douloureux et quitta la tente pour aller marcher sous les étoiles.
À quelques temps de là, un matin, les avant-gardes revinrent au galop. Au centre d’une cuvette, dirent ces éclaireurs, s’élevait un palais entouré de sources claires, et aux cours hérissées d’immenses arbres. Ils dirent que le vent avait porté à leurs narines les plus suaves effluves. La soif était telle dans la troupe que la nouvelle de la présence, là-bas, devant, d’une pareille merveille, se répandit comme le simoun, le vent sec du désert.
L’armée se mit en route. Escalada les dunes bordant la cuvette. Domina le palais. L’encercla. La colère grondait, de-ci de‑là. La soif était telle. Mais on fit savoir que le roi refusait que l’on s’approcha. Le roi voulait d’abord demander au prince de ce palais la permission de s’abreuver là.
Mais l’on sut aussi que le roi, à la vue du palais perdu dans les sables dans sa gangue d’eau et de palmes, avait été pris d’un étrange malaise et que la peur de s’approcher le paralysait. Il y avait un long moment que son ami tentait de lui faire entendre raison. La colère s’éleva encore.
Le lendemain matin, dans l’avare rosée de la crête des dunes, le roi réunit ses capitaines et, au nom de sa confiance en eux tous, leur demanda de dire aux troupes ceci :
Mes amis, je vous demande la patience. Il ne sert de rien de nous précipiter sur ce palais. Je vais aller. Seul. Au devant. Je vais demander audience au Prince qui vit ici. Il sait notre présence. Brisez l’encerclement. Préparez-vous pour le retour. Que ceux qui veulent continuer la marche du désert se préparent aussi. Mais laissez-moi approcher seul.
Ainsi fut-il répété à chacun des hommes et à chacune des femmes de la troupe. Jusqu’au dernier palefrenier. Jusqu’à la dernière lavandière. Et le roi, à pied, sans armure, descendit vers le palais. Et y disparut.
Un jour passa. Un autre. D’autres encore. L’effroi grandit dans les troupes. Et la colère, à nouveau. Des voix s’élevèrent, de plus en plus fortes, disant :
Attaquons.
Le jour où ces voix-là allaient emporter l’adhésion du grand nombre, on vit sortir un homme du palais. À pied. Et s’approcher du campement de l’armée. C’était le roi. Il revenait vers ses troupes rageuses. Dès que l’on vit son visage, la rage s’évanouit comme fumée sous le vent. Le roi dit :
J’ai trouvé ici ce que le papier, l’encre, le cuir, le talent et la promesse évoquaient sans le nommer. J’ai trouvé ici le repos qui n’est pas l’ennui. L’amour qui n’est pas la solitude partagée. La fusion avec l’autre qui n’est pas l’oubli de soi. La beauté qui n’est pas la fuite. La soif qui n’est plus la plainte. Dans ces murs, dans une chambre, j’ai su, sous la lune, la blondeur des blés, le bleu de la mer, la caresse du vent, le soupir de joie. Mes mains, en quelques nuits, ont parcouru plus de lieux que mes jambes en toutes ces années et ce lieu si doux, si vaste que deux bras suffisent à le cerner, me suffit, me comble. Je vais demeurer. Que ceux d’entre vous qui veulent poursuivre viennent emplir leurs gourdes. Que ceux qui veulent retourner viennent cueillir les figues qui enchanteront, au village. Si certains d’entre vous souhaitent demeurer, ils sont les bienvenus. Mais qu’ils gardent le silence. Il n’y a pas de hurlements, ici. Rien que des histoires à murmurer en quelques mots.
Ainsi fut-il fait.
Et, de son séjour dans ce palais, où il s’éteignit, paraît-il, fort avancé en âge, dans les bras de son amour, le roi n’écrivit ni ne fit jamais écrire un seul mot.
Il disait :
Aux contrées que l’on parcourt des mains, les légendes se content en silence.
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(A été publié dans Morceaux, essai paru chez Leméac en 2009)