Et Darwin vit que cela était bon…

Octobre 1998 – Invité à prendre la parole lors d’un colloque international organisé par le département de théâtre de l’UQAM sur le thème de Le jeu s’enseigne-t-il ?, je choisis d’intituler ma communication…

 


 

Le Touriste et Le Voyageur

ou

Et Darwin vit que cela était bon…

 

Mesdames, messieurs,

Avec votre permission, je n’aborderai pas la question de l’enseignement  ─ possible ou impossible  ─ du jeu par le biais de considérations techniques ni même pratiques, mais plutôt par celui de la fonction, selon moi fondamentale, de l’art et tout particulièrement, bien entendu, de l’art dramatique.

C’est-à-dire non pas en tentant de répondre à la question « Comment ? » mais plutôt à la question « Pourquoi ? ».

« Pourquoi diable le jeu devrait-il  ─ ou non  ─ pouvoir s’enseigner ? »

*

Si l’art est un voyage dans le monde des Hommes et un voyage dans les représentations que se construisent les Hommes à propos du monde et de leur place en son sein, nous pouvons considérer que ce voyage peut être entrepris avec en tête de nombreux désirs, pour de multiples raisons et en fonction de nombreux trajets possibles. Ces désirs, ces raisons et ces trajets se regroupent souvent par couples d’opposés.

L’on peut ainsi devenir artiste  ─ ou tenter de le devenir  ─ non seulement pour être quelque part mais aussi  ─ voir même surtout  ─ pour ne pas risquer d’être ailleurs qu’en ce quelque part-là. Non seulement pour être tenté de certaines manières, mais aussi  ─ voir surtout  ─ pour s’éviter d’autres tentations, auxquelles peut-être on redoute de ne pas être à même de résister, alors que notre défaillance devant elles nous paraîtrait fâcheuse.

Ainsi, on peut devenir acteur non pas pour voyager dans les représentations du monde construites par les Hommes, mais pour se donner l’impression d’avoir fait le voyage. Ou pour en donner l’impression à ses semblables. C’est ce que j’appelle faire du tourisme. Dix-sept pays en douze jours. Et des cartes postales et des photos-souvenirs à profusion.

Je crois que cette approche est, de très loin, la plus courante. Je ne le déplore pas, je me contente de le constater ou, en tous cas, de croire le constater.

*

Il y a, me semble-t-il, bien plus de touristes dans le monde contemporain, que de voyageurs. Tous les dictateurs savent ça : parmi les centaines de milliers d’étrangers qui mettent chaque année le pied sur les territoires  ─ les plus exotiques soient-ils  ─ soumis à leur domination, à peine une infime minorité se risquera à sortir des circuits pré-établis et à tenter d’entrer en contact avec les populations dites « indigènes »; un infime minorité tentera même seulement de jeter un coup d’œil dans les ruelles qui bordent le décor que l’on fait parcourir aux visiteurs.

Eh bien je crois qu’un parallèle existe entre cet état de fait et la situation de l’art : je crois que de très nombreuses personnes sont fascinées par l’idée d’éventuellement devenir des artistes, mais que, dans l’immense majorité des cas, leur but consiste surtout à devenir des touristes de l’art, je ne veux pas dire des individus qui vont d’un pays à l’autre pour assister au plus grand nombre possible d’événements artistiques, mais des individus qui souhaitent parcourir le monde en ayant le « sentiment » qu’ils parcourent le monde au-delà de l’évidence  ─ sans pour autant se sentir légitimés de se rendre justement au-delà de cette évidence.

Le fait que notre planète soit aujourd’hui enserrée de toutes parts dans les filets des agences touristiques, et que des forfaits soient disponibles même pour des randonnées à dos de chameau ou pour la natation dans les eaux de fleuves infestés de piranhas, ne diminuent pas du tout l’étrangeté ni la richesse du monde. Simplement, cette étrangeté et cette richesse se sont repliées au-delà de l’éclairage cru, mielleux et homogène porté sur le monde par les agences de voyages organisés.

De même, le fait que l’art soit désormais considéré d’abord et avant tout comme une activité commerciale ou politique  ─ dans le sens le plus littéralement propagandiste  ─ ne doit pas nous induire en erreur. Le voyage reste possible. Mais pourquoi est-il souhaitable ?

Tout simplement parce que sa fonction, qui n’est pas une utilité, reste aussi essentielle aujourd’hui qu’hier. Peut-être même, d’une certaine façon, est-elle devenue encore plus essentielle, nécessaire, vitale, qu’hier du fait de la complexité du monde. On veut nous faire croire que le monde serait devenu homogène, et pourtant, du même souffle, on nous vend des voyages digérés d’avance, sous prétexte que la vie est devenue tellement complexe… Alors, complexe et riche, le monde ? Ou partout pareil ? Complexe. Seulement, sa complexité a changé.

Je disais donc que la fonction de l’art, qui n’est pas une utilité, est peut-être encore plus essentielle, nécessaire et vitale qu’hier. Quelle est cette fonction ? Celle d’aider nos semblables et nous-mêmes à faire la différence entre être et savoir que l’on est, en être quelque part et savoir que l’on y est, entre savoir quelque chose et savoir qu’on le sait, entre apprendre quelque chose et savoir qu’on l’a appris. La fonction de l’art est celle de la suscitation de la conscience. Et la prise en compte de ce qui s’est trouvé au cœur  ─ avec d’autres phénomènes  ─ de ce que l’on a appelé la civilisation.

*

C’est-à-dire qu’il existe au moins deux types de cultures, complémentaires l’une de l’autre. Il y a, de même, deux types d’arts, complémentaires l’un de l’autre. Le premier relève d’une définition anthropologique, et a trait à l’ensemble des comportements à n’être pas innés. Le second relève davantage d’une définition que je qualifierais de spirituelle  ─ sans référence spécifique à la foi religieuse  ─, et a trait aux interrogations  ─ peut-être oiseuses mais diablement fertiles, en tous cas…  ─ que l’être humain s’est de tout temps posées sur le sens de la vie, de la souffrance, de la mort et de la joie.

La définition anthropologique de la culture et de l’art ne repose pas sur une volonté de conscience, mais sur une volonté d’adaptation à l’environnement la plus réussie possible. La définition spirituelle, de son côté, ne vise pas spécifiquement une adaptation réussie, mais est animée par une exigence, ou un désir d’exigence soutenue à l’égard de la conscience. À l’égard, en tous cas, d’une volonté de conscience. Que cette conscience soit atteignable ou non.

Deux individus qui parcourent le monde côte à côte peuvent ainsi se retrouver à contempler un même objet avec deux regards essentiellement différents. Le premier, dans une vision anthropologique, identifie et analyse cet objet afin de parfaire son adaptation au monde, de s’assurer de meilleures chances de survie ou une plus grande habileté au confort. Le second, dans la perspective spirituelle de la culture, observe l’objet et s’interroge sur le rapport au monde de celui, de celle ou de ceux qui l’ont façonné. Il se demande quel message cet objet lui adresse. Il s’interroge sur la conscience d’être au monde qui était celle des artisans ou des artistes qui mis « ça au monde », plutôt qu’uniquement sur les talents et habiletés qu’ils avaient développées dans l’environnement spécifique où il leur avait été donné de vivre et d’agir.

De même, le jeu théâtral peut-il être conçu aussi bien dans une perspective d’adaptation : anthropologique. Que de suscitation de conscience : spirituelle.

L’une et l’autre sont viables. Et l’une et l’autre comportent bien entendu des risques de dérapage. Ainsi, la perspective anthropologique me parait-elle constituer un terreau particulièrement fertile pour l’utilisation de l’art comme levier idéologique. Alors que la perspective spirituelle, elle, a plus chance, en cas de dérapage, de mener à l’enfermement auto-référentiel, à l’idiolecte et au délire.

Ces dérapages sont l’un et l’autre d’autant plus probables que l’on présuppose à l’art une utilité sociale littérale et directe. Celle d’attirer les touristes, par exemple, dans le premier cas ou, dans le second, de servir de soupape d’urgence pour l’évacuation des tensions sociales  ─ dans le cas, par exemple, de ce que l’on appelle l’art de propagande.

Bienvenue au Québec.

*

Dans une société donnée, le dérapage de l’un des deux courants entraînera très souvent aussi le dérapage de l’autre, puisque ces visions co-habitent et s’articulent constamment l’une sur l’autre.

À terme, si l’art en vient à ne plus permettre ni une meilleure adaptation à l’environnement ni à susciter des prises de conscience humanistes, mais continue pourtant d’occuper une place importante dans le jeu des reflets d’elle-même qu’une société offre à son propre regard, les probabilités sont fortes pour que cet art se soit transformé, d’une manière ou d’une autre, en un levier d’oppression politique.

Cela revient à dire que le tourisme en régime despotique ou déshumanisant n’est pas neutre, il lui sert au contraire de caution morale. Si ce tourisme n’est pas à même de permettre une plus grande prise de conscience les uns des autres, ni chez les touristes ni dans la population hôte, il devient une activité en apparence purement mécanique, qui semble n’avoir d’autre fonction qu’économique  ─ faire tourner la machine  ─ mais ,en réalité, ce tourisme devient actif, comme dans le mot « acteur », dans le cadre de la définition nihiliste du monde. Il devient un outil de répression possédant sa dynamique propre.

Je veux dire que, si l’on n’y prend pas garde, l’art peut devenir inhumain. Et se transformer en l’un des outils par lesquels on prétend nier la valeur de la vie humaine, et, bien entendu, le général incluant le particulier, nier aussi la pertinence des questions que l’être humain se pose à lui-même depuis la nuit des temps, ces questions qui semblent se trouver au cœur de la définition-même de ce que c’est qu’un humain.

Les agences touristiques déploient des trésors d’inventivité pour soutenir l’intérêt de leurs clients et pour tenter de repérer, dans leur masse, ceux et celles qui permettront de générer la marge de profit la plus élevée possible.

De même, l’un des devoirs fondamentaux du formateur, dans les disciplines artistiques, doit-il être selon moi de tenter de multiplier, sur le chemin des nombreux jeunes touristes artistiques qui réclament ses soins et son attention, les signes à l’effet qu’il existe autre chose, en dehors des sentiers battus. Autre chose, c’est-à-dire : des êtres humains.

Autrement, les écoles de théâtre se bornent à constituer des cheptels d’acteurs destinés à la consommation par l’art commercial.

Et, si tel est le cas, l’art se présente alors essentiellement comme constituant un canal supplémentaire destiné à l’énoncé seulement suivant lequel seule la vision anthropologique la plus idiote et la plus stérile s’avère pertinente : celle pour laquelle, quoi qu’il tente, l’Homme ne saurait jamais être rien d’autre pour l’homme qu’un prédateur ou qu’une proie  ─ faites-vous à l’idée.

*

Dans cette perspective dite de l’élevage de bétail créatif, il ne fait aucun doute que le jeu s’enseigne. Cet enseignement est constitué par l’apprentissage d’un nombre, le plus élevé possible, de trucs destinés à retenir l’attention du public qui viendra contempler le savoir-faire des petits et des grands singes. Ce savoir-faire peut effectivement se révéler très impressionnant et peut revêtir de très nombreuses formes. Dans la société québécoise, par exemple, le savoir-faire en ce qui a trait au chantage émotif et au ressentiment est en passe d’atteindre un seuil d’une telle élévation qu’il me laisse d’ors et déjà souvent pantois… et saisi de vertige.

Dans le cas où il s’agit plutôt de se demander en quoi un pédagogue peut aider à se préparer un individu dont l’entreprise artistique vise à apporter un appui à la conscience et à ce que nos ancêtres appelaient, je me répète, la civilisation, la question de la formation est nettement plus épineuse.

Elle l’est tellement je me risque à exprimer publiquement cette position :

Pour l’heure, la fonction principale des écoles de théâtre se résume essentiellement à ceci : disposer sur le chemin des jeunes le plus grand nombre possible d’obstacles, afin de mettre la puce à l’oreille de ceux et de celles qui risquent de souhaiter autre chose que de devenir pour le restant de leur vie des interprètes de Mickey Mouse, le costume à grandes oreilles et les gants à quatre doigts pouvant à l’occasion être remplacés, indifféremment par celui d’un révolutionnaire à la télé ou d’un héros romantique à la scène, mais suivant les mêmes modalités dans tous les cas.

Ce jeu-là s’enseigne, sans l’ombre d’un doute.

Mais ce jeu-là résume-t-il tout le jeu ?

Certainement pas.

Il en existe un autre. Dont la qualité première n’est pas d’être professionnel. Mais d’être humaniste.

Dans son cas aussi, pratiquement toutes les composantes s’enseignent, aussi bien conceptuelles (psychologiques, esthétiques, historiques) que techniques (voix, souplesse et résistance physique, rythme). Mais lui, non, il ne s’enseigne pas  ─ pas en-soi. Il doit y avoir chez l’étudiant, d’entrée de jeu, un déclencheur (curiosité, révolte, désir de briller), sur lequel s’articulent les autres éléments et sur lequel le pédagogue peut s’appuyer (consciemment ou non). Autrement, le pétard est mouillé. C’est ce déclencheur qui est le moteur de l’ensemble.

Je veux dire que le jeu tel qu’il me parait essentiel n’est possible que « si l’on n’a pas le choix ».

Le jeu doit être aussi nécessaire à l’acteur que l’écriture au poète Kappus à qui s’adressait Rilke : « Si vous croyez que vous pouvez vous en passer, laissez donc faire ».

*

La tâche du formateur consiste donc essentiellement à repérer puis à dégager chez les aspirants-comédiens le canal par lequel ils auront accès à leur propre désir. Pour leur permettre de goûter ce désir, en eux. Et leur permettre ainsi, surtout, surtout !, d’éventuellement ne plus pouvoir arriver à s’en passer.

Le problème, c’est que le théâtre constitue peut-être la forme artistique qui autorise le plus facilement la paresse.

Le travail technique a donc, en plus de permettre à l’individu de se dérouiller les membres, le dos et le mâche-patates, pour fonction centrale de fixer son attention.

Mais même une fois l’attention fixée, même une fois le corps et l’appareil vocal déliés, rien n’est fait. Il reste à pousser l’étudiant en direction de son désir.

Cela ne peut pas se faire par une simple décision volontaire, il faut attendre l’occasion propice. Et cela ne peut surtout pas se faire en se lançant dans une frénésie de tripotages psychologiques. Je crois, au contraire, que le but n’est atteignable qu’en reconnaissant d’emblée à l’étudiant un statut d’individu responsable et autonome.

Alors que le jeu petit-singe, le jeu exécuté, demandera à l’acteur une dépendance constante au regard de l’autre, une adaptation incessante aux exigences de la mode et des courants psychologiques en vigueur, le jeu que j’appelle humaniste exigera au contraire une très grande autonomie de la part de l’acteur. Non pas parce que le temps de répétition manque, mais pour que le metteur en scène, et l’auteur, puissent compter sur lui comme sur un « répondant ». C’est-à-dire comme sur un individu ayant atteint la matérialité, et non sur un fantôme fumeux ayant besoin d’un rôle pour se mettre à exister dans le regard des autres… et dans le sien propre.

Ce que je veux dire c’est que le théâtre petit-singe a besoin d’exécutants habiles. Mais que le théâtre humaniste, celui qui me parait essentiel et inutile mais essentiel, demande, lui, des acteurs qui en soient : c’est-à-dire des individus qui, d’une manière ou d’une autre, refusent de réduire la vie et la conscience à une courte série de réflexes acquis.

*

Aux chapitres 2 et 3 de son ouvrage La création du personnage, Stanislavski imagine une scène formidable : sa classe imaginaire doit préparer une mascarade. Les étudiants se rendent au costumier et se choisissent des costumes et des accessoires qui leur serviront à établir la base d’un personnage. La plupart se jettent à corps-perdu dans l’évidence : marchand moscovite typique, Méphisto, marquise, etc. Kostya, lui, le porte-parole de l’auteur, n’arrive pas à trouver le costume qui lui convient. Il finit, en désespoir de cause, par se rabattre sur une jaquette et une paire de pantalon qui attirent son regard mais ne lui disent rien. Ou alors, il ne sait trop quoi. Pourtant, il va se mettre à être hanté par un personnage dont il ne sait rien et qu’en quelque sorte… ce costume recèle. Le jour de l’exercice, même au moment où il se fait maquiller, Kostya n’arrive toujours pas à comprendre ce qu’il tente de faire. Et n’a pas davantage de prise sur cette chose, en lui, qui tente d’agir. Kostya s’acharne. Et encore. Et encore. Puis flanche. Il se résout à se démaquiller, se préparant à se présenter devant Torstov, le professeur, pour admettre son échec. Mais voilà que justement, tandis qu’il se démaquille, c’est l’informe barbouillage, sur son visage, sur ses mains, qui lui donne la clé qu’il cherchait sans même le savoir. Le personnage surgit. Kostya comprend. Il comprend que le chemin qui menait à cette créature cherchant à sortir de son imagination, passait par des éléments simples, éminemment concrets : les traits estompés du visage, les cheveux gominés et ébouriffés, le chapeau de travers, une plume entre les dents, les genoux qui cherchent les plis déformés du pantalon. Il n’a qu’à suivre ces balises, qu’à les assumer, et le personnage surgit, redoutable, décapant, agressif, sulfureux. Torstov, de surprise, en reste comme deux ronds de flan.

Pour tout vous dire, je suis passablement critique à l’égard de l’approche qu’a développée Stanislavski, mais ce passage, en tous cas, relève à mes yeux du chef-d’œuvre. Je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais lu ailleurs une description aussi claire, aussi forte, aussi résonnante de l’effet que suscite en soi la création, le surgissement d’un personnage. Cet abandon à l’« autre », qui n’est pourtant pas un abandon, ce renoncement à soi qui n’est pourtant pas un renoncement, ce contrôle qui est pourtant une détente. Et il me semble que cette description peut, du même coup, s’avérer riche en enseignements.

Le critique teigneux qui s’empare de Kostya, qu’est-ce qui, chez Kostya, lui permet de le laisser s’animer ? L’obligation. Et l’assumation.

Si Kostya n’avait pas un respect aussi profond pour son professeur, s’il n’était pas animé par un si ardent désir d’aller au bout de chacun des exercices proposés, mais si, par ailleurs, il n’était pas à même de reconnaître et d’identifier en lui les soubresauts, les spasmes  ─ en quelque sorte  ─ que provoque l’émergence du critique teigneux, le personnage ne verrait jamais la lumière du jour. Diction pas diction. Port de bras pas port de bras.

Or ce qui permet à Kostya de prendre conscience de ces soubresauts intérieurs, c’est sa culture. Si Kostya fonctionnait sur un mode auto-référentiel, si aucun repère extérieur ne lui avait été fourni par avance qui lui permette, au moment critique, de ne pas se croire devenir fou furieux, il ne parviendrait sans doute pas à créer le critique, ou alors ce serait à toutes fins utiles par accident.

*

Un élément capital du travail de l’acteur consiste donc en l’acquisition d’une vaste culture. Non pas uniquement théâtrale, mais tous azimuts. Pour ouvrir l’éventail des possibilités, pour herser le champ le plus vaste possible. Et pour avoir un aperçu de l’immensité des richesses qui s’offrent à l’homme pour exprimer son âme, sans que cette compréhension ne devienne un outil de mépris ni la justification d’un gonflement démesuré de l’ego.

La tâche du professeur, face à l’étudiant, exige donc que lui aussi possède une culture importante, de manière à être à même de comprendre ce qui lui est proposé par l’étudiant et de pouvoir entrer dans le jeu avec lui.

C’est bien ce qu’énonce aussi Peter Brook, dans L’espace vide, lorsqu’il narre son exercice de la liste des morts de la bataille d’Azincourt, tirée d’Henry V de Shakespeare. Devant un groupe d’universitaires, Brook demande à un volontaire de lire une description des morts, dans une chambre à gaz d’Auschwitz. L’homme s’exécute, bouleversé par les mots qu’il a à prononcer. Ensuite, Brook demande à un autre volontaire de lire, cette fois, la nomenclature des tués d’Azincourt. L’homme se met à déclamer, à « faire noble ». Alors, Brook lui demande de lire lentement, de faire une pause entre chacun des noms, et de penser au fait que ces individus ont vécu, ont eu une réalité aussi prégnante que les gens morts dans les chambres à gaz et que l’on a évoqué un instant plus tôt. Dès le premier mot, le silence se transforme. Cette fois, le ton est juste, l’émotion, le sacré, se transmet aux auditeurs qui cessent de ricaner. En retour, leur attention nourrit le lecteur.

Ici encore, c’est la culture qui a permis l’échange. Ici, la connaissance du monde extérieur, qui a nourri l’interprétation. Alors que, dans le cas évoqué par Stanislavski, il s’agissait davantage de connaissance du monde intérieur. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, la culture s’est révélée essentielle.

Le but d’une école de théâtre peut donc selon moi, être soit de former des acteurs souples, aptes à remplir les demandes du marché, soit de permettre à des individus de devenir autonomes, de s’individuer, de devenir des interlocuteurs capables d’assumation. Mais je ne parviens pas à imaginer qu’elle puisse offrir ces deux formations simultanément. L’une prendra nécessairement le pas sur l’autre.

La formation petit singe n’exige pas la conscience, la connaissance des modes qui sont « dans l’air du temps » suffit amplement. La conscience serait même contre-indiquée. Mickey Mouse qui récite des passages de L’Homme révolté, ça ne fait pas sérieux. Dans le cas de l’acteur humaniste, non seulement la conscience mais encore la culture sont absolument nécessaires.

*

Le théâtre parle.

Mais que dit-il ?

Que la connaissance est un fardeau, et que le savoir-faire suffit ? Ou que la conscience d’être, et la conscience de ce qui nous fait, cherche sa place au cœur de nous ?

La question de l’enseignement du jeu ne peut pas se permettre de faire l’économie de ce questionnement.

*

Autrement, nous acceptons, et nous participons à ce que continue d’advenir, un théâtre qui n’est pas un espace vide, mais une forme vide, et destinée à le rester.

Dans cette société, par exemple, où l’analphabétisme fonctionnel touche entre le quart et le tiers de la population, où, dans la grande région de Montréal, le décrochage scolaire emporte avant la fin du secondaire près de la moitié des adolescents, où le taux de suicide chez les jeunes nous place au sommet, la question de savoir si le théâtre est fait par des petits singes ou par des individus responsables et en quête, n’est pas une question théorique.

L’art peut sûrement se permettre de ne pas l’aborder… il le fait souvent. Mais à quel prix ?

*

Un jour, un jeune homme vient me trouver, dans un bar, et demande à me parler. Nous sortons. Il me demande : « Qu’est-ce que vous pensez qu’on doit répondre à son meilleur ami, qui a à peine 20 ans, le jour où il vous appelle de l’hôpital, il est père d’un petit garçon depuis quinze minutes, et il vous dit : C’est épouvantable, dans cette société de cul-là, savoir que la seule chose que je vais pouvoir laisser à mon fils, c’est de savoir que son père est mort en héros. Hen ? Qu’est-ce que vous lui dites ? »

Un jour, dans la cafétéria d’une école de théâtre, un étudiant que je ne connais pas vient me trouver  ─ je saurai plus tard qu’il est en interprétation. Il me dit, de but en blanc : « Je trouve que je perds mon temps, ici. Je vais lâcher. » Quelque semaines plus tard, il m’explique : à peu près tous les garçons avec qui il a grandi, dans un quartier populaire de Montréal, sont soit morts soit en prison. Il n’a pas 25 ans.

Pas plus tard que l’été dernier, un jeune homme de 23 ou 24 ans me raconte qu’il commence à peine à comprendre ce que signifie le mot « émotion ». Jusqu’à tout récemment, ce qui se passait en lui, il n’avait aucun mot pour le désigner. Aucun. Ça se passait, et c’était tout. Il montait, il descendait, il brûlait ou grelottait, mais cela ne portait aucun nom. Ça ne se découpait pas, ça coulait, comme un fleuve, et ça l’emportait ou le ramenait, sans un mot. Personne ne lui avait jamais parlé de ce que sont les émotions, et de ce qu’elles agissent en nous, et ce qu’elles nous apprennent de nous-mêmes et du monde. Personne. Jamais.

Chacun de ces trois jeunes hommes était habité par une question ou par un questionnement parfaitement bouleversant. Chacun était, ou est, sur la voie de son individualité. Ils sont uniques, mais je ne crois pas, bien loin de là, que les questions qui les habitent, les travaillent, ne concernent qu’eux ni qu’ils soient les seuls à en porter le fardeau.

Pourtant, j’ai trop de doigts dans une seule main pour compter les acteurs, qui, dans cette société, seraient capables de porter ces question sur une scène et qu’elles soient ne serait-ce que reconnaissables pour ce qu’elles sont, pour ne rien dire d’être assumées.

*

Autrement dit : si l’élocution ne ferait sûrement pas défaut, ni la souplesse vertébrale, je crois que la culture des interprètes serait à ce point déficiente que l’immense majorité serait incapable de conceptualiser se que signifient ces questions. Elles devraient en conséquence être ramenées à des bad-trip psychologiques pour pouvoir être énoncées. Ce qu’elles ne sont pas. Elles devraient donc nécessairement être dénaturées. Ce qui revient à dire que notre théâtre semble incapable de rendre compte de pans entiers de la réalité telle qu’elle se vit dans notre société.

C’est pour que ça, que les théâtres sont vides. Et non pour des raisons structurelles de production, quoi que racontent certains.

Je crois que cet état de fait est intrinsèquement lié au fait que notre théâtre  ─ et donc la formation en art dramatique  ─ est une formation académique, au sens le plus littéral du terme. Un travail d’académie. Un travail de codification figé. Ça, ça pourrait toujours aller. Mais ce travail de codification ne permet plus de rendre compte de la réalité ambiante. Ni de nombre de questions qui se posent dans notre société. Pis encore : la formation ne permet même plus d’entendre ces questions. Et ça, ça ne pardonne pas.

Le théâtre petit singe, le théâtre de l’habileté dans le sens du vent, est omniprésent. Non seulement sur les scènes. Mais aussi dans les écoles.

À la question «Le jeu s’enseigne-t-il ? », je dois donc répondre : En l’occurrence, hélas oui.

Permettez-moi de conclure par une petite citation d’un scénario inédit, dans lequel j’abordais cette question.

Bob, un jeune acteur qui a abandonné l’école de théâtre juste avant la fin de ses études, est devenu messager à bicyclette. Un jour, il se retrouve à porter une enveloppe chez une veille comédienne, retirée depuis longtemps, qui le reconnaît pour l’avoir vu jouer dans un exercice public. Elle le harponne. Le retourne dans tous les sens. Bob restera quatre jours enfermé chez elle, à se faire brasser comme un sac de patates.

 

*

Chez Madame Fryers. Salon. Matin.

Le texte de Phèdre est posé sur le bras d’un fauteuil.

Madame Fryers vient encore de poser une question à Bob et,

encore une fois, il ne sait pas quoi répondre.

 

MADAME FRYERS

Alors ? J’attends. Qu’est-ce qui la fait agir, la Reine ?

 

BOB

Je. Je ne sais pas. Je. Je crois qu’elle regrette. Sa jeunesse. Hippolyte, le fils de son mari, lui rappelle celui qu’elle a aimé quand elle était jeune, elle aussi. Et puis. Elle n’arrive pas à faire le deuil de…

 

Madame Fryers bondit sur ses pieds.

 

MADAME FRYERS

Non ! Jamais. Jamais. Je ne veux pas entendre prononcer le nom de Freud. Pas ici. Vous m’entendez ? Vous êtes trop jeune, vous ne savez pas de quoi vous parlez. Vous êtes comme ces étudiants, tous ces étudiants imbéciles qui apprennent par cœur toutes les interprétations possibles de tous les phénomènes du monde avant même d’avoir seulement posé un pied au-delà du seuil de la maison de leurs parents. Vivez. Souffrez. Connaissez la joie indicible, qui transfigure, qui rend fou. Qui fait perdre le Nord, qui fait tout perdre. Connaissez les brûlures, les coups. Sachez ce que c’est que de lentement lever les yeux tout du long d’un haut mur dans lequel vous venez de buter. Sachez ce que cela implique, ce que cela dit, de prendre la pleine mesure de cette phrase-là : je-ne-peux-pas. Et de quand même tenter l’escalade, en enfonçant vos ongles dans la pierre. De le défoncer à coups d’épaules. De creuser sous lui. Tentez tout. Tout. Tout. Et ne renoncez que le jour où rien, rien ! ne peut plus être tenté. Et même alors. Même alors, doutez de vous-même, doutez de votre lâcheté. Soupçonnez-vous de tout ce dont il faudra pour vous aiguillonner, pour vous pousser à essayer encore. À reprendre.

Le deuil, mon garçon ? Le deuil ? Qu’est-ce que vous en savez, du deuil ? Qu’est-ce que vous savez de la mort ? Nous parlons de sacré, ici ! Pas d’une formalité. Pas d’un coup de tampon : fini, réglé. Pas “une bonne chose de faite, c’est triste mais c’est la vie”. Vous parlez de la vie, mon garçon. Allez vous laver la bouche !

 

Bob croit qu’elle blague. Mais pas du tout :

 

MADAME FRYERS

Allez !

 

Bob quitte la pièce et va se rincer la bouche dans la salle de bain.

 

MADAME FRYERS (H-C)

Revenez !

 

Bob revient dans le salon. Madame Fryers l’attend devant la bibliothèque.

 

MADAME FRYERS

Vous êtes un prétentieux. Un présomptueux. Et de vivre dans un monde de présomptueux délirants ne vous absout de rien. Si vous croyez être ici pour soupeser et supputer les maladies des héros, vous êtes un imbécile et ne méritez pas même d’ouvrir la bouche. Soyez humble. Jamais, vous m’entendez, jamais, un personnage ou un auteur ne se trompe. Jamais. Si vous ne comprenez pas, c’est que vous vous trompez. Recommencez. Votre regard sur lui nous n’en avons rien à cirer, m’entendez-vous ? Nous voulons le sien ! Vous êtes responsable d’un monde. De tout un monde dans le regard de ce que c’est que cela, un personnage. Il y a cela, rien que cela et tout cela dans l’art du comédien, vous m’entendez. Si vous n’avez pas cette vertu-là, rien qu’elle, l’humilité, sortez immédiatement de chez moi.

Vous êtes de ces crétins qui s’imaginent de Phèdre qu’elle une frustrée, une harpie qui se venge sur la jeunesse de la sienne envolée. Jamais. Savez-vous ce que c’est que d’aimer ? Avez-vous brûlé dans votre propre sueur, nuits et jours, incapable de vous lever, incapable de parler, tournant sur votre couche dans une éternelle agonie de damné ? Savez-vous ce que c’est que de rêver, feu de braise, que deux mains seulement, rien qu’elles, pourraient vous rafraîchir en soufflant sur vous ? Savez-vous ce que c’est que de vouer les dieux à la damnation, de les maudire en hurlant, en vous frappant la tête sur les murs, parfaitement conscient pourtant de ce qu’ils se rient de vos plaintes ? Savez-vous ce que c’est que de tenter de vous ouvrir le ventre de vos propres mains nues pour en arracher les flammes ? De vous tordre sur le plancher parce que l’ombre d’une cuisse absente, d’une nuque, vient de surgir à votre mémoire ? Répondez ! Le savez-vous ?

 

BOB

Non.

 

MADAME FRYERS

Eh bien alors, taisez-vous.

 

Elle va à la bibliothèque, en tire un livre.

 

MADAME FRYERS

Ce n’est pas du papier imprimé. C’est la mémoire et des damnés et des saints. Qui ont vu la lumière ou ont été brûlés par elle. Prenez-le.

 

Elle le lui tend. Bob est figé.

 

MADAME FRYERS

Prenez !

 

Bob s’avance. Le prend.

 

MADAME FRYERS

Portez-le à votre oreille. Qu’est-ce que vous entendez ?

 

BOB

Rien…

 

MADAME FRYERS

Vous êtes sourd. Vous êtes un imbécile sourd. Un imbécile présomptueux qui n’entend rien et s’imagine tout connaître. Écoutez, les murmures. Les murmures des damnés, qui vous appellent à eux pour que vous deveniez leur porte-parole. Entendez leurs murmures informes. Leurs cris. Leurs gémissements. Ils ont besoin de vous. Entendez-vous, à présent ?

Pour que vous les défendiez dans le monde des vivants. Et vous ! Vous, infatué cabotin, ne trouvez rien de mieux à faire que de trouver qu’ils ont des problèmes d’ego à régler ? D’ego ? Ouvrez !

 

Bob est trop intimidé : il ne peut pas.

Madame Fryers lui reprend le livre des mains et le remet sur l’étagère.

Elle se promène un instant dans la pièce.

Bob se demande ce qu’elle va faire.

 

MADAME FRYERS

Acte Troisième, scène première. Phèdre ! Elle va mourir, sans les mains de l’amour dans les siennes. Vous l’avez entendue ? Elle a dit à sa servante :

Je ne me soutiens plus : ma force m’abandonne.

Et puis :

Moi, régner ! Moi, ranger un État sous ma loi,

Quand ma faible raison ne règne plus sur moi !

Quand je me meurs !

Mais sa servante savait déjà :

Comme on voit tous ses vœux l’un l’autre se détruire !

Phèdre :

Noble et brillant auteur d’une triste famille,

Toi, dont ma mère osait se vanter d’être fille…

Elle ! Phèdre ! Elle a conquis le cœur de Thésée, le héros qui a affronté le Minotaure, le monstre fabuleux, moitié taureau moitié homme, qui dévore chaque année la fleur de la jeunesse athénienne : les plus beaux garçons, les plus belles filles de Grèce. Le monstre, la vengeance du dieu des mers. Elle a conquis le cœur de l’homme qui a vaincu cette bête-là cachée dans l’immense forteresse souterraine, et vous vous imaginez, vous, sombre crétin, que si elle souffre tant, c’est qu’elle ne sait plus plaire ? Mais le garçon qui se tient, là, devant elle, qu’elle prie des yeux, qui, la privant de ses mains, la prive de tout, de la vie, de l’espoir, de l’air et de l’eau, ce garçon est le fils du héros à qui elle doit tout. La vie et la libération. La couronne. Prise entre deux murs de flammes, que doit-elle faire ?

Objet infortuné des vengeances célestes,

Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.

De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?

Que faire ? Lui arracher ses vêtements et le tripoter, tel une vulgaire rencontre de ruelles ? Il est son dieu ! Nous ne nous trouvons pas ici dans vos téléromans à l’eau savonneuse, où les vies se succèdent, se rencontrent comme des billes et puis repartent dans toutes les directions, ne se souvenant qu’à peine, après s’être laissées, s’être jamais rencontrées ne fût-ce que trente secondes. Ce livre, n’allez pas croire que c’est nous qui le faisons. C’est lui qui nous fait ! Ce sont eux : nos âmes ! Nos vies.

(Bob, Leméac, 2008)

 

***

 

Voilà. Je ne prétends pas qu’une école de théâtre doive obligatoirement aborder ces questions. J’affirme simplement que si elle ne les aborde pas, elle considère suffisant de mettre chaque année sur le marché de nouveaux stocks de singes savants. Et que, dans une société donnée, un tel choix  ─ et les valeurs qui poussent à lui  ─ ne peut pas rester longtemps sans effets perceptibles à l’œil nu.

L’art n’a pas d’utilité, mais il a une fonction essentielle. S’il ne la remplit pas, les autres questions à son sujet ont de grandes chances d’être oiseuses, et même fallacieuses.

Merci.

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Note :

Un autre extrait de Bob est disponible ici.

 


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