« Ça ici, ça s’appelle un gouffre — tu vois ? Et ça, là, tout là-bas là-bas, ça s’appelle le fond. Il est loin, hein ? Si on tombe… on tombe longtemps. »
11 juin 2022
Ça m’arrive, parfois.
Tout à coup, un seul nouveau morceau vient s’ajouter au casse-tête de 5 000 morceaux sur lequel je bûche depuis des semaines, et paf — toute l’image se transforme d’un seul coup.
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Le nouveau morceau auquel je fais référence ici, c’est bien entendu l’info, qui m’a sauté aux yeux hier midi à propos de l’énorme augmentation des importations allemandes auprès de la Russie de janvier à avril de cette année — c’est à dire au moment précis où l’on prétendait pourtant punir économiquement le pays des tsar pour son invasion de l’Ukraine.
Aussitôt que je l’ai lue, pratiquement toute l’image de qui fait quoi en Europe en ce qui a trait à la guerre d’Ukraine, et donc à ce qui est en train de se passer sous nos yeux, s’est transformée de bout en bout.
Alors je note ceci pour essayer d’encore une fois faire le ménage et tenter de m’en reconstruire une, d’image, mais qui cette fois tienne mieux le coup.
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Comme d’habitude, je n’écris pas ceci pour convaincre qui que ce soit, même pas moi-même. J’essaie tout bonnement d’esquisser ce que j’ai devant moi une fois que j’ai pris la peine de rassembler les morceaux éparpillés recueillis depuis des mois ou des années.
Commençons par évoquer rapidement l’image que je me faisais jusqu’à hier midi des appuis sur lesquels peut compter l’Ukraine dans sa guerre de résistance, image que je dois bien qualifier désormais d’ancienne.
Quelle était-elle ?
Une alliance somme toute cohérente malgré des divergences ici et là, sur des points variant selon les pays.
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Le France de Macron et l’Allemagne de Scholz, qui veulent continuer de faire copains-copains avec Poutine – et qui condescendent à faire pression sur lui à condition qu’on ne risque pas de lui faire bobo.
Le Turquie qui joue dans un club le mardi, dans celui d’en face le lendemain, et ensuite qui recommence.
L’Italie, qui fait bien attention à ne pas trop perdre de parts de marché pour ses produits de luxe (or les oligarques à la russe, comme chacun sait, ça dépense vraiment beaucoup de foin, pour les produits de luxe).
Les Hongrois d’Orban, qui s’imaginent habiter en banlieue de Moscou – et qui agissent en conséquence.
Et puis des purs et durs, regroupés sur deux axes :
Les leaders inconditionnels – USA et Royaume-Uni.
Et la coalition des menacés : ceux qui risquent d’être les prochains à passer au hachoir si jamais l’Ukraine allait être écrasée : États baltes, Pologne et autres anciens signataires du ci-devant Pacte de Varsovie.
Grosse modo, donc : une alliance qui tient le coup, où il y a des failles mais « ne craignez rien, si jamais la soupe chauffe trop, tous ces petits différents vont prendre le bord et ils vont tous être à nouveau unis comme jamais. »
Eh bien c’est justement cette synthèse jovialiste, qui vient de passer par la fenêtre. Ce sentiment que les fissures ne sont que passagères ou circonstanciées et se résorberaient presque d’elles-mêmes en cas d’urgence.
Je ne le crois plus, qu’elles se résorberaient.
En fait, je pense même que ce serait le contraire qui adviendrait : en cas de soudaine mutation de la crise actuelle, ces fissures elles deviendraient des abimes.
Voyons un peu pourquoi c’est ce qui vient de m’apparaitre.
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Je dois admettre d’abord que des fragments de la nouvelle image me trottaient dans la tête depuis déjà longtemps. Un petit fait ici. Une petite nouvelle là. Ah, un autre élément encore qui retrousse…
Mais tout cela était plutôt épars.
Et puis l’idée a commencé à germer et à prendre forme, mais à peine, très tôt hier matin, à la lecture d’un éditorialiste finlandais tout à fait passionnant.
Ce journaliste, il s’appelle Janne Korhonen et est chercheur en technologies de l’information à l’université Aalto d’Helsinki.
Soit dit en passant, c’est grâce à lui, Korhonen, que j’ai récemment eu accès à la nouvelle selon laquelle le coup de gueule d’Erdogan s’opposant à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN était un cirque médiatique monté de toutes pièces par le président turc, puisque les deux pays nordiques l’avaient avisé à l’avance de leur intention en ce sens, et qu’à cette occasion il n’avait pas soulevé ni même évoqué la moindre objection.
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Hier matin, donc, sur Twitter, Korhonen publie un gazouillis en 20 parties, où tous les éléments ne sont pas directement liés au le sujet que j’aborde ici, mais dont une grande partie a, oui, trait à l’OTAN et à son avenir à moyen ou long terme.
Pour faire très court, je dirai qu’il souligne d’abord que « le front le plus exposé » de l’OTAN, c’est-à-dire les pays les plus immédiatement menacés par l’actuel vigoureux sursaut d’impérialisme russe, se retrouvent essentiellement autour de la Baltique; ensuite, que leur sort n’est pas nécessairement prioritaire pour les membres du flanc sud (Méditerranée) de l’alliance; et enfin que, par-dessus le marché, ces pays du front extrême ont tout lieu de ne pas se sentir rassurés par le peu d’empressement dont font montre la France et l’Allemagne à soutenir concrètement l’Ukraine sur le terrain.
Il va jusqu’à évoquer l’éventuel intérêt qu’il y aurait pour ces pays du front à créer une autre alliance, qui ne supplanterait pas nécessairement l’OTAN mais pourrait en quelque sorte se superposer à elle dans les pays nordiques – lesquels pourraient grâce à elle éviter d’être continuellement soumis aux chantages intempestifs et exaspérants des Turcs et des Hongrois. (La lecture de son texte m’a incidemment appris qu’une des raisons expliquant la durable réticence finlandaise à intégrer l’OTAN a été… que la Turquie – qu’il qualifie d’« autocratie quasi-démocratique » — en était membre.)
Pour reprendre mon imagerie récente, cette nouvelle alliance serait donc une espèce de confrérie de Hobbits (autrement dit : de démocraties de puissance moyenne), mais pouvant être éventuellement, en cas de besoin, appuyée par le les USA et le Royaume Uni. La force de l’ensemble ne serait bien entendu pas de l’importance de celle de l’OTAN, mais serait, on l’espère, tout à fait suffisante pour contenir la Russie.
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Mine de rien, par effet d’échos successifs, ce texte a rameuté dans son sillage nombre des notes mentales que j’avais, donc, prises à droite et à gauche depuis longtemps et tout particulièrement au cours des trois derniers mois.
D’abord, il fait ressortir l’exaspération de membres actuels (ou à venir) de l’OTAN à l’égard de la duplicité de certains participants à l’alliance qui peuvent à leur convenance bloquer toute la communauté.
Et d’autre part, il souligne que les deux « plus gros joueurs » continentaux – France et Allemagne – ne se montrent nettement pas aussi dignes de confiance qu’on pourrait le souhaiter ou l’espérer.
Les deux points m’ont énormément frappé. Parce que c’était ce que je pensais déjà « à l’arrière-plan » depuis un bon moment mais que jusqu’à présent j’avais refusé de mettre sur la table et d’attraper par les oreilles.
C’est l’info sur les importations allemandes venues de Russie, qui m’y a obligé soudain.
Parce qu’elles ont constitué le 2 000 litres d’eau qui a fait déborder le vase d’un coup sec.
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Pour y aller tout net – voici la nouvelle image qui m’est apparue :
Une alliance comptant un grand nombre de maillons extrêmement faibles. Et, donc, une alliance qui, en cas d’urgence flamboyante, aurait toutes les chances de s’effondrer.
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Je ne recommanderais donc pas à qui que ce soit de prendre appui sur elle.
Le plus sûr – malgré les difficultés, le surcroit de travail et les retards que cela suppose – est sans doute de suivre l’exemple de Zelensky et de son gouvernement et d’y aller, autant que possible, au cas par cas. En espérant que si jamais la déflagration redoutée allait se produire, les USA seraient en mesure d’intervenir (et, pour le moment, je ne mettrais vraiment pas un 10 là-dessus).
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Allons-y donc de quelques portraits nationaux tracés à la va-vite :
ALLEMAGNE
En ce qui a trait à la livraison d’armes lourdes à l’Ukraine – qu’elle prétend soutenir — elle se livre depuis des mois à un véritable festival de singeries : elle fafine, ment, promet, recule, fait trois tours sur elle-même, puis recommence.
À travers ça, le chancelier allemand appelle Poutine à tout bout de champ – pour le mettre en garde, nous dit-il. Mais à ce sujet nous n’avons que sa parole. La seule chose qui soit bien certaine, c’est qu’il y a eu appel.
Et par là-dessus, on apprend tout à coup que ce même pays, qui appelle le tsar, qui joue les imbéciles à s’inventer sans cesse des excuses sans la moindre crédibilité pour se justifier de refuser d’envoyer de l’aide concrète au pays attaqué… vient d’augmenter considérablement ses achats au gars qui attaque… alors que, depuis l’attaque, les alliés hurlent à pleins poumons que l’attaquant doit absolument être privé de cash.
Vous voyez le portrait ?
Au total, l’Allemagne n’est solidaire de l’Ukraine que par des phrases creuses. Autrement, c’est de la Russie qu’elle est solidaire : diplomatiquement (par les coups de fil), militairement (en refusant d’armer l’Ukraine) et économiquement (en envoyant de l’argent à Moscou).
[Soit dit en passant… durant la même période, alors que les importations en Russie augmentaient de 60 %, les échanges économiques avec l’Ukraine, eux, ont DIMINUÉ ! Et pas d’une pinotte : de 11 % !]
[Encore un peu ? toujours durant la même période de 4 mois, les échanges allemands avec l’Azerbaïdjan – porte d’en arrière vers la Russie — ont augmenté de plus de 500 %.]
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FRANCE
La position du président Macron est formidablement confuse et porte à penser qu’au fond la France ne souhaite vraiment rien d’autre que voir l’Ukraine (l’envahie) lâcher du lest en faveur de la Russie (l’attaquant).
Confuse, cette position l’est même tellement qu’hier l’Élysée s’est cru obligé de publier un long communiqué pour préciser que non, non, non, tel n’est pas son objectif, et expliquer en long et en large ce qu’est en fait la position de la France. Comme l’a souligné dans un tweet Sophie Pedder, cheffe de bureau de The Economist à Paris, le premier effet de cette tentative de tout à coup se mettre à pédaler à reculons a été de souligner à quel point la situation avait jusque-là été embrouillée (ce qu’elle pourrait fort bien redevenir dans le temps de le dire, ajouterais-je quant à moi).
Il faut noter que, contrairement en ceci à sa copine l’Allemagne, la France, elle, a envoyé des armes lourdes à l’Ukraine. Mais à mon sens ce geste est loin de suffire à effacer les doutes : quand il s’agit d’investir pour faire la promotion des armes qu’il produit, le coq gaulois n’a jamais été regardant et les Caesar font justement de fort belles photos (et, dit-on, de bien beaux dégâts dans les lignes russes.)
Or, il y a tout lieu de penser que la position de Macron est la MEILLEURE que l’on puisse attendre de la France dans un avenir prévisible, puisque des élections législatives qui commencent, risque de sortir ou bien un gouvernement Mélanchon, ce qui ne présagerait vraiment rien de bon pour l’avenir de la pensée géopolitique hexagonale…

… ou bien une alliance des forces de Macron avec madame Le Pen, laquelle admire vraiment beaucoup les hommes forts (c’est de famille).

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ROYAUME-UNI
Le premier ministre Boris Johnson, un des deux piliers à avoir supporté Zelinsky depuis le début… pourrait sauter demain !
En disant ça, je ne défends pas les idioties qu’il commet à la chaine sur la scène intérieure anglaise, je me contente de souligner que l’Ukraine, qui n’a déjà pas des masses d’alliés à la fois fiables et en mesure de faire une grande différence, en perdrait un de poids.
Le parti Travailliste, qui pourrait prendre le pouvoir à l’occasion d’une déconfiture conservatrice, a émis des déclarations prenant position en faveur de l’Ukraine, mais compte tenu de la radicale bêtise de nombre des déclarations de gauchistes à travers le monde (de Chomsky aux USA à Lula au Brésil), je ne me fierais pas là-dessus pour parier sur ce qu’il adviendrait s’il était porté au pouvoir à Westminster.
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USA
56 % des Américains désapprouvent l’autre pilier de Zeliski : Joe Biden.
Imaginez juste un instant que son parti perde aux élections de mi-mandat de novembre prochain… puis que Donald Trump soit réélu… (après tout, il est moins impopulaire que Biden)…
… à moins… qu’il n’éclate une guerre civile ?

Impossible, vous dites ?
Permettez-moi de vous rappeler que…
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Et la HONGRIE, elle, au moins, elle est fiable ?
Ne me faites pas rire, j’ai les lèvres gercées.
Et la TURQUIE ?
Hmmmm… ça dépend : quelle heure il est ?
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Si ça vous chante, tant qu’à y être vous pouvez ajouter aussi la SUISSE…
Et sa fameuse neutralité brodée d’or massif,
Qui empoche…
… mais qui refuse qu’on aide…
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En un mot : si on regarde ce qu’on a sous les yeux plutôt que d’invoquer la Fée Clochette, l’OTAN et l’Europe semblent avoir bien plus de chance d’exploser en mille morceaux que Poutine n’en a de se faire assassiner.
Et pendant ce temps…
Pendant que les Suisses dégustent leur chocolat le cul sur le bord du lac…
Que les Britiches se font des scandales à grands coups de partys illégaux…
Que les Américains comptent les cadavres dans leurs cours d’écoles primaires…
Que les Allemands font des promesses d’aide pour l’an 3000…
… entre 100 et 200 soldats ukrainiens meurent chaque jour – et l’ONU compte les cadavres de civils…

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Mais ne perdons pas tout espoir en l’humanité.
Parce que les Russes, eux, des amis très fidèles,
ILS EN ONT !
L’IRAN couve ses bombes…

… tandis que la CHINE construit de beaux ponts avec ses amis russes…
… et prépare l’avenir
Russian Atrocities in Ukraine Will Repeat in Taiwan if this is not stopped. Ukraine MUST win. We are close to WW3. The same words we have heard from Russia are now repeated in China. from UkraineWarVideoReport
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Et au CANADA, pendant ce temps-là, me direz-vous ?
Bah… au Canada, on n’a pas de temps à perdre avec ces histoires-là.
D’abord, parce que ça angoisse terriblement, et que ça nuit au sommeil.
Et puis aussi parce qu’on est beaucoup trop occupés déjà à discutailler jusqu’à ce que mort s’ensuive des mille et trois dangers qui guettent notre langue qui nous est si chère mais qui ne sert plus à rien d’autre qu’à dire dans quelle langue on parle – même si c’est pour ne rien dire.
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Vous savez quoi ?
Ici, la guerre, elle n’existe même pas.
Quel formidables alliés nous sommes !
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Vous voulez lire l’euphémisme du siècle ?
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Je le répète encore l être humains se détruit lui même,