« Le jeune moine »

Le jeune moine

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René-Daniel Dubois ‒ mars 2022
Réflexions au sujet d’une rencontre littéraire… et d’une guerre à venir

 

 

Sur la route de Kyoto, Kyoto, Osaka

Un jeune moine marchait, marchait, ne marchait pas

 


 

J’ai évoqué, dans un texte écrit il y a longtemps, le dîner d’État au Kremlin auquel j’ai participé en 2003 à l’occasion de la visite en Russie de la Gouverneure générale Adrienne Clarkson.

Mais bien d’autres événements, au cours de cette visite, se sont profondément marqués en moi.

Il y en a un dont le souvenir me revient souvent, avec une acuité toute particulière, ces temps-ci, en pleine Guerre d’Ukraine.

*

Ce second événement, il a eu lieu le lendemain du dîner d’État, toujours à Moscou.

Ce soir-là, au Centre Meyerhold, avait lieu une discussion entre écrivains russes et canadiens.

Le thème : « L’identité trouve-t-elle sa forme grâce à la littérature ? »

Durant deux heures, 10 écrivains, 5 de chacun des 2 pays, devaient débattre.

*

Pourquoi ressortir ce souvenir aujourd’hui ?

Parce qu’au cours de ces presque vingt ans, j’ai souvent pensé l’écrire, mais sans jamais m’y résoudre.

Parce que la guerre actuelle me remue profondément

Et parce que j’ai un regret.

Le regret de ne pas voir dit quelque chose, ce soir-là.

Alors que j’aurais dû.

Je l’ai presque dit.

Mais pas tout à fait.

Et ça me travaille.

*

D’abord, préciser que « regret » est un des deux mots apparentés que j’ai depuis fort longtemps bannis de mon vocabulaire. L’autre, c’est « fierté ». J’entends ou lis chaque jour des gens affirmer qu’ils sont fiers de ceci ou de cela, ou alors qu’ils regrettent avoir ou n’avoir pas fait telle ou telle chose… et dans un cas comme dans l’autre, ce qu’ils tentent d’exprimer m’apparait comme un non-sens caractérisé.

Si j’ai eu le culot ou le courage de poser un geste, je n’y suis pour rien. Le courage, on l’a ou pas ‒ il n’y a là aucun mérite ni aucune honte. On n’a pas à être fier d’être frisé ‒ ou blanc. Symétriquement, si j’avais bel et bien fait ceci ou cela, ou si en définitive je m’étais abstenu de tel ou tel geste… je ne serais pas celui que je suis. Prétendre le regretter relève donc à mes yeux du pur jeu de langage qui tourne à vide.

J’essaie d’éviter.

*

Dans ce cas, pourquoi affirmer que je regrette ne pas avoir dit quelque chose ce soir-là de septembre 2003 ?

Eh bien parce qu’il n’y a qu’un seul type de circonstances où pour moi le mot a un sens.

Cela n’en a pas de dire « J’aurais dû » et de s’arrêter là.

Mais cela en a de dire « J’aurais dû… alors je me reprends aujourd’hui »… et de passer à l’acte.

*

Il y a quelque chose que j’aurais dû dire, ce soir-là de septembre 2003. Mais que je n’ai pas dit. Ou à peine.

Qu’à cela ne tienne, je me reprends aujourd’hui.

 

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Mettons la table.

Ce n’est pas pour rien que, dans mon texte sur le dîner d’État, j’insiste autant sur les questions que dès mon enfance je me suis posées au sujet du déferlement du nazisme en Allemagne.

Comment ? Comment la patrie de l’Hymne à la Joie se transforme-t-elle en quelques années en celle d’Auschwitz, d’Oradour, de Lidice, de Dresde en ruines fumantes ?

Cette question-là, et la ribambelle de celles qui découlent d’elle, m’a suivi depuis l’âge de 5 ou 6 ans.

Même à un continent et un océan de distance, j’ai grandi, culturellement, dans les ruines de l’Allemagne d’avant 39. En découvrant Goethe ‒ Herman Hesse ‒ Thomas Mann.

*

Mais, toutes ces mêmes années, il n’y avait pas que l’Allemagne à susciter mon admiration.

Il y avait aussi…

Ivan Aivazovski – Le Déluge – 1864

… la Russie.

Il y avait la splendide IXième de Beethoven, bien sûr… mais il n’y en avait pas moins Tchaïkovski !

Même dans les ruines où j’ai passé mon enfance, mon père avait pris grand soin de s’attarder à m’expliquer comment l’écouter.

Et elle, la Russie des compositeurs, des écrivains, durant mon adolescence, semblait aussi lointaine que l’Allemagne disparue d’avant Hitler, aussi inatteignable, enfermée comme elle était derrière son Rideau de fer.

*

Tout ça pour dire qu’à l’effondrement de l’Union soviétique, j’ai commencé à sentir pointer en moi un espoir fou :

Après avoir longtemps contemplé le souvenir de la Russie et de l’Allemagne disparues… j’allais peut-être avoir la chance inouïe de voir au cours de mon existence renaître en Russie une culture libérée de la chappe de plomb qui, de despotes en tyrans, a pesé sur elle depuis des siècles.

Ilya Répine – Ivan le Terrible et son fils, le 16 novembre 1581 – 1885

*

C’est bien pourquoi j’étais aussi enthousiaste lorsque m’est parvenue l’invitation à faire partie de la délégation de 2003.

Tout du long des année 1990, j’avais constamment eu le désir de partir là-bas. Ah ! Le trajet du transsibérien !

Combien de fois, ces années-là, n’avais-je pas été sur le point de prendre ma réservation ‒ mais chaque fois le projet avait dû être remis. Nouvelle pièce à écrire. Nouvelle tournée ici. Nouvelle tournée là. Nouvelle mise en scène.

Et les années filaient.

*

En débarquant à Moscou, devant le défilé de la garde noire, à l’aéroport Vnukovo…

… et à nouveau lors des discours protocolaires de la Salle Saint-Georges du Kremlin…

… j’avais l’impression d’être en train de tourner une page du livre de mes rêves : voir un pays dont les artistes m’ont inspiré tant de rêves et d’aspirations sortir enfin de l’enfer des armes omniprésentes, et avoir droit à la liberté.

*

C’est sans doute pourquoi j’ai si rapidement compris que non… l’ère des despotes n’était pas révolue.

Dès la première journée suivant notre arrivée, avant même le dîner d’État, la rencontre sur le thème de « La coexistence de la langue officielle et des autres » allait donner le ton : la Russie se préparait à bannir de la place publique l’argot venu des langues étrangères. Il fallait « faire le ménage ».

 

Je me souviens de mes réflexions, durant le débat officiel et après ‒ entre membres de la délégation. Je ne sais plus qui lança la phrase qui me fit l’effet d’une gifle : « Les régimes autoritaires commencent toujours par prendre le contrôle du langage ». Je commençais à comprendre qu’en Russie le despotisme ne se préparait à disparaitre, oh non.

Il se préparait à muter.

*

C’est pour cela qu’il me sembla si important, qu’il me sembla essentiel, de tenir tête à Porte-Parole, le soir-même, durant le diner du Kremlin : je ne voulais pas avoir reculé ou être resté muet devant le mépris d’une vestale de la puissance.

*

Mais ne pas avoir reculé ne me suffisait pas. Loin de là.

Je devais aussi dire.

Et je savais quoi. Très précisément.

Il y a parmi les pages que j’ai écrites un texte qui me tient particulièrement à cœur. C’est sans doute celui où j’en le plus révélé sur mon propre compte. Il s’intitule « Kyoto » ‒ et il parle du refus du combat.

Vous vous souvenez, je l’ai précisé dans mon récit du souper ‒ dans le passage où je narre le fantasme que j’avais de ce qu’aurait pu être la rencontre avec Porte-Parole s’il n’avait pas été aussi entêté :

Je lui ai raconté « Kyoto », aussi. Je l’ai tenu, mon serment : je le lui ai raconté. Exactement comme je me l’étais promis en l’écrivant.

« Exactement comme je me l’étais promis en l’écrivant. » Eh oui.

Parce que le souvenir est toujours resté là, limpide dans mon esprit : l’après-midi d’été du début des année 80 où « Kyoto » a surgi d’un seul jet, quand je l’ai eu fini et l’ai relu, en larmes, une pensée hurlait en moi : « Je rêve… je rêve… je rêve… d’un jour le lire à Moscou ! De pouvoir crier : La Guerre du Cerisier est terminée ! »

C’est pour cela, que j’en avais mis le texte dans ma valise avant de partir pour Moscou.

*

Bien entendu, le soir de la rencontre dont je parle ici, l’occasion ne se prêtait absolument pas à ce que j’en fasse lecture.

Si chacun des 10 auteurs avait dû y aller d’un extrait de son œuvre, nous en aurions eu pour trois jours.

Mais avant d’entrer dans la salle, je me dis « Relis-le, et encore, et encore… imprègne-toi de le lui »… et tu verras bien.

*

La rencontre commença.

Presque tout de suite, un des auteurs russes se lança à l’attaque : « Le premier McDonald à avoir ouvert ses portes en Russie appartenait à un Canadien. Je n’ai rien à vous dire ‒ retournez chez vous ! »

Un peu plus tard, ça allait continuer : attaques contre Yann Martel, contre Michael Ondaatje à cause de leur « acoquinement » avec les Américains… et allez donc.

C’est pendant qu’un des vieux staliniens reprochait à Michael d’avoir laissé The English Patient être produit aux USA, je crois, que ma décision se prit.

J’étais en furie.

En deux jours à peine, avoir eu à subir d’abord un débat sur l’épuration de la langue, ensuite avoir entendu Poutine se péter les bretelles en parlant de « Mon prédécesseur le tsar Alexandre », puis être passé à travers le duel à la vodka imposé par Porte-Parole, et à présent… ça ?! C’était trop!  C’était beaucoup trop !

Comme j’allais il y a quelques années le synthétiser dans le texte où j’ai pour la première fois fait référence à ce moment :

Quand tout un pan de la culture qui règne dans les élites d’un pays est rendue à ce niveau-là de courtoisie et d’ouverture sur le monde, le seul conseil que j’ai à vous donner, c’est : « Ne faites pas comme si quoi que ce soit serait impossible en termes de coups-bas. »

À présent, il n’y avait plus de doute. La soi-disant extinction de la race des despotes russes relevait de la fiction.

*

L’ambassadeur nous avait pourtant bien prévenus, dès notre arrivée à l’hôtel : « Dans vos interventions avec les Russes, pas de condescendance, je vous en prie ! »

Eh bien tant pis.

*

J’enfilai les uns par-dessus les autres autant de paires de gants blancs que je le pus.

Et je me lançai.

Vous savez, pendant les longues années où vous avez été retenus derrière le Rideau de fer, beaucoup de choses se sont passées, là dehors. Beaucoup de belles choses. Mais aussi des phénomènes dont certains étaient fort regrettables.

Laissez-moi vous parler de l’un d’entre eux, et avoir l’arrogance de vous mettre en garde à l’égard des dangers qu’il comporte.

Je le connais bien, je l’ai beaucoup étudié.

Dans la société d’où je viens, il règne et cause bien des ravages.

Il s’appelle… le nationalisme.

*

Je ne me souviens pas en détails de tout ce que j’ai dit.

En fait, je ne me souviens même que de deux choses.

La première, double, c’est la réaction. D’abord je vois les autres Canadiens redresser un peu les épaules, juste un peu trop, comme quand, au beau milieu du bal de Cendrillon, débarque le cousin de la campagne, avec ses Kodiak pleins de boue : je fais honte à la famille. Mais je suis bien décidé à aller jusqu’au bout de ma pensée : après le souper de la veille… il faudrait bien davantage que des regards flamboyants de colère mais bien élevés comme pas deux pour me faire reculer. Ensuite, je me souviens des regards sur moi des Russes ‒ qui doivent pour la plupart être en train de me choisir en esprit une cellule sur mesure où passer de longues années. « Ah, si seulement… »

Deuxième chose. Le lendemain matin. Je petit déjeune à la salle à manger de l’hôtel. Tout à coup, entre l’un des chargés de la traduction simultanée. Il m’aperçoit aussi. Me salue d’un petit signe de tête. Il s’approche. Me demande s’il peut se joindre à moi. « Mais bien entendu. » Il prend place. Temps. Puis il dit « Merci ! » Je l’interroge du regard : « Merci… pourquoi ? » « Pour ce que vous avez dit hier soir. » Et il se lance. Oh, ça ne doit pas être très long. Deux minutes, peut-être ? Mais il m’explique que j’ai mis le doigt directement sur le bobo. Et que ni lui ni ses collègues ne s’attendaient à ça. Je suis un peu effaré. Il me demande : « Vous n’avez pas entendu ? » Je fais signe que non : « Entendu quoi ? » Il m’explique qu’à certains moments, pendant ma sortie, ses collègues et lui ont tous et toutes fermé leurs micros pour que nous ne les entendions pas hurler de rire et applaudir, dans leur cabine. Voilà, c’est tout. Il voulait simplement dire ça : « Merci ! »

*

C’était il y a vingt ans.

Et la guerre était déjà là… qui battait déjà son plein en Tchétchénie. Et puis qui allait avancer vers la Géorgie. Puis la Syrie. Avant de fondre sur l’Ukraine.

*

Il y a des moines qui cherchent la lune dans les rivières.

Et il y a en a d’autres qui la cachent dans des poèmes.

*

Voilà, c’est tout.

J’avais juste envie de réciter une petite prière, toute simple.

Pour qu’après la guerre actuelle, les Russes et leurs voisins aient enfin droit à la paix et à la sérénité.

Après tant de siècles de despotisme.

*

Alors quelle était-elle, cette chose que j’ai presque dite mais pas tout à fait ?

Elle était celle-ci :

Le nationalisme arrogant n’est soluble que dans un seul bain.

Et il est de sang.

 


 

 


Note:

L’extrait vidéo est tiré de Un sur mille, documentaire de Jean-Claude Coulbois, 2005.

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4 commentaires sur “« Le jeune moine »

  1. toujours aussi pertinent, toujours aussi étonnant, toujours aussi clairvoyant….cher René-Daniel, décidément…t’es irremplaçable.
    Un petit regret: que le conte du moine n’est pas été mis en musique dans le spectacle « ne blâmez jamais les bédouins. J’aurais adoré le chanter.

    1. Oh, grand merci pour ton mot, chère Pauline. – En ce qui a trait à chanter « Kyoto »… sait-on jamais ? Peut-être que ça pourrait faire un chant « à part » de l’opéra ? Ce serait formidable. xxx

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