(19 septembre 2023)
Un jour du milieu de la première décennie 2000, un metteur en scène né et formé en Europe orientale, ayant longtemps vécu et travaillé au Québec, puis qui est rentré dans son pays d’origine où il a pris la direction d’un théâtre, m’appelle.
Il est de passage à Montréal et aimerais bien que nous nous voyons – c’est possible ?
Bien sûr que ce l’est.
Lors de notre rencontre, il me formule l’étonnante proposition que voici.
Que j’aille d’abord refaire « chez lui » (dans son théâtre), ma pièce-solo Ne blâmez jamais les bédouins – « En français, on trouvera bien un moyen de rendre le texte compréhensible là-bas », me dit-il
« Ça va faire un tabac, aucun doute là-dessus. Ensuite, je t’organise une tournée qui va durer des années : tout l’ancien Bloc de l’Est jusqu’en Russie. Je te fais connaitre des tas de gens. Tu vas voir, la vitalité du théâtre qui vit là-bas est incroyable. »
Inutile de dire que je suis passablement soufflé. Et que la chose me tente en chien.
Quand bien même il n’y aurait qu’une chance sur cinq – ou sur dix ! – pour que les choses se passent en définitive aussi bien qu’il les imagine… le jeu en vaudrait largement la chandelle.
Seulement… je suis déjà débordé de partout. Pas une minute à moi.
Sans même parler pour l’instant de faire entrer dans la liste des projets immédiats qui me tiennent à cœur une tournée de deux ou trois ans… remettre sur pieds Les Bédouins – qui demandent une énergie et une concentration folles – même simplement pour quelques représentations, est pratiquement impensable. Je dois donc faire un choix dès à présent. Ou plutôt : c’est un pari, que je dois faire. Soit j’écarte tout un pan de ce qui est censé occuper mes prochains mois et mes prochaines années, et je me lance. Soit je dis merci beaucoup et laisse passer l’occasion.
Je réfléchis à la question.
Et la réponse s’impose rapidement d’elle-même.
Interrompre la réflexion dans laquelle je suis lancé à fond de train, et qui va encore me demander énormément de travail m’est inimaginable : tout au long de l’hypothétique tournée, mes questions seraient en permanence dans mes valises.
La réflexion dans laquelle je me débats est impossible à interrompre ou même à suspendre. Pas : « je ne veux pas », « je ne peux pas. »
Je dois donc hélas décliner.
***
C’est tout.
Les choses en restent là.
Une fois mes décisions prises, il fort rare que je fasse marche arrière.
Et la notion de regret m’est pour ainsi dire inconnue : si tu as eu raison, à quoi bon pleurer / et si tu as eu tort, répare !
En près de 20 ans, je ne sais pas si cette proposition d’autrefois m’est revenue à l’esprit 5 fois au total.
Jusqu’à ce que.
Ce matin.
En ouvrant les yeux.
Je me sente habité par un deuil… d’une profondeur presque insensée.
Un sentiment d’immense perte.
Je laisse monter les images.
Et je me rends compte que c’est une question que je m’adresse :
Tu te rends compte ?
Es-tu capable, de te rendre compte ?
De la perte, du gaspillage effroyable – à tous égards – que représente la guerre lancée par le Gnome Sanglant ?!
Tout un pan de notre civilisation cherchait à sortir du sillage de l’effroyable 20e siècle.
Et il a fallu qu’un petit fonctionnaire fielleux se prenant pour un empereur décide de plutôt lancer un ouragan de sang.
Tu devrais en faire une pièce.
Imagine.
Un homme-rat, qui court sur des registres, en poussant des petits cris perçants.
« Tuez-les, tuez-les ! »
Aucun autre texte n’est dit, jamais.
Rien que « Tuez-les, tuez-les ! », pendant 60 ou 90 minutes. Tandis que sur les murs sont projetées les images de ce que ses serviteurs réalisent en son nom : villes rasées, écoles qui flambent, hommes pendus dans leur salon, cadavres à pleines rues, hôpitaux et églises en ruines.
« Tuez-les, tuez-les ! »
Tu sais bien que je n’écrirai jamais rien de tel.
Les pièces que je fais, je les réserve à ce que j’aime, à ce qui me fait battre le cœur.
Le reste, s’il faut vraiment que j’en parle, que j’y réfléchisse, ce sont les essais qui s’en chargent.
Et sur un sujet pareil, je n’envisagerais jamais un essai. Il ne pourrait être qu’une collection de lieux communs.
Qu’à cela ne tienne, c’est toi décide.
Mais ne considère pas tout de suite ta réponse comme définitive.
Laisse courir.
Tu pourrais être étonné.
D’ac.
.
.
.
.
.
.