(21 août 2023)
Il y a ce petit texte pas original pour deux sous et qui n’apprendra sans doute pas grand-chose à qui que ce soit mais que, simplement par acquit de conscience, il est grand temps que je ponde.
Ça fait plus de 20 ans que je me dis au moins une fois par semaine « Il faudrait bien… », ne serait-ce que pour me libérer trois neurones.
Alors go !
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Il s’agit tout simplement d’un court exposé sur les tâches d’un auteur.
Les tâches ? Au pluriel ?
Eh oui, les tâches – au pluriel.
Ah bon ? Par définition, un auteur, ça n’en a pas qu’une seule, de tâche ? Écrire ?
Oui. Mais justement : écrire, qu’est-ce que c’est ?
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Quand on tente de répondre à la question, on se contente presque chaque fois d’aborder des questions comme la construction du récit, le rythme des dialogues ou la séquence logique de l’argumentation.
En somme, on confond habituellement trois choses : l’accès à l’imaginaire, la structure d’une narration, et… l’organisation du travail. Les trois sont ainsi amalgamées en un seul mot, alors qu’en fait il s’agit de processus nettement distincts – chacun obéissant à des règles qui lui sont propres.
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En ce qui a trait à l’accès à l’imaginaire, je me suis déjà amplement exprimé – en particulier dans mon essai Morceaux.
J’y expose la représentation qu’au fil des décennies je me suis construite des chemins qui mènent des « profondeurs intérieures » à « dehors ».
En deux coups de cuillère à pot, disons que l’univers dont chacun/chacune d’entre nous est porteur ou porteuse est aussi vaste et complexe que l’univers physique qui nous entoure et qu’apprendre à écrire au sens de « trouver les chemins qui nous conviennent entre les deux univers » est essentiel. C’est une question de désir, de nécessité et de… courage.
La clé ? Essentiellement : ne pas craindre de devenir fou – ce qui est souvent une crainte pour qui ose s’aventurer sur ces terres-là.
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La construction narrative, quant à elle, est affaire de culture générale. Il faut en quelque sorte « nourrir » les chemins qui vont de dedans à dehors. Cela se fait en allant au musée, au théâtre ou au cinéma. En voyageant. En apprenant d’autres langues que celle que l’on parlait autour de soi durant son enfance. Ça se fait en explorant d’abord les formes, donc.
Mais aussi en fouillant avec minutie les multitudes de sensibilités humaines. On gagne donc énormément à lire. Des mémoires, des romans, des essais de psychanalyse. Ou à discuter avec sa voisine et le chauffeur de taxi.
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Reste l’organisation du travail.
Disons-le clairement : c’est l’enfant pauvre du trio. On n’en parle pratiquement jamais. Strictement aucune attention ne lui est à toute fins utiles accordée ni dans les récits de création ni ailleurs. Et pourtant…
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Et pourtant… il est absolument essentiel – et fort complexe.
Il m’a fallu des décennies avant de seulement commencer à prendre conscience de son existence.
Alors j’écris ceci pour éventuellement aider un ou une plus jeune à s’épargner des pataugements dont on peut fort bien faire l’économie pour peu que leurs fruits soient disponibles par d’autres voies.
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Pour exprimer ma position sur le sujet, j’aurai recours à une image toute simple : comment nous représentons-nous un auteur au travail ?
Ça tombe sous le sens : il est assis à sa table, et trace des mots sur un page ou tape sur son clavier.
Eh bien … erreur !
Un auteur assis en train de taper à la machine ou de scribouiller, n’est que fort accessoirement en train d’écrire. Ce qu’il est essentiellement en train de faire, c’est de rédiger !
Et la différence est capitale !
Être assis à son bureau ou sa table n’est pas un point de départ mais un aboutissement.
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Avant de s’assoir…
Je l’ai dit plus haut…
Il a d’abord fallu que d’une manière ou d’une autre il apprenne à écouter en lui et à remonter vers la source des voix qui l’animent.
Il a dû ensuite se doter des moyens de rendre audibles et compréhensibles ce que ces voix évoquent et qu’il tente de partager. Il s’est donc constitué une boite à outils de langages auxquels il peut avoir recours, et s’est longuement penché sur les multiples manières qu’ont ses semblables d’entendre ce qu’on leur dit.
Pour finir, il lui a fallu explorer mille et trois formes différentes pour un même propos, afin d’apprendre à évaluer les meilleures combinaisons possibles, les plus fertiles.
Ce n’est qu’alors que, une voix se faisant entendre – sous forme de désir, ou de pulsion, ou de colère, ou d’accès de dévastatrice tristesse – il est à même de s’attabler en relative confiance – en ayant le sentiment qu’il dispose de moyens nécessaires pour danser sur la musique qui cherche à le posséder.
Eh bien, ce que je vous dis ici, c’est que ce moment d’aboutissement, quand il s’assied et commence à tracer les mots, en plus de la préparation de l’écriture à proprement parler, est tissé de quatre tâches différentes.
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Premier écueil.
Le problème crucial avec l’image du gars ou de la fille en train de taper sur son clavier, c’est qu’elle nous suggère quelqu’un qui est occupé à écrire UNE chose.
Alors qu’écrire, ce n’est jamais écrire UNE SEULE chose. C’est : commencer avec celle-ci… en sachant qu’elle nous mènera en mille autres endroits, sur mille autres terres que celle où l’on se trouve.
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On n’en est pas nécessairement conscient quand on commence à écrire ses tout premiers textes, mais dès l’instant où l’on accepte de plonger, ce n’est pas dans un texte que l’on plonge, mais dans mille !
Le boulot, même un crayon à la main, ne se résume donc pas du tout à tracer des mots, mais en plus et surtout, à en écarter à chaque instant des multitudes.
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Prenons la chose par un autre bout.
On commence sa vie d’écrivain en écrivant un texte – une pièce, un essai, une nouvelle –, juste un.
Un peu plus tard, on en écrit un autre.
Et puis encore plus tard encore un. C’est là que tout à coup les choses commencent à se corser. Parce que soudain… alors que l’on allait entamer une phrase, les mains nous restent suspendues en l’air :
« Ah non ! Oups ! Ça, je l’ai déjà écrit dans mon texte précédent. »
Et qu’on se met alors à réfléchir.
« Oui, mais cette fois-ci, ce n’est pas tout à fait la même chose qu’il y a deux ans… Comment est-ce que j’exprimerais bien la différence entre les deux ? »
Comment ?! Tout bonnement en détaillant, en soupesant les DEUX images à la fois, pour être certain de les différencier le mieux possible.
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Plus tard, en repensant à ce moment, nous apparait une question tout à fait inédite : où diable se tenait-on pour soupeser ces deux images ? Quel était ce lieu où l’on était ?
Quel était ce lieu ? Eh bien ce lieu, c’était celui que j’ai fini par appeler L’ŒUVRE.
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L’Œuvre… c’est un mot que beaucoup hésitent à employer au sujet de leur propre travail. Ça fait péteux de broue, pense-t-on – et on ne voudrait surtout pas qu’un jour il nous échappe en public – on en aurait pour des lustres à se faire crier des noms – alors on l’écarte.
Dommage.
Parce que « l’œuvre », c’est tout simplement le territoire qui se définit par l’ensemble de ce que l’on a écrit dans sa vie. Pas par telle ou telle pièce, une qui a été un succès international et l’autre que trois personnes au total ont lue (dans deux des cas, au quart seulement, d’ailleurs).
L’Œuvre… c’est le territoire, en nous, où TOUS nos personnages, toutes nos situations, tous nos conflits, cohabitent.
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Revenons à notre auteur attablé.
Qu’est-il donc en train de rédiger là ?
Son premier opus ? Ou le douzième ?
Toute la question est là.
Et c’est à la différence entre les deux que je fais référence en écrivant « organisation du travail ».
Cette organisation, elle consiste donc, je le répète, en quatre tâches.
Il faut d’abord, la chose va de soi, avoir répondu aux exigences logistiques : c’est-à-dire avoir le matériel pour écrire, ne serait qu’un crayon et suffisamment de papier – et puis savoir qu’on aura de quoi bouffer (je n’ai pas dit bien bouffer, j’ai dit bouffer et c’est tout) durant le temps où l’on va écrire – et puis un toit, d’une sorte ou d’une autre. Et surtout… savoir que ces nécessités logistiques, sont comblées… juste un peu trop ! Pourquoi ? Pour ne pas risquer de se sentir coincé. Pourquoi pas ? Tout simplement parce que se sentir coincé, ou pourchassé, par son écriture, c’est une chose – et elle est souvent nécessaire. Mais que se sentir, en plus, coincé ou pourchassé par la faim ou par son proprio… non ! Parce que dans l’immense majorité des cas, les seconds auront le dessus sur les premiers.
En synthèse, assurer la logistique c’est donc avoir les moyens de vivre durant le temps de l’écriture, et un peu plus !
Il faut ensuite, et là aussi la chose va de soi pour peu qu’on y réfléchisse un instant, avoir répondu aux exigences culturelles spécifiques à son projet (à son double projet : à la fois l’opus individuel et l’Œuvre).
Pour utiliser une image un peu bête : si l’on a le désir profond d’écrire un bouquin sur une vie de marin, on a intérêt ou bien à avoir une idée de comment vivent ou vivaient les marins, ou bien être convaincu que notre manière d’aborder le récit fera « avaler » notre manque de connaissances.
En troisième lieu, il faut avoir l’espace et la concentration pour écrire le livre du moment.
Nous voyons donc que notre auteur attablé, ce qu’il est en train de rédiger là n’est qu’une petite partie du boulot dans son ensemble qu’il a à se taper.
Enfin, quatrième tâche : tout en travaillant à son opus du moment, il doit le laisser résonner dans l’ENSEMBLE de ce qu’il écrit dans sa vie !
Autrement dit : ce douzième livre est l’équivalent de dessiner une carte topographique du Saguenay-Lac-Saint-Jean, parfait. Mais tout en la traçant, il doit savoir à chaque instant qu’elle s’inscrit dans l’immense carte du relief de l’Amérique du Nord qu’il a entreprise à l’âge de 12 ans.
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En somme :
- Avoir les moyens physiques de travailler
- Avoir les moyens intellectuels de travailler
- Travailler à une œuvre spécifique…
- … tout en sachant qu’elle s’inscrit nécessairement, veut/veut pas, dans une œuvre beaucoup plus vaste.
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L’auteur doit donc…
S’être construit une représentation des manières dont il dispose pour accéder à son univers intérieur
S’être doté d’une variété de registres culturels avec lesquels travailler, équivalents aux tubes de couleurs pour un peintre, ou aux types de pierre pour un sculpteur,
Il doit ensuite avoir le temps et l’espace intérieurs pour pouvoir à loisir plonger dans les enjeux qui l’animent sans risquer de manquer d’air…
Une œuvre à la fois…
Tout en situant chacune de ces œuvres dans l’ensemble du désir qui constitue la trame de sa vie.
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Voilà.
C’est tout.
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Pourquoi avoir consacré autant de temps, dans ma vie, à réfléchir à un sujet pareil ?
Oh, c’est tout simple.
Tout bonnement pour parvenir à saisir une chose essentielle : sur les six tâches qui au total constituent l’essentiel de l’entreprise de l’écrivain, la plus fondamentale, celle dont dépendent toutes les autres, c’est la logistique.
Toute les autres pourront tourner à fond la caisse…
Si en bout de course, l’écrivain ne dispose pas de temps pour plonger… tous les préparatifs auront été en vain.
Or… plus il avancera dans son travail, et plus les sujets de réflexions se multiplieront et s’approfondiront.
L’exigence en termes de temps disponible a donc de fortes chances d’aller en augmentant.
C’est pourquoi, à mon sens, une société où le temps de creuser leur œuvre ne leur est pas accessible est une société qui se condamne à la superficialité.
Et c’est la prise de conscience de cet état de fait qui explique que j’aie, dans ma vie, passé autant de temps à conspuer les révoltantes politiques pseudo-culturelles de la société où j’habite.
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Ah, ça fait du bien.
Bonne chose de faite.
Bonjour chez vous.
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Bravo mon ami, un bien beau texte.
Merci !